Spatial : « Nous sommes en train de rentrer dans un monde nouveau » (Philippe Baptiste, PDG du CNES)

Lanceurs, satellites, constellations, exploration spatiale, CNES, Agence spatiale européenne (ESA)... Le monde du spatial est en train de changer radicalement et profondément. A la veille d'un sommet spatial européenne à Bruxelles (22 et 23 mai) sur l'avenir de l'Europe spatiale, le président et directeur général du CNES Philippe Baptiste, qui appelle les industriels et les organismes institutionnels français et européens à réagir pour monter dans le train du changement, dit ses quatre vérités dans une interview exclusive accordée à La Tribune.
« En Europe, (...) cette façon de faire, qui a permis des réussites extraordinaires, est derrière nous, du moins pour les sujets sur lesquels la compétitivité est déterminante. Nous sommes en train de rentrer dans un monde nouveau, un monde où il y a beaucoup plus de compétitions, où les industriels ont beaucoup plus d'autonomie et de libertés » (Philippe Baptiste, PDG du CNES)
« En Europe, (...) cette façon de faire, qui a permis des réussites extraordinaires, est derrière nous, du moins pour les sujets sur lesquels la compétitivité est déterminante. Nous sommes en train de rentrer dans un monde nouveau, un monde où il y a beaucoup plus de compétitions, où les industriels ont beaucoup plus d'autonomie et de libertés » (Philippe Baptiste, PDG du CNES) (Crédits : CNES)

Ete-vous confiant pour un premier vol d'Ariane 6 programmé cet été ?
La fenêtre de lancement (15 juin/31 juillet, ndlr) n'a pas changé depuis six mois... Le fait de tenir enfin le calendrier illustre bien la reprise en main du programme. Nous allons  resserrer la fenêtre incessamment.

Et si jamais, ce n'était pas le cas ?
Il n'y aura pas d'activité en août sur la base spatiale, qui effectuera sa reprise en septembre. Si la date de lancement glisse au-delà du mois de juillet, nous ne pourrions lancer que plusieurs semaines après la rentrée. Il faut à tout prix éviter ce glissement, mais la fenêtre actuelle de lancement est atteignable.

Comment envisagez-vous la remontée en puissance du Centre spatial guyanais (CSG) ?
Au CSG, il va y avoir un changement profond. La base va passer d'une base qui opérait des lanceurs institutionnels développés par l'ESA (Vega et Ariane) à une base où il y aura une grande variété de lanceurs, certains institutionnels, d'autres développés par des entreprises européennes. Nous devons revoir complètement le mode d'organisation de la base et se poser ces questions : qui fait quoi ? Comment les lancements sont-ils financés ? etc... Et puis nous avons beaucoup de projets en cours, notamment la remise en état du pas de tir de Soyuz pour le proposer à des lanceurs moyens.

Avec le premier vol d'Ariane 6, faut-il espérer que les tensions dans le spatial puissent s'apaiser ?
Soyons honnête, la tension dans le domaine des lanceurs est palpable. Retards d'Ariane 6, surcoûts, difficultés techniques de Vega, ambition très forte de nouveaux acteurs poussés par leurs états, nous ne sommes pas au bout de la crise ! Nous allons encore en souffrir pendant quelques années encore, mais il est clair que le lancement d'Ariane 6 sera le début d'un fort rebond. Sur les autres sujets du spatial, les rivalités existent, mais il me semble que ce sont souvent des jeux de postures, mais qu'in fine nous saurons les surmonter. Ce sera le cas, j'en suis certain pour IRIS².

Mais la situation a été clarifiée pour les lanceurs avec la ministérielle de Séville....
... La question des lanceurs reste quand même un sujet de tensions en Europe. Pourquoi ? Parce que le monde change. En Europe, nous sommes arrivés à la fin d'un système où les lanceurs étaient pensés et conçus comme des objets de technologies développés par les agences avec des financements purement étatiques et du retour géographique... Ce monde est en train de s'effondrer. Cette façon de faire, qui a permis des réussites extraordinaires, est derrière nous, du moins pour les sujets sur lesquels la compétitivité est déterminante. Nous sommes en train de rentrer dans un monde nouveau, un monde où il y a beaucoup plus de compétitions, où les industriels ont beaucoup plus d'autonomie et de libertés. Nous ne sommes pas non plus naïfs : je ne suis pas en train de vous dire que ce monde va être un monde merveilleux où les États ne financeront plus rien. Les lanceurs, ca continuera à coûter beaucoup d'argent aux États, mais je suis convaincu que nous pourrons réduire les coûts et les délais en faisant différemment.

