« Les géants du Net dictent aujourd'hui les investissements des opérateurs télécoms » (Romain Bonenfant, FFT)

Directeur de la Fédération française des télécoms (FFT), Romain Bonenfant lève le voile, dans un entretien à La Tribune, sur la réponse du lobby des opérateurs au livre blanc de la Commission européenne relatif à l’avenir de la régulation. Le dirigeant appelle notamment Bruxelles à « remettre davantage d’équité » entre les fournisseurs d'accès à Internet et les Gafam.
Pierre Manière
Romain Bonenfant ne croit guère à l'émergence d'un marché unique des télécoms que Bruxelles appelle de ses vœux. « On ne peut pas avoir une régulation homogène quand on a des réseaux si différents dans les pays de l’UE », estime le directeur de la FFT.
Romain Bonenfant ne croit guère à l'émergence d'un marché unique des télécoms que Bruxelles appelle de ses vœux. « On ne peut pas avoir une régulation homogène quand on a des réseaux si différents dans les pays de l’UE », estime le directeur de la FFT. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - La Commission européenne déplore, dans un livre blanc, des investissements dans les réseaux télécoms insuffisants pour achever la couverture du continent en Internet à très haut débit. Partagez-vous ses préoccupations ?

ROMAIN BONENFANT - Nous partageons le diagnostic de la Commission. Nous avons un problème d'investissement dans les réseaux en Europe. Les opérateurs sont confrontés à un problème de rentabilité de leurs investissements dans la fibre et la 5G. C'est pour cela qu'il faut revoir les relations économiques tout le long de la chaîne de la connectivité, et remettre davantage d'équité entre les acteurs. Aujourd'hui, le sujet, c'est qu'il existe un petit nombre de grands fournisseurs de services numériques qui représentent la plus grande part du trafic Internet.

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En France, l'Arcep, le régulateur des télécoms, affirme que les Google, Meta, Apple ou Netflix génèrent plus de 50% du trafic. Et cela monte à 80% en heure de pointe. Les géants du Net obligent ainsi les opérateurs à investir toujours plus dans les réseaux. C'est la raison pour laquelle les opérateurs ont lancé, à Bruxelles, le débat sur le « fair share », pour faire contribuer les grands fournisseurs de services numériques à cet effort. Nos recommandations à ce sujet n'ont pas été retenues intégralement dans le livre blanc.

Mais la Commission évoque une mesure qui nous semble intéressante, et qui pourrait constituer un premier pas pour rééquilibrer les relations entre les géants du Net et les opérateurs. Bruxelles suggère de modifier la réglementation pour sécuriser la résolution des litiges sur la tarification de l'interconnexion. Les opérateurs auraient, concrètement, la possibilité de faire un règlement de différend lorsqu'un grand fournisseur de services utilise un réseau privé pour s'interconnecter aux réseaux télécoms, c'est-à-dire de traiter ces questions dans un délai raisonnable et sous le contrôle des régulateurs télécoms. Cela pourrait aboutir à un paiement évalué en fonction du trafic émis.

Les géants du Net assurent cependant que faire payer les fournisseurs de services numériques pour leur trafic risque de tuer l'innovation...

Il ne s'agit pas du tout de mettre en œuvre un modèle payant pour tous les services sur Internet, et d'empêcher les startups de croître, de prendre leur envol... Notre problème ne concerne que les plus gros d'entre eux. Il faut reconnaître que leurs actions individuelles ont un impact direct sur les investissements des opérateurs. Ce sont eux qui dictent ces investissements, et il faut sortir de cette logique. Si, par exemple, Netflix changeait demain son algorithme pour rendre plus efficace la compression de ses flux vidéos, cela réduirait sensiblement les investissements nécessaires de chaque opérateur.

Faut-il prendre des mesures pour limiter le trafic Internet ?

L'autre angle qui nous paraît pertinent est de rechercher une plus grande efficacité dans l'utilisation du trafic Internet, ce qui est essentiel pour maîtriser l'empreinte carbone des services numériques. Cela rejoint une démarche de l'Arcep, le régulateur des télécoms, et de l'Arcom, celui de l'audiovisuel, en lien avec l'Agence de la transition écologique (Ademe), qui vient d'aboutir à un référentiel général pour concevoir des sites web, des plateformes vidéo et autres applications moins consommateurs de données, et plus respectueux de l'environnement.

Le livre blanc de la Commission ne va, certes, pas aussi loin. Mais il aborde quand même le sujet. Il évoque, par exemple, l'utilisation de codecs plus efficaces pour les vidéos... Ces initiatives permettraient d'éviter du trafic de données sans bénéfice clair pour l'utilisateur, voire à son détriment par l'utilisation de mécanismes addictifs par certains réseaux sociaux. Et s'il y a moins de trafic en amont, il y a évidemment moins d'investissements dans les réseaux à effectuer en aval pour les opérateurs.

Dans son livre blanc, la Commission européenne songe globalement à réviser sa régulation des télécoms. Pourquoi cela vous inquiète-t-il ?

Il y a, dans ce livre blanc, cette idée d'aller déréguler assez fortement le marché. Ce prisme est très centré sur la régulation asymétrique [qui vise à imposer des contraintes aux opérateurs historiques pour permettre aux « nouveaux entrants », les opérateurs alternatifs, d'être compétitifs, ndlr], qui est celle du cadre européen actuel. Si ce cadre devait être modifié, nous redoutons d'importants problèmes de compatibilité avec la régulation française. De fait, le modèle français est très spécifique.

