L'après Ariane 6 : « des décisions seront prises en 2025 » (Josef Aschbacher, ESA)

Dans une interview accordée à La Tribune, le directeur général de l'ESA Josef Aschbacher explique que l'Agence spatiale européenne travaille déjà sur l'après Ariane 6, le nouveau lanceur lourd européen qui pourrait voler après 2030. Pour le patron de l'ESA, il est également très clair que l'Union européenne doit trouver « un moyen de faire décoller avec succès la constellation IRIS² »
« Aujourd'hui, les entreprises, qui développent un mini-lanceur, n'ont aucune contrainte. Elles peuvent s'approvisionner dans n'importe quel pays » (Josef Aschbacher, directeur général de l'ESA).
« Aujourd'hui, les entreprises, qui développent un mini-lanceur, n'ont aucune contrainte. Elles peuvent s'approvisionner dans n'importe quel pays » (Josef Aschbacher, directeur général de l'ESA). (Crédits : ESA)

Quelle est la feuille de route après le vol inaugural d'Ariane 6 ?
« Le vol » inaugural d'Ariane 6 prévu le 9 juillet, sous la responsabilité de l'ESA, est extrêmement important pour l'Europe, notamment pour garantir son accès à l'espace. Pour atteindre cet objectif, ce premier vol est le jalon le plus important de l'année. Puis, en fonction des données recueillies lors de ce vol inaugural et en supposant que tout se déroule bien, nous planifierons le premier lancement commercial avant la fin de l'année. Une fois le vol inaugural effectué et analysé, nous transférons la responsabilité des vols à Arianespace.

En tant qu'architecte de la politique spatiale européenne, quelles améliorations prévoyez-vous sur Ariane 6. Sera-t-elle par exemple réutilisable ?
Non, la réutilisation n'est pas prévue aujourd'hui sur Ariane 6. Cette capacité n'est pas financée et elle nécessite des investissements. Nous avons toutefois une feuille de route concernant les évolutions d'Ariane 6. Dans un premier temps, nous lançons Ariane 6 avec deux boosters (Ariane 62), puis, plus tard, nous préparons la version avec quatre boosters (Ariane 64). Ensuite, nous améliorerons au fur et à mesure les performances du lanceur en mettant sur orbite des charges utiles de plus en plus lourdes.

L'ESA ne croit-elle pas à la réutilisation ?
Bien au contraire. Si la réutilisation n'est pas possible avec Ariane 6 - du moins dans cette configuration -, l'ESA investit dans la réutilisation avec le développement du moteur Prometheus, dont le projet a été initialement lancé par le CNES. Ce développement est effectué en parallèle ou en accompagnement avec le développement et l'exploitation d'Ariane 6. Ce moteur est d'ailleurs à la base du projet du lanceur Maia, développé par ArianeGroup à travers sa filiale MaiaSpace, et puis, plus tard, pourquoi pas des vaisseaux spatiaux. Quand et comment ces développements permettront de futurs lancements d'un lanceur lourd ? Cela fait partie des projets que nous sommes en train de mettre en place. L'ESA et ses états membres ont décidé de lancer un défi dans le domaine des mini-lanceurs. Il s'agit d'une décision très importante. L'ESA doit être prête pour la prochaine réunion ministérielle en 2025, qui sera l'occasion de financer ce projet. Mais avant, nous devons lancer dès le début 2025 les premières étapes de ce défi pour identifier les entreprises éligibles. L'objectif est de sélectionner un certain nombre d'entreprises pour la conférence ministérielle prévue fin 2025.

Quelle sera la durée d'exploitation d'Ariane 6 avant son remplacement ?
Ce n'est pas encore défini. Nous avons mis en place une première phase d'exploitation stabilisée sur une période de trois ans. Les trois pays les plus concernés par le programme (France, Italie et Allemagne) ont déjà évoqué une prolongation d'un an et demi. Ce projet doit être approuvé par l'ESA. Nous avons aussi donné la possibilité de poursuivre l'exploitation d'Ariane 6 sous des formes différentes, ce qui permettrait de réduire les contributions des États membres dans le cadre d'un nouvel accord. Tout cela doit encore être négocié avec les acteurs concernés. Aujourd'hui la phase d'exploitation stabilisée d'Ariane 6 nous mène vers la fin de cette décennie. Enfin, il est clair qu'il faudra du temps avant qu'un nouveau lanceur lourd soit prêt à être réellement mis en service. Il ne faut pas oublier non plus - c'est une des leçons que nous devons absolument retenir - que nous avons besoin d'une période de recouvrement entre Ariane 6 et le futur lanceur. C'est très important.

