Comme par réflexe, il se saisit du livret disposé devant lui sur la table, qu'il préside à l'Élysée, le samedi 8 juin, à l'occasion du dîner d'État organisé en l'honneur de la venue de Joe Biden. Gabriel Attal y parcourt la liste des chansons américaines interprétées par la Garde républicaine durant la soirée. L'une d'elles retient son attention : I Will Survive de Gloria Gaynor. « Celle-là a été choisie pour le Premier ministre », lance-t-il à la cantonade, afin de faire rire ses voisins.
Quinze jours plus tard, pour lui, il ne s'agit plus seulement d'une ritournelle sur laquelle tout le monde s'est déhanché. Vendredi matin, Gabriel Attal arpente l'avenue de Saint-Julien au cœur du quartier Saint-Barnabé, à Marseille. Il est venu s'afficher avec Sabrina Agresti-Roubache. La secrétaire d'État à la Ville est candidate aux législatives dans la 1re circonscription des Bouches-du-Rhône, qu'elle avait conquise d'un cheveu en 2022. À ses côtés, le chef du gouvernement fait la tournée des commerçants. Il multiplie les selfies, n'oubliant jamais de distribuer en échange un tract de la candidate. « Vous avez des oignons ? C'est pour Jordan Bardella », demande-t-il à un primeur.
La séquence en boucle
Sur TF1, il y a deux jours, c'est à ce légume qu'il a comparé le projet de celui-ci. « Jordan Bardella recule chaque jour sur une mesure sur le pouvoir d'achat, a-t-il ironisé. Son programme, c'est un oignon. Chaque jour, il se pèle et à la fin il n'y a plus que ses yeux pour pleurer parce que ce n'est pas sérieux, pas crédible. » Quelques minutes après, il est devant le centre commercial. Quarante-huit heures plus tôt, Raphaël Glucksmann était au même endroit. Sa venue s'était mal passée. Des électeurs qui avaient voté pour lui aux élections européennes lui avaient témoigné leur mécontentement après son ralliement au Nouveau Front populaire. Par la suite, la séquence a circulé en boucle. « À cause de LFI, la gauche est en train de passer de "J'accuse" au banc des accusés », sermonne Gabriel Attal à Marseille. Tout à l'heure, il sera à Aix-en-Provence puis Avignon. Il répétera les mêmes gestes, les mêmes attaques. Tout s'enchaîne à cent à l'heure. Le voilà dos au mur, chef d'une campagne qu'il n'a pas souhaitée. Dans deux semaines, celle-ci sera déjà finie. Y survivra-t-il ?
Jeudi matin, à Alençon dans l'Orne. © LTD / Eliot Blondet/ABACA pour La Tribune Dimanche
« Je sens partout une volonté de sursaut », veut croire à l'issue de sa journée le locataire de Matignon. En fin de matinée, Lionel Royer-Perreaut, le député Renaissance sortant en lice dans la 6e circonscription des Bouches-du-Rhône, lui a dit percevoir un changement d'ambiance, depuis deux ou trois jours. Il partage la même impression. La sidération qui a saisi la majorité présidentielle après l'annonce de la dissolution par le chef de l'État, au soir des élections européennes, est passée. Sur le terrain, les candidats de la majorité présidentielle sont repartis au combat et ne sont pas si mal accueillis sur les marchés. Lui-même fait très rarement l'objet d'agressivité. Après une première semaine, où le camp macroniste avait quasiment disparu, il a le sentiment d'être parvenu à instaurer l'idée que c'était un match entre « trois blocs » qui se jouait. Globalement l'ambiance n'est plus celle, atone, de la campagne européenne, qui s'est terminée avec 14,6% pour la liste Renaissance-MoDem-Horizons. Cette fois, le Premier ministre perçoit une mobilisation tout autre des militants.
