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« Bonne chance avec eux ! » (David Goodhart, essayiste et politologue britannique)

ENTRETIEN EXCLUSIF - L’auteur du best-seller « Les Deux Clans – La nouvelle fracture mondiale », qui a permis de comprendre l’élection de Boris Johnson, a accepté de se pencher sur les populistes français.
David Goodhart en 2019
David Goodhart en 2019 (Crédits : © LTD / Olivier DION/LH/opale.photo)

LA TRIBUNE DIMANCHE - Comment comprenez-vous que les Français, qui ont un modèle social généreux et de nombreuses raisons de se sentir relativement mieux lotis que beaucoup d'autres, se lancent dans le populisme ?

DAVID GOODHART - Les gens ne se comparent pas à d'autres pays, ils se comparent à leur passé récent et à la génération de leurs parents, voire de leurs grands-parents. Et il est vrai que pour de nombreuses personnes dans les pays à revenus élevés, y compris la France, le sentiment de progrès, tant économique que social, s'est arrêté. Cela tient au changement de notre culture politique et à la domination du groupe minoritaire que j'ai appelé les « Anywhere » -  incarnés par Emmanuel Macron : les citoyens très éduqués, mobiles, ayant bénéficié de la mondialisation, qui favorisent l'ouverture, l'autonomie individuelle, et sont à l'aise avec le changement permanent et le flux. Les Anywhere ont gouverné dans leur propre intérêt mais ne se voient pas comme une classe, juste comme des gens décents et libéraux. Les «Somewhere», en revanche, la majorité moins bien éduquée, moins mobile, qui n'a pas autant bénéficié de l'économie mondialisée et ressent souvent que le changement est une perte, y compris le changement induit par l'immigration, se sont sentis moins représentés dans la conversation nationale sur les priorités de la France - que ce soit les dépenses publiques, l'immigration, l'environnement. Si l'audience des partis dits populistes a grandi, c'est parce que tous les partis traditionnels ont été dominés par les priorités des Anywhere.

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Est-ce là la leçon que vous avez tirée du Brexit et que vous avez envie de partager avec les Français ?

N'ignorez pas la voix des Somewhere. Sinon ils vous mordront. Cela ne signifie pas que les Somewhere doivent triompher des Anywhere, mais un compromis est nécessaire entre ces deux visions du monde.

Quelles sont les priorités des Somewhere que les Anywhere ont ignorées  ?

Il y en a trois principales. Premièrement : la tendance à ignorer l'opposition populaire à l'immigration à grande échelle et l'obstination à qualifier de racistes ceux qui s'y opposent. Bien sûr, il y a de vrais racistes et la majorité d'entre eux votent probablement pour des partis populistes. Mais la plupart des gens qui votent pour le RN sont ce que j'appellerais des populistes décents. Ils veulent que l'État traite tous les citoyens de manière égale, quelles que soient la couleur de peau ou la religion. Mais ils sont également mal à l'aise avec le changement démographique rapide. Au Royaume-Uni, la population issue des minorités ethniques est passée d'environ 10 % à 25 % au cours des vingt dernières années. En France, si les statistiques ethniques n'étaient pas interdites, vous constateriez une évolution semblable. Deuxièmement, la tendance à brouiller la ligne entre citoyen et non-citoyen. Ce n'est pas de la xénophobie que de croire qu'il faille favoriser les citoyens nationaux. Les Anywhere, parce que souvent ils ne ressentent pas cet attachement émotionnel au pays, n'hésitent pas à brouiller la ligne entre citoyen et non-citoyen, comme dans le cas de la libre circulation dans l'UE ou en accordant des droits complets aux immigrants et réfugiés dès le premier jour. Troisièmement, à la faveur du libéralisme des Anywhere, trop de décisions qui devraient être prises par les parlements nationaux sont maintenant prises ailleurs : par les instances de l'UE. Mais également, au sein des pays, par les institutions qui souvent dirigent le pays au jour le jour - la fonction publique, la justice, les médias - de plus en plus dominées par les Anywhere.

Le parti de Marine Le Pen a abandonné l'idée de Frexit. Quel regard portez-vous sur l'évolution du RN  ?

Le RN, qui a des racines d'extrême droite, est devenu un parti populiste décent : ils n'excluent pas les citoyens nationaux pour des raisons de race ou de religion, ils comptent de nombreux homosexuels et minorités ethniques parmi leurs militants. Ils ne cherchent pas à abolir la démocratie, ils ne sont pas autoritaires ou ne cherchent pas à revenir en arrière sur les libertés libérales concernant le genre ou la sexualité. Marine Le Pen est contre l'islamisme mais pas contre l'islam. Si le RN a abandonné l'idée de Frexit, un gouvernement Bardella est préprogrammé pour un conflit sérieux avec l'UE.