En effet...
... Si nous avons aujourd'hui un décalage d'un an, c'est parce que nous n'avons pas prévu cette période de recouvrement entre Ariane 5 et Ariane 6. Dans la prochaine planification, je garantirai une période de plusieurs années entre Ariane 6 et le nouveau lanceur qui lui succédera, surtout si le futur lanceur est issu d'une compétition commerciale. Car je veux avoir la certitude que ce nouveau lanceur sera bien stabilisé, qu'il fonctionne bien d'un point de vue technique, programmatique et financier. Nous ne savons pas quand il faudra relever le défi d'un nouveau lanceur lourd européen. D'autant qu'Ariane 6 pourrait être encore opérée dans les années 2030. Mais je ne veux pas spéculer. Cela dépendra vraiment de l'évolution du lanceur et où en sont les autres projets. Mais il y a une réalité : il faut beaucoup de temps pour développer un lanceur. Des décisions seront prises lors de la conférence ministérielle de 2025.

Le retour géographique pèse très fortement sur les performances économiques des programmes commerciaux comme Ariane 6. Peut-on s'en passer à l'avenir ?
Permettez-moi de clarifier une notion qui a parfois été mal interprétée ou mal comprise : le retard d'Ariane 6 n'est pas du tout lié au retour géographique. Nous avons eu des problèmes techniques sur Ariane 6. Ils n'ont pas été causés par les partenaires qui sont montés à bord dans le cadre du retour géographique.

Mais peut-on s'en passer à l'avenir ?
ArianeGroup se fournit auprès d'une douzaine d'entreprises à travers l'Europe. Et le retour géographique s'applique en fonction des participations des États membres et des négociations qu'ArianeGroup mène avec tous ses fournisseurs. Il faut toutefois rappeler qu'ArianeGroup a la liberté de choisir d'autres sociétés dans le pays qui a contribué au programme. Ensuite, il lui est possible d'ouvrir de nouvelles compétitions avec les entreprises de n'importe quel pays, le retour géographique ne s'appliquant pas à l'exploitation. Il existe déjà une certaine flexibilité dans le système actuel.

Les constructeurs de mini-lanceurs ont une totale liberté de s'organiser sur le plan industriel. L'ESA préconise-t-elle cette liberté d'entreprendre ?
C'est clairement un changement de paradigme pour acquérir le prochain lanceur européen après Ariane 6. Aujourd'hui, les entreprises, qui développent un mini-lanceur, n'ont aucune contrainte. Elles peuvent s'approvisionner dans n'importe quel pays. En tant que directeur général de l'ESA, je dois toutefois trouver une solution pour financer ces projets. C'est pour cela que j'ai lancé dans le cadre de l'ESA un défi pour les mini-lanceurs à l'image de ce que nous avons fait pour la première phase du projet de cargo spatial, sur lequel nous avons convenu de ne pas appliquer les règles du retour géographique.

Et pour la phase 2 ?
Pour la phase 2, nous devons maintenant décider d'une proposition avec les États membres sur la manière de la financer. Nous aimerions logiquement continuer avec les consortiums qui ont développé la phase 1. C'est une discussion que nous avons actuellement avec les  pays membres. Permettez-moi de prendre un peu de recul. Nous avons aujourd'hui en Europe une industrie très compétitive en Europe. Nos grands intégrateurs de systèmes - Airbus Defence and Space, Thales Alenia Space et OHB - ainsi que tous les sous-traitants développent aujourd'hui des satellites et des infrastructures à des prix très compétitifs en dépit du retour géographique et de la participation de nombreuses entreprises issues des 22 pays membres de l'ESA. C'en est parfois très surprenant : nous avons en Europe un programme satellitaire de 5 milliards d'euros, qui coûte beaucoup plus cher aux autres puissances spatiales. Cela me montre que le système de l'ESA a bien fonctionné au cours des dernières décennies.

