La douleur, ce compagnon de route

Les athlètes de haut niveau ont toujours mal quelque part. S’ils l’occultent aussi bien, c’est que, dans la tête, ils ne sont pas faits comme tout le monde.
Simone Biles se faisant soigner durant les Jeux de Paris.
Simone Biles se faisant soigner durant les Jeux de Paris. (Crédits : © LTD / Hannah McKay/Reuters)

À bientôt 30 ans, Sofiane Oumiha a un « doudou ». C'est lui qui le confesse et il en sourit. L'image du boxeur français, assuré d'une médaille en 63,5 kilos (demi-finale aujourd'hui contre le Canadien Wyatt Sanford), en train de s'assoupir sur son lit en carton au village olympique avec une peluche lovée entre ses bras musclés est mignonne, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le médaillé d'argent poids légers à Rio en 2016 évoque plutôt une amie invisible : la douleur. Pas celle de l'effort ni celle qui escorte tout de suite la blessure, mais celle qui accompagne son quotidien. Le jour, la nuit. Au petit déjeuner. Devant la télé. Sous son casque. Dans ses gants. Celle dont on ne parle jamais tellement elle est là, si présente qu'on l'oublie. « Limite je ne suis pas bien si je n'en ai pas avant d'entrer en compétition, s'amuse-t-il. On a toujours des petits pépins physiques, ça fait partie de la vie d'un sportif de haut niveau. »

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Il n'y a pas un jour où le tennisman Corentin Moutet, 25 ans, se lève sans douleur, « et ce n'est jamais vraiment la même ». Cela peut être des courbatures « très poussées » de la veille, un mal qui se déclenche d'un coup, une blessure avec laquelle il doit composer, ce qui lui est « souvent arrivé ces cinq dernières années ». Il l'a banalisée. S'est construit dans cette souffrance. A appris jusqu'à quel point résister. Tous les athlètes le disent avec leurs mots : c'est le jeu quand on aspire à vivre de son sport et à viser les sommets. Il y a aussi un prix à payer après. L'ancien numéro 6 mondial de tennis Henri Leconte a vécu avec « une douleur constante du premier jour d'entraînement au dernier » de sa carrière. Avec trois hernies discales dont il a été opéré. « Et quand on arrête, poursuit-il, il y a des résidus. Des blessures qui reviennent. »

Prévention musculaire et antalgiques

La gymnaste Marine Boyer n'a que 24 ans et, dans sa discipline, c'est déjà un âge avancé. « Plus on grandit, plus les douleurs sont là H24, confie celle qui a vécu des troisièmes JO épouvantables, avec une chute à l'entraînement qui a perturbé l'équipe de France, sortie avant les finales. Il m'est arrivé que dormir, m'allonger, m'asseoir me fassent mal au dos. Et je devais concourir le lendemain. » La boxeuse Estelle Mossely a passé la barre de la trentaine. Ces douleurs, elle aussi en a, et beaucoup plus qu'à l'époque des JO de Rio, quand elle avait conquis le titre olympique. « Il ne faut pas se dire que c'est normal, que c'est une fatalité parce que je prends de l'âge et que je m'use, expliquait-elle avant d'être éliminée dès son entrée en lice à Paris. J'essaie toujours de trouver des solutions. Il y a plein d'options, le milieu médical évolue tellement. »

Sofiane Oumiha

Sofiane Oumiha contre Yuri Falcão, le 7 juin. (Crédits : © LTD / ABDULLAH FIRAS/ABACA)

Elle consulte régulièrement un kiné et un ostéo. Aujourd'hui, la prévention musculaire a pris le relais sur la prise d'antalgiques ; depuis le début de l'année, le tramadol, puissant antidouleur, est placé sur la liste des produits interdits par l'Agence mondiale antidopage. Médecin de l'équipe de France féminine de handball, Cindy Conort se souvient qu'à son arrivée, il y a sept ans, les joueuses « n'arrivaient plus à descendre les escaliers » en fin de compétition alors que lors du dernier Mondial elles « pouvaient marcher le matin ». Tous les quinze jours, les Bleues remplissent un questionnaire à distance et listent les médicaments et compléments alimentaires qu'elles prennent. « C'est obligatoire en cas de contrôle antidopage, précise Cindy Conort. Au quotidien comme en compétition, le médicament n'est jamais la priorité. Avant les anti-inflammatoires ou le paracétamol, on met autre chose en place. » Le bain froid est ainsi obligatoire dix minutes après chaque match.