Si le RN a abandonné l'idée de Frexit, un gouvernement Bardella est préprogrammé pour un conflit sérieux avec l'UE

En novembre 2017, Emmanuel Macron était en couverture du Time sous le titre « The next leader of Europe » [Le prochain chef de l'Europe] ?. Avec un astérisque  : « If only he can lead France » [si seulement il pouvait diriger la France]. Comment expliquez-vous qu'il n'y soit pas parvenu ?

Macron est un homme incroyablement impressionnant et très intelligent. Il a redessiné à lui seul la carte politique de la France. Il a déplacé le pays dans une direction un peu plus libérale économiquement mais n'a pas vraiment échappé au problème de faible croissance/faible productivité de l'Europe dans son ensemble. Il change souvent d'avis, sur l'Ukraine notamment, ce qui n'est pas une mauvaise chose. Mais le fait que son image soit celle de l'investisseur bancaire ultime des Anywhere le rend inutilement impopulaire. Sans parler de son caractère impétueux...

Comment l'Angleterre regarde-t-elle la France s'apprêtant à sauter dans le vide ?

La France ne saute pas dans le vide. Voilà plus de vingt ans que des populistes figurent au sein des gouvernements de différents pays européens. Et plus récemment, nous avons eu des populistes dirigeant effectivement des gouvernements, Georgia Meloni en Italie et maintenant probablement - Geert Wilders aux Pays-Bas. L'expérience du gouvernement les a domestiqués et les a rendus plus responsables. Je ne vois pas pourquoi le RN serait différent. Ils voudront être réélus.

Aujourd'hui, c'est jour d'élections chez nous ; avez-vous envie de dire aux Français : ne faites pas comme nous ?

Pas du tout ! J'ai voté contre le Brexit mais le Brexit n'a pas été le désastre dont vous entendez parler. S'il n'est pas populaire, c'est parce que le gouvernement conservateur impopulaire y est associé. Il est beaucoup trop tôt pour dire si ce sera un succès ou non. La dislocation économique est bien moindre que prévu. La croissance du PIB depuis le Brexit a été comparable à celle des autres pays de l'UE. Nous continuons à attirer plus d'investissements directs étrangers que les autres Européens, et les modèles commerciaux ont été similaires à ceux d'avant le Brexit. Le vote sur le Brexit était une sorte de vote de protestation mais il a réveillé la classe politique des Anywhere aux intérêts des Somewhere. Les conservateurs avaient un plan pour « rééquilibrer » les zones laissées-pour-compte, et les travaillistes ont dû prêter attention aux électeurs de la classe ouvrière dont ils s'étaient éloignés.

Peut-on considérer que le modèle républicain universaliste français a retardé l'entrée de la France dans le populisme ?

Quel retard ? En 2002 déjà, près de 20 % des électeurs français soutenaient une figure d'extrême droite beaucoup plus radicale, Jean-Marie Le Pen. Le soutien au parti lepéniste a grossi à mesure qu'il est devenu plus modéré et traditionnel. Bonne chance avec eux !

Commentaires 5
à écrit le 30/06/2024 à 17:10
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Cela me fait penser à la parabole du canadien Thomas Douglas : " Au pays des souris " (1944). Pour "ceuss" qui ne connaissent pas : - https://www.youtube.com/watch?v=T77UyD9EqME

à écrit le 30/06/2024 à 8:04
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" L'expérience du gouvernement les a domestiqués et les a rendus plus responsables. Je ne vois pas pourquoi le RN serait différent. Ils voudront être réélus." Ouarf ouarf ! ^^J'ai voté contre le Brexit mais le Brexit n'a pas été le désastre dont vous...

le 30/06/2024 à 9:57
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Les GB ont demandé, en première étape, "comme avec l'UE" au niveau des accords commerciaux avec divers pays. C'est de la négociation de haut vol. :-) A voir s'ils arrivent plus tard à faire "mieux". Trump voulait leur vendre du poulet javellisé mais ...

le 30/06/2024 à 10:14
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Une immense fake news que les autorités européennes ne dénoncent jamais alors qu'ils se jugent pourtant les mieux placés au monde pour déterminer ce qui est bien et ce qui est mal. Au nord ouest tout va bien donc, enfin avec la crise mondiale comme n...

à écrit le 30/06/2024 à 6:30
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Très intéressant !

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