« La tragédie est que la Silicon Valley en vient à pousser des programmes réactionnaires » (Olivier Alexandre, CNRS)

ENTRETIEN. Elon Musk et les investisseurs stars Marc Andreessen et Ben Horowitz financent désormais la campagne de Donald Trump. Et ils ne sont pas les seuls. Cette élite de la tech, plutôt affilié au camp progressiste jusqu'alors, peut-elle faire basculer toute la Silicon Valley vers la droite radicale américaine ? Comment expliquer ce changement de valeurs ? Que change le retrait de Joe Biden de la campagne ? Réponses avec Olivier Alexandre, sociologue et chercheur au CNRS.
Elon Musk, comme les investisseurs Marc Andreessen et Ben Horowitz ont soutenu financièrement Donald Trump.
Elon Musk, comme les investisseurs Marc Andreessen et Ben Horowitz ont soutenu financièrement Donald Trump. (Crédits : ANDREW KELLY)

Un vent réactionnaire souffle sur la Silicon Valley, pourtant largement encore progressiste dans les urnes. Ce changement de cap politique est parfaitement incarné par Elon Musk, qui finance la campagne de Trump à hauteur de 45 millions de dollars. Son glissement réactionnaire est visible aux yeux de tous via la plateforme X. Mais d'autres figures, moins connues en France, ont fait également le choix de soutenir l'ancien président. C'est le cas des investisseurs Ben Horrowitz et Marc Andreessen, fondateurs de l'un des fonds les plus influents au monde et soutiens des Démocrates depuis de nombreuses années. Olivier Alexandre, sociologue, chercheur au CNRS, revient sur les raisons de cette bascule vers la droite. L'auteur de La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde (Seuil, 2023) nuance toutefois ce virage, estimant qu'il ne concerne qu'une poignée -certes très influente- de personnalités.

LA TRIBUNE - Ces derniers mois, plusieurs figures de la tech ont annoncé leur soutien à Donald Trump. Ce changement de cap politique est-il représentatif de l'ensemble de la Silicon Valley ?

OLIVIER ALEXANDRE - La Silicon Valley compte 2,7 millions d'habitants, 1,6 million de travailleurs, 40.000 entrepreneurs et entrepreneuses, et 70 milliardaires. Les soutiens déclarés à Trump que sont Elon Musk, Peter Thiel, David Sacks, Marc Andreessen et Ben Horowitz - certes très influents - ne représentent pas l'ensemble de cette industrie. La Silicon Valley vote encore majoritairement démocrate. Au conseil municipal de San Francisco, l'opposition se joue entre progressistes modérés et radicaux. Berkeley est considérée comme une ville socialiste à l'échelle des États-Unis.

Par ailleurs, 50 % des travailleurs de l'industrie de la tech est né dans un autre pays, avec une assise politique assez éloignée des Républicains. En grande majorité, ils défendent le savoir, la connaissance, l'ouverture aux autres. Ils s'inquiètent de la post-vérité, du climato scepticisme, de la remise en cause du droit des femmes et des minorités politiques. Trump reste sur ces différentes questions un repoussoir parfois même chez ses soutiens. La prise de position d'Andreessen et Horowitz en faveur de Donald Trump a par exemple suscité de très nombreuses discussions au sein de leur propre société d'investissement et dans les entreprises de leur porte-folio.

Pourquoi ce revirement idéologique est difficile à entendre ?

On parle de deux investisseurs qui ont toujours soutenu les candidats démocrates lors des précédentes élections. Marc Andreessen a rencontré Clinton quand il avait 23 ans. Horowitz, a grandi à Berkeley. Son père était proche des Black Panthers et sa mère une gauchiste résolu. Dans les années 1990, ils ont directement travaillé avec Al Gore (ancien vice-président démocrate) pour façonner les « autoroutes de l'information ». Ils font du lobbying depuis vingt ans à Washington pour promouvoir les sujets liés à la tech, Internet, l'industrie du logiciel...

Pourtant, Marc Andreessen porte des idées controversées, qui semblent loin de la gauche. Son manifeste techno-optimiste publié il y a quelques mois, très critiqué par la presse américaine, vante un capitalisme débridé, un progrès technologique sans limite...

Absolument. Mais être progressiste au sens de la Silicon Valley ne veut pas dire être anti-capitaliste, anti-individualiste ou anti-technologie. Cela peut sembler paradoxal vu de France, mais aux États-Unis, créer des technologies, innover, défendre l'innovation, la liberté d'entreprendre, rendre accessible des outils d'information au plus grand nombre, et le faire à l'échelle de la planète, c'est progressiste. Pour la première fois de leur vie, cette mission semble à certaines figures aujourd'hui passer par un soutien du camp Républicain.

Comment expliquer leur soutien à Donald Trump, après des années à voter démocrate et à soutenir financièrement ce parti ?