Le président a évidemment compris qu'il y aura dans tous les cas de figure un avant et un après cette dissolution
La veille, à Alençon, où il est venu soutenir Patricia Chapelotte, candidate dans la première circonscription de l'Orne face à une députée sortante socialiste, il est devant une vingtaine d'entre eux. « Si c'est l'extrême gauche qui est face à l'extrême droite, c'est l'extrême droite qui gagnera. Il faut faire passer le message que c'est nous le barrage », assène-t-il, frappé par le nombre de messages qu'il reçoit en privé de connaissances lui assurant que, en cas de duel entre le Nouveau Front populaire et le RN, ils voteront pour ce dernier. Dans cette bataille, alors que dans les sondages tout semble perdu, c'est le premier argument qu'il veut faire passer.
Stratégiquement, Gabriel Attal espère de cette manière installer une mécanique de vote utile. Celle-ci est vitale pour que les candidats de la majorité passent le premier tour et ne se retrouvent pas, dans les nombreuses triangulaires qui s'annoncent, à la troisième place, car celui qui l'occupera subira la pression pour se retirer et empêcher la victoire du Rassemblement national. Pour cela, le Premier ministre entend aller chercher les électeurs de la gauche modérée, qui n'acceptent pas l'alliance avec LFI. « Vous croyez voter Léon Blum, vous vous retrouvez avec Raphaël Arnault », déclare- t-il devant micros et caméras à Avignon, après sa passe d'armes avec le candidat LFI, fiché S, en course là-bas. À Aix, il s'émeut qu'il existe dorénavant « 50 nuances d'antisémitisme ». « Je rencontre partout des gens qui ne veulent pas des extrêmes », confie-t-il.
Vendredi à Aix-en-Provence dans les Bouches-du-Rhône. LTD / Eliot Blondet/ABACA pour La Tribune Dimanche
Cette semaine, il discutera avec les chefs des partis de la majorité de la ligne à adopter au soir du premier tour, en vue du second, et comment régler la question des désistements. Aujourd'hui, cette campagne est devenue complètement la sienne. Au siège de Renaissance, Maxime Cordier, son conseiller spécial, a pris le contrôle des opérations, alors que rien n'avait été préparé. Les candidats se sont vu proposer tracts et affiches avec son portrait. Lui se démultiplie chaque jour sur le terrain et les plateaux radio et télé. Mardi, il débattra face à Jordan Bardella et Manuel Bompard au nom du Nouveau Front populaire sur TF1. Jeudi, il répétera l'exercice sur France 2 avec, cette fois, Olivier Faure pour représenter la coalition de gauche. Le Premier ministre a bien l'intention, à chaque fois, de tenter de faire prendre conscience aux Français des conséquences de l'application du programme de ses adversaires s'ils l'emportaient.
Jeudi, lors d'une conférence de presse, il a déjà dénoncé les 500 000 emplois qui seraient supprimés en raison de la hausse à 1 600 euros du smic proposée par le Nouveau Front populaire ou l'augmentation des marges des distributeurs plutôt que la baisse des prix pour les consommateurs, qui serait provoquée par la réduction à 5,5% de la TVA sur l'énergie, promise par le RN. Alors que Jordan Bardella fait la course en tête, il ne pense en rien celui-ci préparé à l'exercice du pouvoir. « Quand j'ai su que j'allais devenir Premier ministre, je n'ai pas dormi pendant des nuits. Et pourtant j'avais enchaîné quatre portefeuilles ministériels en cinq ans. Lui n'a aucune expérience ministérielle ou de gestion d'une quelconque administration. Les RN ne sont pas prêts, considère-t-il. Quand j'étais ministre des Comptes publics, j'ai constaté à l'Assemblée à quel point ils ne se rendaient pas compte de ce qu'ils défendaient. »
Vendredi à Aix-en-Provence dans les Bouches-du-Rhône. © LTD / Eliot Blondet/ABACA pour La Tribune Dimanche
Cette mise en avant ne lui vaut pas que des amis. « Il a fait un projet tout seul, des investitures tout seul. Il monte sa boîte », fait remarquer un ministre. Pour Gabriel Attal, lui-même candidat à sa réélection dans les Hauts-de-Seine, cette campagne est aussi un affranchissement. « Le 9 janvier dernier, le président de la République m'a nommé Premier ministre. Le 30 juin, j'aimerais que les Français me choisissent », a-t-il conclu mercredi, au 20 Heures de TF1. La formule n'est pas passée inaperçue. Elle était destinée aux Français, autant qu'au locataire de l'Élysée. « Même ceux qui reprochent beaucoup de choses au président lui reconnaissent une grande intelligence. Il a évidemment compris qu'il y aura dans tous les cas de figure un avant et un après cette dissolution. Je mène cette campagne à ma main. Cela m'investira d'un nouveau rapport avec les Français », affirme-t-il auprès de La Tribune Dimanche.
