Le compte n'y est pas. Dans un livre blanc sur les besoins en infrastructures numériques du Vieux Continent publié début février, la Commission européenne tire la sonnette d'alarme. Elle redoute que les investissements dans les réseaux Internet fixe et mobiles ne soient pas au rendez-vous, dans les années qui viennent, pour atteindre ses objectifs de connectivité. Ce qui pourrait plomber durablement la compétitivité de l'Union européenne.
L'addition apparaît, de fait, très salée. Le déploiement de la fibre conjugué à celui de la nouvelle 5G pourrait « nécessiter un investissement total de 148 milliards d'euros » d'ici à 2030, écrit la commission. À ce montant, il faudra sans doute rajouter « 26 à 79 milliards d'euros, selon les scénarios », pour couvrir correctement les axes routiers, les chemins de fer et autres voies navigables. « Cela porterait le total des investissements nécessaires pour la seule connectivité à plus de 200 milliards d'euros », constate la commission.
Une doctrine pro-concurrence critiquée
Alors forcément, tous les regards se tournent vers les opérateurs. Sont-ils disposés à sortir le chéquier ? Pas du tout. Les cadors du secteur, qu'ils s'appellent Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, BT ou Telecom Italia affirment tous, avec force, qu'ils n'en ont aujourd'hui pas les moyens. Ces grands opérateurs n'ont pas attendu la date butoir du 30 juin pour répondre au livre blanc de la commission - qui devrait accoucher d'un Telecom Network Act - et exprimer leur position. Cela fait des mois qu'ils alertent sur leur situation économique et financière, jugée inquiétante pour leur avenir. Alors que les élections européennes se rapprochent, tous souhaitent convaincre Bruxelles de réviser profondément sa politique à l'égard des télécoms, sous peine de voir leurs groupes se muer en acteurs de seconde zone de l'écosystème numérique.
Dans le viseur du secteur figure la doctrine pro-concurrence de Bruxelles. La Commission européenne a toujours souhaité, jusqu'à présent, préserver suffisamment d'opérateurs dans chaque pays membres afin de garantir des prix bas aux consommateurs. Ces dernières années, elle s'est opposée à de nombreux deals visant à réduire la concurrence. Et lorsqu'il lui arrive de donner son feu vert, c'est généralement en faisant entrer un nouvel acteur sur le marché. Ce fut, par exemple, le cas en Italie en 2018. À l'époque, le groupe de Xavier Niel, maison-mère de Free en France, a pu entrer sur le marché du mobile en profitant des « remèdes » appliqués au mariage entre Wind et 3 Italia pour récupérer des fréquences mobiles. Et si Orange et son rival MasMovil ont été autorisés à fusionner cette année en Espagne, c'est au prix de cessions d'actifs au roumain Digi, dont l'agressivité n'est plus à démontrer sur le marché.
« Cela fait peur »
Cette doctrine de Bruxelles a accouché d'une très forte concurrence dans de nombreux pays, en particulier en France, en Italie, en Espagne et en Allemagne. Si le consommateur applaudit, beaucoup d'opérateurs considèrent que la compétition rogne depuis trop longtemps leurs marges. Ce qui réduit leurs capacités d'investissements et d'innovation, jusqu'à les faire boire la tasse dans les cas les plus extrêmes. « Cela fait peur », a lancé Christel Heydemann, la patronne d'Orange, ce mois-ci au salon Vivatech à Paris. Elle en veut pour preuve « Telecom Italia, qui vend son réseau Internet fixe à KKR », ou encore le britannique Vodafone « qui quitte l'Espagne et l'Italie ».