Plusieurs éléments l'expliquent. Depuis cinq ans, la Silicon Valley a successivement été confrontée au Covid, à des licenciements massifs, et à la remontée des taux, près de dix fois en 2022-2023. L'argent est devenu payant, c'est inédit pour toute une génération d'investisseurs. Puis, en mars 2023, c'est la faillite de la Silicon Valley Bank. Le tout alors même que le centre de gravité de la tech se déplace vers les solutions d'intelligence artificielle, qui réclament des investissements conséquents.

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Or, dans ce contexte, l'administration Biden a poussé deux réformes, considérées comme des menaces par les capitaux-risqueurs. D'une part, la prise en compte de normes RSE par les fonds de pension, une loi actuellement en discussion à la Cour suprême. La deuxième concerne une taxation des plus-values latentes à hauteur de 25%. Dans l'esprit des Venture Capitalists, si ces deux réformes allaient jusqu'au bout, c'est leur existence même qui serait menacée. Enfin, les investisseurs prennent en compte un troisième facteur : le retour de la guerre dans le monde. Ce retour met en lumière un lien qui n'avait jamais disparu, mais qui se resserre, celui de la tech et de l'armée. Dans un contexte économique très tendu et anxiogène, certains investisseurs font donc le choix du candidat Trump.

Parce que Trump paraît être un remède à cette situation ?

En plus d'avoir mis en place les mesures fiscales déjà évoquées, l'administration Biden a la volonté de réguler l'IA. La Federal Trade Commission (FTC) sous la houlette de sa jeune présidente Linda Kahn a lancé une série d'enquêtes concernant les Big Tech. Tout cela est vu comme des signes d'hostilité. Certains sont par ailleurs sceptiques sur la capacité du camp Démocrate à apaiser les tensions avec la Chine, la Russie ou au Moyen Orient. La double position de Trump, consistant, en politique intérieure, à faire primer la libre concurrence et en politique étrangère à renouer avec le splendide isolement tend à rassurer les milieux d'affaires. D'autant plus avec un colistier tel que J.D. Vance.

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Ce ticket apparaît comme résolument pro-business, pro-crypto et pro-tech. J.D. Vance est passé par la Silicon Valley. Il a créé un fonds de capital-risque avec l'argent de Peter Thiel, Andreessen-Horowitz, Eric Schmidt. Cette année, il a organisé plusieurs levées de fonds, doublant parfois les objectifs, et fait revenir Donald Trump dans la Silicon Valley. Dix ans que cela n'était pas arrivé. L'ex-président a eu des propos qui ont rassuré les investisseurs : « Il faut gagner la course de l'IA contre la Chine ».

J.D. Vance, l'atout tech de Donald Trump, se présente aussi comme le candidat des travailleurs, de l'Amérique rurale. Comment combine-t-il ces deux discours ?

Il dit d'un côté vouloir fermer les frontières et ramener les Américains dans les usines, assurer les conditions d'une libre concurrence et empêcher les monopoles. Mais pour la Silicon Valley, il est celui qui permettra des régulations avantageuses pour la Tech, veillera à calmer les ardeurs de la SEC et la FTC. Vance se présente à la fois comme le candidat du travail et du capital. Il devra sûrement faire un choix. Car l'histoire de la Tech est celle de la mobilité : des travailleurs, du capital, de l'information, en jouant à fond le jeu de la délocalisation.

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Il y a donc un problème de cohérence idéologique. Comme souvent avec les programmes réactionnaires, il promet de revenir à l'ancien temps, celle de l'ère industrielle, de l'acier et de l'énergie peu chère ayant profité à l'Ohio dont Vance est originaire. Il flatte cette nostalgie du camp des travailleurs, tout en séduisant celui des capitaux-risqueurs. Le trait-d'union est rendu possible par les guerres culturelles. L'un et l'autre se retrouvent dans le discours d'une Amérique blanche, masculine, attachée aux valeurs du travail et de la ruralité.

Le soutien à Vance et Trump n'est-il qu'une question de réglementation ? Ou y a-t-il un changement de cap plus profond, lié aux idéaux des débuts d'Internet qui se sont effondrés ?

Dans les années 1990 et 2000, il n'y avait pas de débat : la tech était perçue comme une force progressiste qui permettait aux gens de s'informer, d'innover, de créer, en cassant les monopoles et en renversant les régimes autoritaires. Trente ans plus tard, le constat est bien différent. Le statut de l'information n'a plus rien à voir avec celui des années 1990. L'économie du journalisme est très affaiblie. Les discours de contre-vérité se multiplient sur les réseaux, de même que les deepfakes et les cyberattaques. Et quand on utilise ChatGPT, le niveau d'erreur suivant les pays varie de 30 à 40 %. La tech, qui était perçue comme une promesse est devenue anxiogène. Elle était perçue comme une économie de la connaissance. Ce n'est plus le cas. L'économie atomisée pure et parfaite promise dans les années 1990 a laissé la place à des Big Tech animés par une logique propriétaire et hégémonique.

