JO : l'histoire secrète d’une cérémonie

Il n’était candidat à rien, il a hérité du spectacle le plus ambitieux de l’histoire des Jeux olympiques : le directeur artistique Thomas Jolly raconte trois ans de préparation.
Image d’illustration de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024 sur la Seine.
Image d’illustration de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024 sur la Seine. (Crédits : © LTD / Florian Hulleu/Paris 2024)

Pour que naisse une telle folie, il fallait une rencontre improbable. Celle entre Thomas Jolly, surdoué du théâtre, et le journal L'Équipe est à ranger dans cette catégorie. Rien de désobligeant, c'est l'intéressé qui le dit, même s'il avait eu l'honneur d'un entrefilet pour ses dix-huit heures de représentation de Henry VI au Festival d'Avignon en 2014, « presque un exploit sportif ». En cette fin d'année 2021, le comité d'organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop) a officialisé le concept inédit de cérémonie d'ouverture hors stade. Sur l'eau. Au cœur de la ville. Pour l'occasion, le quotidien qui légende le sport donne carte blanche à des artistes afin qu'ils imaginent l'« entrée en Seine » de Paris 2024. Celui qui dirige alors à Angers Le Quai, Centre dramatique national (CDN) des Pays de la Loire, est amusé.

Il rencontre la journaliste Rachel Pretti dans un café. « Alors, ce concept ? Alors, vos idées ? » Thomas Jolly parle tel qu'il est : créatif et exalté. Sans enjeu. Sans s'embarrasser de données économiques, techniques ou protocolaires. Il veut « que la Seine s'embrase » et il ouvre les portes de son cerveau effervescent. On y croise, pêle-mêle : des voitures amphibies, un réseau sanguin, 206 drapeaux plantés sur la tour Eiffel, la Révolution française revisitée par Daft Punk, Édith Piaf chantée par PNL, un ballet aérien de montgolfières, Zinédine Zidane, des têtes de rois roulant sur la Seine, Carmen... Il présage un petit article, il découvre une double page. En pleine répétition de ses vingt-quatre heures de théâtre shakespearien, il badine : « Vous voyez, ça, c'est un petit projet. Maintenant, je vais faire les Jeux. »

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Fin ? Dans sa tête, oui. Mais Thierry Reboul a gardé cette interview dans un coin de la sienne. Le directeur des cérémonies des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) hésite dans la quête de son Danny Boyle, le réalisateur anglais à la manœuvre du très réussi délire inaugural de Londres 2012. Autour de lui, il a réuni un pôle créatif informel. Le nom de Thomas Jolly revient. En mai 2022, il se décide à envoyer un SMS. « On peut se rencontrer ? » Oui, on peut. Le verre est détendu, le courant passe. « Veux-tu rencontrer Tony Estanguet ? » Bien sûr. Auprès du patron de Paris 2024, Thomas Jolly déroule : il faut du récit, parce que la Seine, c'est très beau, mais pour dire quoi ? Le format est suranné, il faut le repenser. Fin du rendez-vous. « Voudrais-tu désormais rencontrer Anne Hidalgo ? » Là, il tique. Rien contre l'édile, mais il a un CDN à faire tourner et Starmania va bientôt commencer. Il est poli et curieux, mais n'a pas que ça à faire.

Thomas Jolly pense être sollicité pour intégrer le groupe de consultants, on lui fait comprendre que le Cojop cherche son directeur artistique (DA). À deux ans des Jeux. Il s'étonne. « On est dans les temps », le rassure-t-on, il fallait d'abord finaliser toutes les études sur la Seine. Rendez-vous donc avec Anne Hidalgo. Séduite, elle aussi.

Étape suivante : la commission du Comité international olympique (CIO). Il faut envisager un changement de vie. Coup de fil au ministère de la Culture. Rima Abdul-Malak, alors à sa tête, est emballée : « Excellente nouvelle, il faut qu'on trouve une solution pour que vous puissiez prendre un congé sans solde. » Coup de fil à Christophe Béchu, encore maire d'Angers, qui lui donne aussi sa bénédiction.

Fin août, le voilà au siège du Cojop à Saint-Denis. Une table interminable, des membres du CIO autour, sa tête sur tous les écrans dans une ambiance onusienne avec petits micros et traducteurs. Vingt minutes de présentation. Questions.

