La France finance Moscou en important de plus en plus d’engrais produits avec du gaz russe

En provenance de Russie, les importations de l'Union européenne d'engrais azotés, produits à partir de gaz naturel, n'ont pas baissé depuis 2019, contrairement à celles d'autres biens. Pour la France, ces importations et cette dépendance ont même grimpé. Les producteurs européens dénoncent une forme d'exportation détournée de gaz. Mais ces engrais restent exemptés de droits de douane et de sanctions.
Giulietta Gamberini
La gaz représente plus de 80% des coûts de production de l'ammoniac, ingrédient principal des engrais.
La gaz représente plus de 80% des coûts de production de l'ammoniac, ingrédient principal des engrais. (Crédits : Reuters)

Les céréales oui, les engrais non. C'est ce qu'ont décidé jeudi les Etats membres de l'UE, qui, afin de davantage assécher les revenus de Moscou, se sont finalement accordés pour imposer des droits de douane « prohibitifs » sur les importations de produits agricoles russes. Afin de préserver la sécurité alimentaire mondiale, la nourriture et ce qui contribue à sa production étaient en effet jusqu'à présent exemptés tant des sanctions, que des droits de douane imposés par l'Union européenne à la Russie. Les Vingt-Sept mettront un terme à cet état de fait dès le 1er juillet.

Les engrais restent toutefois exemptés de cette nouvelle restriction, alors que, en 2020, selon la Banque mondiale, citée par le département de l'Agriculture des États-Unis, la Russie assurait 16% du commerce mondial d'urée, l'engrais azoté le plus consommé. Grâce aussi à la hausse des cours mondiaux des engrais, en 2022, le prix déboursé par l'UE pour les engrais azotés russes a dépassé le sommet de 1,4 milliard d'euros. La France les a pour sa part payés plus de 199 millions d'euros en 2022 et plus de 109 millions en 2023.

Lire aussiAgriculture : la dépendance aux engrais azotés difficile à éradiquer

Une faille dans la « souveraineté alimentaire »

Pourtant, les producteurs européens -mais aussi américains- de ces intrants agricoles essentiels dénoncent de plus en plus publiquement une forme de détournement des exportations de gaz russe. Puisque le gaz représente plus de 80% des coûts de production de l'ingrédient principal des engrais azotés, l'ammoniac, les exportations russes d'engrais azotés remplaceraient de facto celles de gaz. Par ce biais, la Russie renforcerait ainsi non seulement ses moyens financiers, utilisés aussi dans la guerre en Ukraine, mais aussi son « arme alimentaire ».

Au moment même où l'Assemblée nationale, dans le cadre de l'approbation du projet de loi agricole, consacre dans la législation la notion de « souveraineté alimentaire », le débat prend aussi une tournure stratégique : l'alimentation française peut-elle dépendre de facteurs de production venant de l'étranger, et encore pire d'un fournisseur peu fiable comme la Russie ? Et que pourrait-il se passer si la Russie décidait à l'improviste de réserver son azote pour sa propre production de céréales, dont elle essaie d'inonder le monde ?

 Même Emmanuel Macron s'est saisi du sujet.

« (...) Cette ère où l'Europe achetait son énergie et ses engrais à la Russie (...) est révolue », a glissé le président de la République le 25 avril, lors de son discours sur l'Europe à la Sorbonne.

Lire: La souveraineté alimentaire, une notion politique dont la définition fait débat

Les importations françaises en forte hausse

Les données publiées par la Commission européenne montrent en effet que, entre 2019 et 2023, à la différence de l'ensemble des importations européennes de biens en provenance de Russie, en baisse, celles d'engrais azotés russes ont légèrement augmenté, en passant de 2,25 à 2,33 millions de tonnes. En raison d'une augmentation globale des importations européennes d'engrais azotés, la dépendance de l'origine russe a néanmoins un peu baissé, de 30% à 23%.

En France, cette hausse des importations d'engrais azotés russes est encore plus marquée : entre 2019 et 2023, elles ont été multipliées par plus de six, en passant de quelque 70.700 tonnes à plus de 443.500 tonnes annuelles. De surcroît, la part de l'origine russe dans l'ensemble des importations françaises d'engrais azotés de pays hors UE a aussi flambé, en grimpant de 4,4% à 21%. Or, entre 2016 et 2019, les importations d'engrais azotés en provenance directe de Russie avaient au contraire été divisées par presque dix, et leur part dans l'ensemble des importations de pays tiers par plus de cinq, montrent les données de la Commission européenne.