Sur l'exploration spatiale, comment l'Europe peut-elle avoir une politique ambitieuse et tendre vers une autonomie stratégique ? L'Europe peut-elle par exemple se passer des Américains ?
Non, notre politique en matière d'exploration spatiale doit être le résultat d'un équilibre que nous devons encore définir avec certainement plus d'éléments pour accroître notre autonomie stratégique. Nous devons être à la fois une puissance spatiale forte et un bon partenaire au sein de coopérations internationales. La coopération internationale est fondamentale, en particulier dans le domaine de l'exploration. C'est un sujet si vaste, si exigeant, si coûteux qu'il est difficile de ne pas coopérer avec d'autres partenaires. Même les États-Unis, qui sont de loin ceux qui investissent le plus dans l'exploration, travaillent avec des partenaires internationaux. Ainsi, ils s'appuient souvent sur l'ESA comme par exemple pour le module de service européen ou pour ExoMars mais l'Europe ne maîtrise pas toutes les technologies. Il y a donc de nombreux domaines dans lesquels nous devons travailler en étroite coopération. Je suis donc convaincu que nous devons intensifier la coopération internationale. Mais vous n'êtes un bon partenaire international que si vous avez de la qualité dans vos poches, ce qui signifie que vous avez des technologies à offrir dans un partenariat. Et j'aimerais développer une autonomie stratégique européenne plus forte avec des contributions de haut niveau dans le cadre de coopérations internationales.

La fin de vie de la Station spatiale internationale (ISS) est prévue vers 2030. Les prochaines stations spatiales seront privées et commerciales. Est-ce à dire que l'Europe devra payer pour envoyer des astronautes européens ?
Non, je ne veux pas payer nos participations avec du cash. C'est pourquoi nous avons signé trois accords avec des partenaires différents qui sont en train de devenir des opérateurs de stations spatiales commerciales : StarLab Space (Airbus, Voyager Space, MDA et Mitsubishi), Axiom et la société américaine Vast créée l'année dernière et avec qui j'ai signé un accord la semaine dernière. C'est un accord très similaire à ceux passés avec Axiom et StarLab : ces opérateurs pourraient utiliser des cargos européens pour du fret, par exemple, et en échange, ils accueilleraient des astronautes européens.  C'est un protocole d'accord. Le prix n'a pas encore été fixé. Nous sommes en cours de discussion. Mais le principe est le suivant : l'ESA ne paiera pas en cash pour louer un « local ». Mais pour cela les industriels européens doivent être compétitifs.

Le dossier IRIS² est compliqué. Estimez-vous que les conditions soient réunies pour lancer enfin cette constellation ?
Il est très clair que nous devons trouver un moyen de faire décoller avec succès la constellation IRIS², un projet dirigé par la Commission européenne. C'est une nécessité. Nous la soutenons dans la mise en œuvre de la constellation. Pour être très clair, nous considérons que la Commission a fait un très bon travail en établissant la nécessité d'une connectivité sécurisée, en trouvant un budget et, enfin, en mettant en place un programme. L'ESA contribue à la mise en place de ce programme en conseillant la Commission. Nous finançons également ce programme pour environ 600 millions d'euros et nous avons également obtenu de l'Union européenne un financement complémentaire de 380 millions. C'est une contribution importante. L'ESA est pleinement engagée dans la réussite de ce projet, qui arrive dans la phase de mise en œuvre.