Réponses. « Merci, vous pouvez disposer. » Une heure après, Tony Estanguet textote : retenu à l'unanimité. « J'ai trouvé ça beau qu'il aille chercher un profil comme le mien », confesse ce Normand d'origine, 42 ans, fils d'une infirmière et d'un imprimeur. Comprendre : « Celui d'un metteur en scène de théâtre en région. » Qui doit déménager à Paris. Et choisit finalement de démissionner du CDN d'Angers, tourneboulé.

Pendant « Starmania », Anne Hidalgo se tourne vers Tony Estanguet : « On ne s'est pas trompés, hein ? »

Paris à la verticale des quais

Starmania approche. À l'avant-première à Marseille, Thierry Reboul est là. Stressé. C'est la première fois qu'il voit en vrai une mise en scène de Thomas Jolly. La boule au ventre, lui aussi. À l'entracte, le dirigeant de Paris 2024 lui envoie : « On va bien s'éclater ! » Trois semaines plus tard, à la Seine musicale, Anne Hidalgo profite de la coupure pour se mettre à genoux sur son fauteuil et se tourner vers Tony Estanguet : « On ne s'est pas trompés, hein ? » Le triple champion olympique acquiesce : « Je suis sorti de là en me disant "c'est bon, ça va bien se passer" », se souvient-il.

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Tony Estanguet, Thomas Jolly, Maud Le Pladec, Daphné Bürki et Victor Le Masne, vendredi, à Paris. (Crédits : ©LTD / XINHUA/ABACA)

Avant de commencer à plancher, le nouveau DA a posé une condition : la liberté de déstructurer la cérémonie, qui enchaîne spectacle, parade des athlètes et protocole de manière traditionnelle ; il veut tout entremêler dans un show de trois heures quarante-cinq, l'allumage final de la vasque néanmoins préservé. Le CIO valide. Mais cela induit deux spectacles à penser simultanément : un pour les 600 000 spectateurs attendus (qui seront finalement moitié moins pour des raisons de sécurité), un pour la grosse centaine de caméras retransmettant au milliard de téléspectateurs.

Devant lui, une feuille blanche. Thomas Jolly a deux fils conducteurs en tête : le mythe de Sequana, déesse gauloise associée à la Seine, pour ce qu'il raconte de la « puissance et de la résistance féminines » ; et celui fondateur des Jeux olympiques antiques, autour du roi Iphitos, pour son côté « curateur et pacificateur ».

Quatre auteurs le suivent dans l'écriture : la romancière Leïla Slimani, la showrunneuse Fanny Herrero, l'historien Patrick Boucheron et le metteur en scène Damien Gabriac. Ils arpentent les 6 kilomètres de Seine, à pied et en bateau. Ils s'immergent dans la grande histoire, puisent dans la petite, s'imprègnent des monuments, bâtiments, ponts. Et créent douze tableaux artistiques ayant chacun un thème précis et qui, reliés les uns aux autres, forment un grand récit. Celui-ci est soumis à Tony Estanguet, au CIO, à Anne Hidalgo et à Emmanuel Macron.

À partir de mars, une deuxième équipe entre dans la danse, chargée de la traduction artistique du récit. La « core team » (le noyau) : Victor Le Masne à la musique, Maud Le Pladec à la chorégraphie, Daphné Bürki aux costumes, et les scénographes Emmanuelle Favre et Bruno de Lavenère. Enfermés dans un appartement clandestin du centre de Paris, avec « mood board » et Post-it partout. En début d'année, ils s'y étaient réunis. Ils avaient écouté Thomas Jolly pendant une heure, puis avaient philosophé sur le pays. Six mois et quelques retouches dans le récit plus tard, les quatre cérémonies - celle de clôture et les deux des paralympiques font partie du package - sont écrites et validées. Fin de la période grisante, début de la confrontation au réel.