Les grands opérateurs militent, en conséquence, pour que la nouvelle Commission européenne, celle qui verra le jour après les élections, permette des opérations de consolidation dans les pays membres. « La consolidation doit devenir possible dans tous les marchés européens, a affirmé Margherita della Valle, la patronne de Vodafone, en février dernier au salon du mobile de Barcelone. Dans le monde de la 5G, il n'existe pas de viabilité économique à avoir quatre opérateurs déployant chacun leurs réseaux en parallèle. » Même son de cloche pour le très vocal Timotheus Höttges, à la tête de Deutsche Telekom, le plus puissant opérateur du Vieux Continent. « Nous avons un grave problème en Europe, a-t-il lui aussi canardé à Barcelone. Quand va-t-on en finir avec ce bazar ? Nous avons besoin d'aide ! [...] Il est temps d'arrêter de parler et de passer à l'action. Nous perdons de l'argent ! »
Dans leur lobbying auprès des autorités européennes, les opérateurs télécoms peuvent compter sur un soutien de choix. L'ex-Premier ministre italien, Enrico Letta, a récemment rédigé un rapport sur le marché intérieur européen. Dans un entretien au journal Le Monde, il a déploré le mois dernier « la fragmentation » du marché des télécoms. « Un opérateur télécom chinois a, en moyenne, 467 millions de clients, un américain en compte 107 millions et un européen... 5 millions !, a-t-il fustigé. On dénombre en Europe plus de 100 opérateurs télécoms, on a divisé le marché en vingt-sept, c'est un désastre industriel. » A l'en croire, « les règles en matière de concurrence doivent évoluer ». « L'antitrust européen ne doit plus se prononcer en fonction de l'état de la concurrence dans un seul pays de l'UE, mais à l'échelle du continent », préconise-t-il.
Ces critiques, la Commission européenne les entend. Mais que propose-t-elle ? Dans son livre blanc, elle considère qu'une « consolidation transfrontalière ou différentes formes de coopération en amont pourraient permettre aux opérateurs d'acquérir une taille suffisante » pour investir davantage dans les réseaux. La commission répète sa volonté d'accoucher d'un « marché unique » des télécoms - aujourd'hui inexistant puisque les 27 pays membres disposent chacun de leurs propres instances de régulation. De nombreux observateurs estiment, au passage, que cette ambition relève de l'utopie. Ils arguent notamment que jamais les Etats n'abandonneront leurs prérogatives pour attribuer les fréquences mobiles, qui leur rapportent des milliards d'euros.
Bruxelles loue les « bénéfices » des prix bas
Mais ce qui chagrine les opérateurs, c'est que la Commission européenne semble rester farouchement opposée à toute initiative pour réduire la concurrence dans les pays membres. C'est, du moins, ce qui transparaît dans son livre blanc. Dans ce document, elle souligne, par exemple, son attachement à « la préservation de la concurrence en aval » dans les différents marchés. Un peu plus loin, elle vante les « avantages considérables » , pour les consommateurs, de bénéficier de « prix bas » pour l'Internet fixe ou la téléphonie mobile.
En France, la présidente de l'Arcep, le régulateur des télécoms, ne cache pas ses réserves concernant un changement de la réglementation européenne pour le secteur. La semaine dernière, Laure de La Raudière, la présidente de l'autorité, a rappelé que « la régulation actuelle n'empêche pas les opérateurs d'être dans plusieurs pays européens ». Elle a notamment cité Orange, qui est présent en Belgique, en Espagne, au Luxembourg, en Pologne en Roumanie et en Slovaquie. Ou encore Xavier Niel et Iliad (Free), qui ont étendu leurs activités en Italie, en Pologne, et plus récemment en Suède. Quant à Patrick Drahi et son groupe Altice (SFR), ils opèrent également au Portugal.
L'Arcep ne croit pas à « un cadre purement européen »
Sans doute aussi soucieuse de préserver les pouvoirs de l'Arcep, Laure de La Raudière rappelle que, dans les télécoms, « les problématiques sont très différentes selon les pays ». Ce qui justifie, selon elle, que « les régulations soient très, très différentes ». Voilà pourquoi elle « ne croît pas beaucoup » à l'émergence d'« un cadre purement européen qui s'impose à tout le monde ». La position de la prochaine Commission européenne est, quoi qu'il en soit, très attendue.
Sujets les + commentés