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Concernant la promesse de dématérialisation, on assiste à une revanche de la matière avec une crise environnementale croissante. La consommation en eau et énergie des grandes entreprises pour faire fonctionner les IA augmentent 20 à 30% par an. Tout cela tend économiquement et politiquement la tech. Pour cette raison, le choix d'un président pro-business leur paraît s'imposer. La tragédie de cette histoire est qu'ils en viennent à soutenir des programmes réactionnaires, à contre-sens, des valeurs historiques de la Silicon Valley.

Toutefois, en parallèle d'un certain progressisme, dès sa genèse, la Silicon Valley était empreinte de certains discours eugénistes, racistes...

Ce discours s'est développé en effet sur un terreau eugéniste. Une série de travaux et déclarations faites au tournant du 19e siècle et du 20e siècle le prouve, à commencer par celles de Leland Stanford, fondateur de l'université, qui voyait dans l'immigration chinoise et asiatique un danger pour les Etats-Unis. En 1992, Peter Thiel et l'investisseur David Sacks ont écrit un livre contre le multiculturalisme à Stanford, accusé d'abaisser le niveau de cette université d'élite. Elon Musk mène une guerre contre le « virus woke » et condamne l'immigration illégale. Ils soutiennent aujourd'hui tous le candidat Trump.

Aujourd'hui dans la Silicon Valley, les travailleurs de la Tech sont majoritairement d'origine indienne, chinoise et européenne. Mais ils partagent ce lègue, via une conception de la société qui se divise entre personnes supérieures et inférieures, non à cause de leur race, mais du fait de leur intelligence, de leur capacité de travail, de leurs réussites et de leurs ambitions. Cette tradition s'enracine dans le darwinisme social de la seconde moitié du 19e siècle, un darwinisme qui prospérait à Stanford et qui est toujours vivace, comme l'illustre le récent manifeste techno-optimisme de Marc Andreessen.

Le retrait de Joe Biden et la probable candidature de Kamala Harris peuvent-ils changer la donne ?

Elle est née à Oakland, et a fait le début de sa carrière à San Francisco, avant de devenir procureur de Californie. Elle connait bien la Silicon Valley. Sa mère était biologiste et son père économiste à Stanford. Elle apparaît comme la candidate des femmes, de l'ouverture, de la défense des minorités sociales et politiques. Elle connaît la Tech et y a des soutiens puissants, à commencer par Reid Hoffman, l'ancien fondateur de LinkedIn, qui travaille depuis le retrait de Joe Biden à relancer l'élan démocrate qui s'était épuisé dans la Silicon Valley. Aux Etats-Unis, elle a déjà été attaquée à gauche et à droite : trop noire ou pas assez noire, trop régulatrice ou trop proche du pouvoir, contre le port d'arme et pour l'IVG, trop interventionniste et manque de stature internationale. En un sens, elle permettra sûrement à la Tech de reparler de politique, au-delà de la seule question des affaires.

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Commentaires 9
à écrit le 26/07/2024 à 18:28
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"porte des idées controversées" : voilà la carte d'identité de l'héritique moderne. Toute contestation du dogme imposé par des autorités reconnus par un courant idéologique activiste devient un délit, voir plus si on continu sur ce chemin qui mène au...

à écrit le 25/07/2024 à 9:39
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Le poids de tant d'argent c'est le pouvoir avant tout, étonnant de le constater en 2024🤡

à écrit le 25/07/2024 à 8:57
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On parle de "progressisme" mais, on ne voit aucun progrès si ce n'est des innovations dont on veut nous rendre dépendant pour le bien de la consommation ! L'argent est au centre des décisions !

à écrit le 25/07/2024 à 7:10
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êtes vous sûrs que ce sont eux qui ont changé où plutôt les politiciens ? Un gars capable de tout comme Trump je ne l'ai jamais vu, i lse démarque d'ailleurs totalement des républicains incarnant plus cette frange anarchiste de droite normalement min...

à écrit le 25/07/2024 à 3:55
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La gauche a pris le contrôle des universités en France. D’où ce genre en interview de gauchiste qui se dit chercheur. On ne manque pas de former des scientifiques de droite de qualité. C’est juste qu’ils sur n’y écarté de tous les postes de responsab...

à écrit le 24/07/2024 à 22:09
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Démocrates et républicains sont les deux faces d'une même pièce.

à écrit le 24/07/2024 à 16:46
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Mais c'est tres bien, d'etre reactionnaire

le 24/07/2024 à 19:39
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@charlie - Citez des moments où la "réaction" a été positive, n'a pas conduit au désordre, à la révolution, à la dictature, à la confiscation de la démocratie, des libertés...Jamais. Idem pour le Communisme qui bascule toujours du côté sombre, illu...

à écrit le 24/07/2024 à 16:27
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Encore un complètement coupé de la réalité. Ce que veulent les gens c'est d'abord du pouvoir d'achat et du travail. Si des gens compétents y arrivent, pourquoi pas ? Passer son temps à les diaboliser, plutôt que de tirer les conclusions de l'arrivé...

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