Évidemment, Thomas Jolly a « très vite revu [sa] copie » initiale, celle étalée sans filtre dans L'Équipe. La hauteur des ponts limite beaucoup de choses. Les barges mobiles, en premier lieu. À l'échelle de la Seine, tout paraît « riquiqui ». Oubliés, têtes de rois, drapeaux plantés dans la Dame de Fer, véhicules amphibies venant de toutes les banlieues... La Seine en feu ? « J'ai essayé, ça ne marche pas. » La phase d'étude de faisabilité recale aussi des idées nées pendant le processus de création. Comme cette tour Eiffel à l'envers pour allumer la flamme, ou ce ballet de 200 danseurs sur un pont. « Tous les projets que j'ai créés n'ont jamais ressemblé à ce qu'ils étaient dans ma tête mais là, la somme des contraintes était... » Il ne finit pas. « Des idées sont passées entre les mailles de tous ces milliers de filets et sont encore là. Certaines se sont éteintes, d'autres se sont transformées. »

Il y en a une pour laquelle il s'est beaucoup battu : un décor de Paris vu de dessus, construit à la verticale des quais, qui, à la caméra, permettait d'imbriquer la ville et l'eau. Mais il fallait solidement l'accrocher, et cela risquait d'abîmer les structures. Des astuces pour éviter de percer la pierre ont été envisagées. En vain. Projet abandonné. « Pas de dépit » pour autant, assure-t-il : tout ce qu'il voulait raconter y est.

Le plus compliqué techniquement reste la synchronisation de la parade avec une petite centaine d'embarcations les unes derrière les autres. Au bon moment, à la bonne vitesse, avec les bons écarts. Les délégations doivent être présentées devant différents monuments. Les caméras et les artistes autour. Une procession éléphantesque pilotée avec une précision nanométrique. Avant cette semaine et celle qui vient, propices aux dernières répétitions, le deuxième test avait été trois fois repoussé à cause du débit du fleuve. Lors de cet essai, mi-juin, les bateaux étaient « au bon endroit à la seconde près », apprécie Thomas Jolly, clin d'œil taquin à la culture du doute.

Une vie d'espion, avec fausses pistes et messages cryptés

Schizophrénie à « Culturebox »

Rompu à la critique par la nature de son métier, le metteur en scène travaille pour la première fois « dans le bruit, celui de l'actualité, du monde, des polémiques... » Il n'évoque pas Aya Nakamura, pressentie pour chanter L'Hymne à l'amour, mais se souvient de l'appel à un plan B d'Éric Ciotti après l'attaque au couteau du pont de Bir-Hakeim, le 2 décembre 2023, qui avait coûté la vie à un touriste allemand. « Une manière d'agiter la peur, encore une fois, déplore l'artiste dont la cérémonie célébrera l'union dans la diversité. Toutes ces choses-là impactent. Il ne faut pas faire comme si elles n'existaient pas et ne pas se laisser influencer en permanence. »

Le vacarme ambiant tranche avec le culte du secret de l'organisation. Depuis décembre 2022, on ne lui parle que de ça. Sa famille, ses proches, les moins proches. Lui ne peut rien dire, coupe court à toute conversation. Ses rapports sociaux « se sont vraiment appauvris ». Presque une vie d'espion, avec bureaux secrets, fausses pistes et messages cryptés. La position devient même schizophrénique lorsqu'il est l'invité de Daphné Bürki dans l'émission Culturebox. « Que va-t-il se passer sur la Seine ? » lui demande, faussement ingénue, l'animatrice qui travaille alors en cachette avec lui.

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Image d'illustration de la cérémonie d'ouverture des JO de Paris 2024 sur la Seine.(Crédits : ©LTD / FLORIAN HULLEU / PARIS 2024)

Depuis le début de l'année, qui marque l'entrée dans la phase de fabrication et de répétitions, il se déplace dans une quinzaine d'ateliers, hangars ou autres de la région parisienne, voire au-delà. Y travaillent chorégraphes, costumiers, performeurs... « Moi, je viens à des moments clés pour voir la concrétisation de ce qu'on a imaginé, pour ajuster. Ce n'est pas une mise en scène de Thomas Jolly ou un objet signé comme la cérémonie de Philippe Decouflé [pour les JO d'hiver à Albertville en 1992], c'est un concept général. Il y a tellement d'invités, de gens que j'admire et avec qui je voulais collaborer. » Des secrets dévoilés au compte-gouttes par le Cojop.