Entre Emmanuel Macron et lui, tout a désormais changé. Dès l'annonce choc de ces législatives anticipées, Gabriel Attal ne l'a pas caché : il a été stupéfait par le choix fait par le président. Jamais celui-ci n'avait évoqué devant lui une telle hypothèse, qui allait ainsi lui couper les ailes. Lorsque le 3 mai, trois des plus proches du chef de l'État, Jonathan Guémas, son conseiller en communication, Clément Léonarduzzi, son prédécesseur à ce poste, et Bruno Roger-Petit, le conseiller mémoire, viennent déjeuner avec lui à Matignon, ils ne lui en parlent aucunement. Le 8 juin, lors du dîner en l'honneur de Joe Biden, il discute encore avec ce dernier. Le Premier ministre lui demande si le lendemain, au soir des européennes, il doit, selon lui, prendre la parole et quel message tenir. À travers la réponse de Bruno Roger-Petit, Gabriel Attal apprend alors que le chef de l'État a décidé de s'exprimer lui-même le lendemain. Il ne sait en revanche pas ce qu'il va dire. Plus tard, reconstituant le film, il comprendra que la dissolution a été décidée, contrairement à la version officielle, bien avant l'annonce des résultats des européennes. Rétrospectivement, aurait-il pu la voir venir ?
Vendredi matin à Marseille. © LTD / Eliot Blondet/ABACA pour La Tribune Dimanche
Initialement au début de juillet, il aurait dû être en voyage au Maroc. La perspective lui plaisait : à Matignon, il s'était découvert un vif intérêt pour les questions diplomatiques. En prévision de cet automne, de l'examen des textes budgétaires et des menaces de motion de censure qui planaient déjà, il avait trouvé un stratagème lui permettant recourir une seule et unique fois au 49.3. Le défi l'excitait. Au final tout cela a été balayé. « Je suis un pragmatique. Je regarde devant. Une décision est prise, elle est prise, argue-t-il. J'essaye de regarder ce qu'elle implique. La clarification du paysage politique, elle est là. Et on sort d'une situation où le RN prospérait sur une image d'impuissance publique alimentée par l'absence de majorité absolue qui empêchait de prendre des décisions franches. » Pour lui, la loi immigration, en janvier, en a été la parfaite illustration. Rendue illisible par le désordre dans lequel elle a été adoptée, quel impact a-t-elle eu au final sur l'opinion ?
Vendredi, à Marseille, le Premier ministre a tenu un point presse avec Renaud Muselier. « Moi qui suis le vieux de la vieille dans cette histoire, j'ai été dissous par le président Chirac en 1997. Dans ces moments-là, il ne faut pas se poser de questions et être fier de ce qu'on fait, c'est comme cela que l'on tient », déclare à ses côtés le patron de la région PACA. À l'époque, celui-ci avait été réélu dans une triangulaire. Gabriel Attal avait lui alors 8 ans. Aujourd'hui, il en a 35, et quoi qu'il se passe d'ici deux semaines, il ne compte pas s'arrêter là.