Les relations entre l'ESA et la Commission européenne se sont-elles apaisées ? Faut-il faire évoluer la gouvernance du spatial en Europe entre la commission européenne et l'ESA ?
Il est fondamental que la Commission européenne et l'ESA aient une bonne relation qui soit stable et sur le long terme. Cette relation est essentielle. C'est la priorité numéro un de mon agenda 2025. Et je ne pense pas que nos relations sont si compliquées. Les objectifs, les rôles, les capacités et les forces des deux organisations sont clairs. La Commission tient sa légitimité de l'Union européenne, l'ESA de ses États membres. Nous sommes une agence technique, une agence de projet, une agence de programme très forte, qui développe des projets spatiaux de grande envergure au niveau européen depuis plusieurs décennies, avec beaucoup de succès. Et nous le faisons bien. L'Europe a besoin d'une organisation comme la nôtre qui remporte des succès dans le spatial grâce à nos grands programmes et nos projets spatiaux. C'est ce que je veux continuer à faire à l'avenir, pendant des années et même des décennies. Je suis convaincu que nous ne réussirons en Europe que si nous travaillons en étroite coopération avec la Commission européenne, comme nous l'avons fait pour Galileo, l'un des meilleurs systèmes de navigation au monde.

Comment stabiliser sur le long terme les relations entre les deux entités ?
L'accord-cadre de partenariat financier (FFPA) est un bon accord mais qui est limité à sept ans. L'année prochaine, nous devrons en négocier un nouveau. J'aimerais un accord qui soit beaucoup plus sur le long terme et qui lie les deux organisations de façon plus étroite. Nous souhaitons que la Commission reconnaisse l'ESA comme l'agence de mise en œuvre de tous les programmes spatiaux de l'UE. En retour, l'ESA travaillerait en étroite coopération avec la Commission pour définir les évolutions futures de la politique spatiale en Europe.

Comment peut-on rendre l'Europe encore plus ambitieuse en matière spatiale ?
C'est un dossier sur lequel je suis vraiment très engagé. Et j'y crois fermement. En Europe, nous avons une réflexion très profonde sur la façon dont nous souhaitons aller de l'avant dans le spatial et comment nous voulons le développer à l'avenir. Il s'agit d'une réflexion très importante. Aujourd'hui, nous entrons dans une situation totalement nouvelle en termes de paysage concurrentiel international. Face à nous, nous avons beaucoup de concurrents à l'étranger, qui sont très puissants et qui ont un impact considérable sur le marché, en Europe mais aussi partout dans le monde. Nous devons réfléchir à la meilleure façon de nous positionner.

Qu'est-ce que cela signifie ? 
Nous devons répondre à cette question : Quelle est l'importance du spatial pour l'Europe et pour la société européenne ? Il peut s'agir d'aspects économiques ou scientifiques, d'aspects liés à la sécurité, aux talents ou à la main-d'œuvre, et de bien d'autres points encore. On sent bien que l'importance du spatial est cruciale. D'ailleurs, la plupart des pays européen estime que le spatial est une priorité absolue, qu'il est stratégique et donc très important. Si c'est le cas, comment le mettre en œuvre de la meilleure façon possible ? C'est une question à laquelle je réfléchis beaucoup en tant que directeur général de l'ESA. Nous sommes en train de définir une stratégie pour les 40 prochaines années, avec les États membres, sur la manière de positionner l'Europe de la meilleure façon possible.

Pour une politique spatiale ambitieuse, on parle en milliards d'euros...
... Oui, absolument. Nous avons déjà un programme très ambitieux. Il est clair que le contenu de la prochaine réunion ministérielle de l'ESA en 2025 et du prochain cadre financier de la Commission européenne (MMF) doivent être bien coordonnés pour s'assurer que nos investissements soient bien alignés et complémentaires sur ceux de l'Union européenne.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 3
à écrit le 13/06/2024 à 20:22
Signaler
En êtes vous sûr? La France dispose de tout ce qui est nécessaire pour faire un lanceur. Citez factuellement un domaine où nous ne serions pas capable de produire ce qui est nécessaire.

à écrit le 13/06/2024 à 8:44
Signaler
Sans la France, ce système Ariane n'existerait pas..

le 13/06/2024 à 10:00
Signaler
Sans la participation d’autres pays européens, ce projet appartiendrait au passé. L'ambition française est supérieure à ses possibilités. Les ressources technologiques et financières de la France ne sont pas suffisantes pour mener à terme des projets...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.