Des bouts de répétition ont aussi eu lieu sur site. En toute discrétion. Mais comme la Seine n'est pas à disposition tous les soirs, une parade a été trouvée. Fan de jeux vidéo, Thomas Jolly a très vite fait développer un logiciel lui permettant d'avoir une vue de Paris de n'importe quel siège des gradins en bord de Seine, sans bouger de son salon. Pas besoin de prendre un bateau ; d'un coup de manette, il se déplace et installe ses décors. « Je peux même faire lever ou coucher le soleil, créer des orages, sourit-il. Tu es un peu Dieu quand tu fais ça, c'est génial. » Maître des horloges également ? Afin de s'appuyer au maximum sur la lumière naturelle, il a fait avancer l'heure de la cérémonie de 20 h 24 - symbolique - à 19 h 30 - pragmatique, le soleil se couchant à 21 h 37 le 26 juillet.

Ce soir-là, le pétillant chef d'orchestre découvrira l'œuvre dans son intégralité puisque aucune répétition générale n'a été possible. Une première et une dernière, en quelque sorte. Il sera sur place mais admet une frustration dans cette position : ne pas avoir accès aux douze tableaux comme à la télé (il y aura tout de même des écrans en bord de Seine). Car si son spectacle envahira les quais, les bâtiments, les toits et les berges, « jouant avec la majesté du réel sans essayer de s'y mesurer », la caméra ne se limitera pas à ça et devrait faire naître l'inattendu. « Sky is the limit », papillonne-t-il, comme une invitation subliminale à lever les yeux au ciel...

Fan de jeux vidéo, Thomas Jolly a fait développer un logiciel lui permettant d'avoir une vue de Paris

« Très crispé » entre septembre et février, Thomas Jolly s'est détendu en voyant les choses prendre forme. Sûr de ses choix artistiques. Conscient de son impuissance face à la nature profonde d'un spectacle vivant. « Ce ciel, ce vent, ce courant, cette hauteur de Seine, l'actualité, le climat du pays... Tout ça va cliquer le 26 juillet à 19 h 30. Nous aurons un état de toutes ces données et ce sera le code pour commencer. Nous, nous sommes prêts à tout : nous avons des plans de contingences pour toutes les situations. Et ça, pour le coup, je ne peux pas les prévoir. » Juste anticiper et prier.

206 délégations sur 85 bateaux

Vendredi, ce sont 250 bus qui emmèneront les quelque 9 000 athlètes depuis le village olympique. Les départs seront échelonnés pendant une heure environ afin que l'attente sur l'eau ne s'éternise pas avant le début de la cérémonie à 19 h 30. Les 206 délégations se répartiront sur 85 bateaux, qui ont tous été auscultés (pompe à huile, batteries à changer...). Il y en aura d'une à quatre par embarcation. Les plus grosses tiennent bien sur une seule.

Avant le départ, les bateaux seront placés sur les deux rives de la Seine, depuis le pont d'Austerlitz, d'où s'élancera la parade, jusqu'à 4 kilomètres en amont dans le Val-de-Marne. Cette phase est plus facile à gérer que celle du débarquement au Trocadéro, sur une zone beaucoup plus réduite. Les athlètes y seront déposés pour assister à la seconde partie des célébrations après deux heures de cérémonie nautique. Stéphane Colineau.

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Commentaires 6
à écrit le 27/07/2024 à 10:55
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Il n’y a pas qu’à la tête du train que des critiques peuvent être formulées

le 28/07/2024 à 10:21
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Qui est responsable ? Pourquoi iles responsables sont payés plus que les salariés si ce n'est pour assumer leurs responsabilités non ? Ou bien c'est comme les riches qui ne payent pas d'impôts et dont il ne faut surtout pas parler ?

à écrit le 21/07/2024 à 20:03
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Hunger games ? Presque. On va y arriver...

le 22/07/2024 à 7:58
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Tant mieux, ça fini bien ! :-)

à écrit le 21/07/2024 à 10:13
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vu la mentalite du pouvoir il n'y aura pas de gros effort a faire pour ejecter tous les gouvernement propose ce qui ne sera que de la monnaie rendu au refus de condideration des elus

à écrit le 21/07/2024 à 9:47
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J.O. 2024 ? Ne manquez pas de lire "Oxymore" de Jean Tuan chez C.L.C. Éditions. L'auteur observateur attentif de la Chine, le pays de son père, nous dévoile comment la Chine utilise tous les moyens pour que ses athlètes triomphent au niveau mondial....

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