La compétitivité des engrais européens en berne

A l'origine de ce phénomène, selon les producteurs européens, une distorsion de la concurrence. Depuis 2020, sur le Vieux Continent, l'industrie européenne des engrais azotés a en effet été pénalisée par la hausse vertigineuse des prix du gaz, qui constitue tant la principale matière première que la principale ressource énergétique dans leur fabrication, et pèse pour plus de 80% des coûts de production de leur principal ingrédient, l'ammoniac. Face à la concurrence notamment de l'urée russe, produite à partir de gaz moins cher, des usines européennes ont même dû fermer.

En France, l'urée russe a en outre partiellement substitué un autre engrais, l'ammonitrate, spécialité de l'industrie européenne et normalement préféré par les agriculteurs français. Moins efficace, l'urée doit être utilisée en quantités supérieures. Cela pourrait contribuer à expliquer la hausse spectaculaire des volumes des importations françaises, analyse le géant européen des engrais Yara.

Lire: Agriculture : les prix du gaz pénalisent les engrais les moins polluants

Giulietta Gamberini

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Commentaires 14
à écrit le 02/06/2024 à 22:12
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Une raison de plus pour tout faire pour arrêter cette guerre absurde, dans laquelle plus personne ne veut combattre, d'autant que les fameuses sanctions ne servent apparemment à rien. Tant pis pour les redresseurs de tort grands défenseurs de la démo...

à écrit le 01/06/2024 à 13:23
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Pour mieux "effondrer l'économie russe"?

à écrit le 31/05/2024 à 19:35
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Il y a eu une période où l'on nous expliquait que les manques dans les rayons des supermarchés étaient dus à la guerre en Ukraine. C'était fou tout ce qu'on fabriquait en Ukraine ou grâce à elle. Pourvu qu'on ne nous apprenne pas un jour que les prés...

le 01/06/2024 à 9:13
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Surtout les 250.000 distribués pour les JO aux 15 000 athlètes et membres des délégations qui résideront au village ...

à écrit le 31/05/2024 à 17:47
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Il n'y a pas que l'engrais mais également le gaz liquéfié et l'uranium enrichi par Rosatom. Il faut se réveiller, que croyez-vous, que les capitaux de la Russie naissent dans les choux?🤡

le 01/06/2024 à 20:52
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Le GNL, je crois qu'il y a un calendrier pour arrêter mais c'était la seule forme sous laquelle on achetait encore du gaz russe (sans doute issu d'installation Total, la Russie a besoin des hautes technologies occidentales). L'hiver prochain, pas sûr...

à écrit le 31/05/2024 à 16:40
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Le lobby agro-industriel a ses raisons que la raison n'a pas, et il en a beaucoup de celles-là !

à écrit le 31/05/2024 à 14:52
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Une raison de plus pour tout faire pour arrêter cette guerre absurde, dans laquelle plus personne ne veut combattre, d'autant que les fameuses sanctions ne servent apparemment à rien. Tant pis pour les redresseurs de tort grands défenseurs de la dém...

à écrit le 31/05/2024 à 14:10
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Vu le niveau des nappes, les terres gorgées d’eau presque partout en France, c’est sûr qu’une bonne partie de l’azote du sol a été lessivée..et que chaque agriculteur va avoir tendance à compenser ces pertes..

à écrit le 31/05/2024 à 13:19
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Désolé pour certains " moralistes " du Media et des Salons de devoir le dire mais la Russie est indispensable aux pays européens

le 31/05/2024 à 13:33
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@ Heteroi - Non. Et pour des raisons bien plus vitales que bassement mercantiles.

le 31/05/2024 à 18:09
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@Heteroi. Évidemment sur le plan économique. D'ailleurs, pourquoi croyez-vous que la révolution de Maïdan est intervenue courant 2013 (alors que l'Ukraine populiste voulait rejoindre l'UE et l'O.t.a.n), tandis que le président Ukrainien pro-russe (av...

à écrit le 31/05/2024 à 13:12
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Il est navrant que la France ne produise pas elle-même suffisamment d'ammoniac, composant de base de ces engrais azotés, à la faveur des champs éoliens et solaires qui fournissent à certaines heures une électricité à prix négatif. Ah oui, c'est vrai,...

le 31/05/2024 à 14:16
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Les engrais azotés ont ceci de particuliers d'être extrêmement dangereux (cf les catastrophes AZF et du port de Beyrouth) , très polluants pour l'environnement (eau et air) et chers à produire car d'origine fossiles. Quand on sait que ces engrais azo...

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