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Pour les réseaux de fibre, nous avons fait le choix d'une régulation symétrique. Orange, qui est l'opérateur historique, est régulé de la même manière que SFR, Bouygues Telecom, Free ou les opérateurs de réseaux d'initiative publique. Ce modèle est très pertinent. Il a fait ses preuves, il fonctionne. Aujourd'hui, 86% des locaux sont couverts en fibre optique, ce qui est quand même assez exceptionnel. Nous ne souhaitons pas imposer ce modèle à tout le monde, mais nous ce que nous disons, et de manière très consensuelle de la part de tous nos membres, c'est qu'il ne faut surtout pas le casser.

La Commission européenne souhaite accoucher, un jour, d'un marché unique des télécoms. Pour y arriver, elle préconise une harmonisation des procédures d'attribution des fréquences mobiles, qui sont louées par les Etats aux opérateurs. Qu'en dites-vous ?

C'est une arlésienne des débats sur la régulation... D'un côté, la Commission européenne milite pour que les procédures d'attribution des fréquences fassent l'objet d'une réglementation commune. De l'autre, les Etats y sont généralement opposés [car les fréquences sont une importante source de revenus et leur usage relève de la souveraineté nationale, ndlr].

A la fédération, nous souhaitons que la gestion opérationnelle du spectre reste dans les mains des Etats. Nous appelons plutôt à un cadrage qui permettrait d'éviter que des procédures d'attribution débouchent sur des enchères qui, parfois, font que les opérateurs payent des prix délirants pour leurs fréquences. Ce qui peut s'avérer destructeur pour le secteur. C'est typiquement ce qui s'est passé en Italie [lors de l'attribution des fréquences 5G il y a six ans, ndlr].

Croyez-vous à l'avènement d'un marché unique des télécoms en Europe ?

A ce sujet, nous ne comprenons pas bien, à vrai dire, où la Commission veut aller. A ses yeux, qui dit marché unique, dit régulation homogène. Mais on ne peut pas avoir une régulation homogène quand on a des réseaux si différents dans les pays de l'UE... Aujourd'hui, les marchés des télécoms sont très nationaux pour plusieurs raisons. Il y a l'influence de la langue, toujours très importante, comme dans tous les marchés de détail.

Les préférences des consommateurs ne sont pas non plus les mêmes selon les pays. Mais surtout, les typologies des réseaux sont très différentes. Le déploiement de la fibre optique a, d'ailleurs, accentué les divergences entre les pays. Auparavant, tous les pays disposaient d'un réseau cuivre, avec peu ou prou les mêmes caractéristiques, pour la téléphonie. Il était alors facile d'avoir une régulation homogène. Mais avec la fibre optique, les Etats ont pris des chemins radicalement différents. L'Allemagne a, par exemple, fait le choix de moderniser progressivement ses réseaux, quand la France a fait, il y a dix ans, celui du 100% fibre en organisant, avec son ADN colbertiste, les déploiements dans tous les territoires, en structurant notamment l'action des collectivités territoriales.

A l'époque, la Commission européenne aurait pu faire des choix pour réglementer et uniformiser les choses. Elle ne l'a pas fait. Nous avons l'impression qu'elle cherche désormais à refaire l'histoire avec sa volonté de bâtir un marché unique et une régulation qui s'appliquerait à tous. Mais cela nous semble désormais difficile. Nous sommes en revanche favorable à une meilleure harmonisation et à une simplification des régulations s'appliquant aux opérateurs, par exemple en matière de droit des consommateurs ou de protection de la vie privée. Cela permettrait d'abaisser le coût, pour les opérateurs télécoms, de sortir de leurs frontières nationales, et les inciterait davantage à se lancer dans d'autres pays.

Plusieurs grands opérateurs, essentiellement de grands opérateurs historiques comme Orange ou Deutsche Telekom, militent auprès de la Commission pour une consolidation du marché des télécoms, afin de réduire la concurrence et de retrouver plus de marges financières pour investir. Qu'en dites-vous ?

Je ne peux pas m'exprimer à ce sujet. Chacun de nos membres a, sur ce point, sa propre position.

Pierre Manière

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Commentaires 3
à écrit le 25/06/2024 à 14:09
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y a quand meme de l'hypocrisie la dedans!!!!!!!!! qui est ce qui propose des forfaits 250 gigas a 2 euros tout gratuit tout illimites pour regarder tiktok et fb ? proposez des forfaits qui correspondent aux usages, la balle va vite changer de camp ( ...

à écrit le 25/06/2024 à 11:10
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L'UE et les états empêche les européens d'innover, en raison d'une hyperréglementation étouffante, et après ils viennent se plaindre que les GAFAM raflent la mise ... On ne peut pas arrêter le progrès, même si certains le souhaitent.

à écrit le 25/06/2024 à 10:47
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"Le dirigeant appelle notamment Bruxelles à « remettre davantage d’équité » entre les fournisseurs d'accès à Internet et les Gafam. " Mais pourquoi !? Vous mélangez les torchons et les serviettes, les GAFAM sont des producteurs de contenu tandis que ...

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