Il m'est arrivé que dormir et m'allonger me fassent mal au dos. Et je devais concourir le lendemain

La gymnaste Marine Boyer

Mais elle constate que les sportifs de haut niveau qu'elle côtoie « vivent avec des douleurs » qu'elle n'a pas à 40 ans. « Certaines sont rouillées le matin », note-t-elle. Lors des Mondiaux de gymnastique à Liverpool il y a deux ans, Marine Boyer avait trois ou quatre séances de kiné par jour mais, au matin de la finale de la poutre, impossible de se lever. « Je me suis conditionnée, j'ai fait en sorte que tout aille bien », rembobine-t-elle. Elle terminera quatrième. Tous le répètent, et c'est prouvé scientifiquement : tout se passe dans la tête. Avec ce juste milieu à trouver que résume la gymnaste : « Il ne faut pas trop écouter son corps, mais assez pour ne pas se blesser. »

Le neuropsychologue Mathias Pessiglione, de l'Institut du cerveau, a ainsi mis en équation le coût et le bénéfice de l'effort en étudiant des patients en déficit de motivation. « À l'opposé, le champion, lui, veut sa médaille, prolonge Amandine Aftalion, chercheuse au CNRS et autrice de Pourquoi est-on penché dans les virages ? Le sport expliqué par les sciences en 40 questions. La motivation fait que la pénibilité de la douleur est amoindrie. » Ce que Corentin Moutet formalise avec ses mots : « Quand ils ont mal, certains de mes potes le prennent comme quelque chose de négatif. Mais nous, on est obligés d'aller dans la douleur, sinon les muscles ne grossissent pas, l'endurance ne progresse pas. On est sans cesse sur un fil, en essayant d'écouter notre corps pour le pousser, sans le casser. C'est un compagnon, un ami qui nous veut à la fois du bien et du mal. »

Un trail homme contre cheval

Opéré du poignet en janvier 2023 après une fracture à l'Open d'Australie, le tennisman a passé plus d'un an à n'utiliser que sa main gauche pour maintenir l'espoir d'une qualification aux JO - il a été éliminé en 8e de finale. À force, il s'est fait mal à l'autre. Mais il a aussi appris sur lui-même. « Parfois, les ambitions sont plus grandes que les obstacles », résume-t-il. Il y a quelques années, l'Américain Daniel Lieberman, professeur de biologie humaine évolutive à l'université Harvard, avait couru un trail contre des chevaux, un des rares mammifères transpirant comme l'homme. Il avait gagné. Pas parce qu'il avait des aptitudes supérieures, loin de là, mais parce qu'il l'avait décidé. Décidé d'oublier l'effort extrême pour se concentrer sur son objectif.

Par sa nature, la boxe met le corps à rude épreuve. D'autant que, pour respecter les catégories de poids, les athlètes s'infligent des restrictions d'eau et d'aliments. Après dix-sept ans en équipe de France, Soufiane Oumiha l'admet : il n'est jamais à 100 % de ses capacités même quand il le claironne. « Je peux dire que je suis en forme alors que j'ai mal partout, souligne-t-il. Mais ça ne me freine pas car c'est mental. Je me nourris de cette douleur. Inconsciemment, elle me renforce. » Elle donne du plaisir, même, à écouter Henri Leconte : « On l'accepte et on va au-delà, c'est pour ça que l'on sécrète de l'endorphine. Lorsqu'on y parvient, on passe le cap au-dessus et on sait que ça va être fantastique. C'est encore plus fort au retour de blessure : on est tellement euphorique que les émotions passent au premier plan. »

Notre corps est un ami qui nous veut à la fois du bien et du mal

Le tennisman Corentin Moutet

Reste que le seuil de tolérance à la douleur n'est pas le même pour tous. « Il est globalement élevé mais très hétérogène », note la docteure Cindy Conort, qui pointe une forme de tabou chez certaines de ses handballeuses, qui « serrent les dents plutôt que d'en parler car, à leurs yeux, c'est risquer de sortir de l'équipe ». Ou de montrer une faiblesse. D'autant que le regard extérieur, celui du public ou des médias, occulte ce facteur douleur. « On n'en parle pas donc les gens ne le savent pas, pose la gymnaste Mélanie de Jesus dos Santos, qui souffre du genou sur les tapis comme dans son quotidien. Et on ne le montre pas non plus parce qu'on essaie de se fondre dans la masse. » Surtout dans un sport à risque fondé sur la notation, donc le jugement, où il est facile de perdre un dixième de point pour un bras de travers.

La 11e du concours général individuel à Tokyo en 2021 évoque une « angoisse » toujours présente. « Ce n'est pas agréable mais c'est notre vie », évacue-t-elle. Plus que le pépin en lui-même, c'est le fait d'avoir mal à répétition qui pèse sur le mental. « Et cette douleur psychologique, estime Estelle Mossely, est bien plus problématique que la douleur physique. » On en revient à la tête.

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Commentaires 4
à écrit le 06/08/2024 à 5:07
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Et ces meme douleurs qui se decuplent aux vieux jours, parlons en. J'ai connu un ancien coureur a bicyclette qui devait se shooter regulierement pour estomper provisoirement ses crampes incessantes. Le bonheur...

à écrit le 05/08/2024 à 16:52
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Comme pour les champions du Tour de France, il doit bien rester quelque potion magique au fond des tiroirs.

à écrit le 04/08/2024 à 10:12
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J.O. 2024 ? Ne manquez pas de lire "Oxymore" de Jean Tuan chez C.L.C. Éditions. L'auteur observateur attentif de la Chine, le pays de son père, nous dévoile comment la Chine utilise tous les moyens pour que ses athlètes triomphent au niveau mondial....

à écrit le 04/08/2024 à 8:23
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Si nos politiciens, nos financiers et nos médias souffraient rien qu'un peu plus ils s'en prendraient beaucoup moins aux français. La douleur est essentielle partout et qu'elle manque dans le milieu oligarchique tacitement dirigeant est un réel et pr...

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