Pourquoi ce système serait-il plus vertueux ?
Il devrait permettre aux industriels de réduire les coûts et les délais et, in fine, avoir des systèmes un peu moins chers. L'organisation industrielle pour un lanceur comme Ariane 6 est fondamentale : une partie très significative des coûts est générée par une organisation avec une empreinte industrielle dans l'ensemble de l'Europe. Par exemple, il y a des morceaux du lanceur qui passent deux ou trois fois la frontière entre la France et l'Allemagne (allers-retours). C'est démentiel. Il faut donc sortir de cette organisation industrielle tout comme il faut sortir du retour géographique et du rôle des agences tel qu'il est aujourd'hui, y compris celui de l'ESA. Il faut rationaliser l'organisation industrielle et l'optimiser. Le système actuel s'y prépare et c'est pour cela que cela crée des tensions. Se le cacher serait naïf. C'est un vrai bouleversement en cours.

La conférence ministérielle a opté pour une compétition dans les mini-lanceurs. Les industriels (Isar Aerospace, RFA One, MaiaSpace, PLD, Latitude...) pourront-ils avoir la main sur leur organisation industrielle ?
C'est bien l'objectif. Cela ne veut pas dire que l'organisation sera moins européenne. Je vous parie qu'un lanceur comme Maia fera appel à des compétences dans toute l'Europe et qu'in fine  il ne sera pas moins européen qu'Ariane 6 ! En revanche, MaiaSpace ne se verra pas imposer, à la différence fondamentale d'ArianeGroup pour Ariane 6, les contraintes budgétaires et politiques d'un retour géographique tatillon... Cela reste avant tout un projet industriel, dont l'objectif est de concevoir un lanceur pas cher et de façon rapide. MaiaSpace ira chercher les meilleurs fournisseurs aux meilleurs endroits.

Pourquoi finalement ne pas imiter le modèle SpaceX très intégré sur un même site ?
Il faut que ce soit possible. C'est fondamental mais ce n'est pas mon travail de dire à MaiaSpace ou à Latitude de dire s'il faut verticaliser ou pas. C'est le travail des industriels ! A eux de décider : est-ce que c'est la bonne organisation ou pas ? En revanche, il faut leur donner l'espace de liberté pour le faire

Cette crise va-t-elle permettre d'aller vers un système plus vertueux ?
Il faut d'abord réussir le premier lancement d'Ariane 6. C'est un premier lancement avec sa part de risques. Puis, il faudra finaliser les accords qui ont été décidés à Séville et récupérer tout l'argent qui a été promis pour assurer tous les ans l'exploitation d'Ariane 6. Il faut aussi continuer à serrer la vis des sous-traitants pour qu'ils continuent à réduire leurs coûts et que le business plan d'Ariane 6 tienne. Aujourd'hui, il y a encore quelques pourcents à gagner... Pour cela, il faut que tout le monde joue le jeu, y compris en Allemagne. Nous avons encore plein de sujets devant nous. Par exemple, il va falloir mettre en place le départ de Vega d'Arianespace, « le vexit ». Pour cela, il faut réviser un traité international ratifié par plusieurs États. Nous ferons le maximum pour aller le plus vite possible, mais ce n'est pas trivial.

Maia est un pari risqué...
... C'est vrai. MaiaSpace doit être capable de trouver des talents partout, chez ArianeGroup évidemment mais partout en Europe aussi. L'équipe est exceptionnelle et je crois qu'ils sont convaincus du fait qu'ils devront faire différemment : coûts plus bas, risques plus élevés, agilité. Est-ce qu'ils vont réussir à aller vraiment jusqu'au bout et y arriver ? On verra. Les trois startups qu'on finance également à travers France 2030 sont également de très très beaux paris.

Votre système apparaît vertueux. Vous payez au jalon.
On paye une partie significative à la réussite du premier vol. C'est une petite révolution dans le monde des lanceurs. Pourquoi procédons-nous de cette manière ? Parce que nous voulons aller vite. La vitesse, c'est aussi cela qui nous a convaincu de porter directement le projet sans attendre la challenge de l'ESA de 2025. S'agissant de ce dernier, les discussions sont encore très ouvertes, il est temps de converger.

Quelle est la stratégie de la France par rapport à l'ESA ?
Le CNES coopère directement avec les grandes agences spatiales américaines, japonaises, chinoises ou indiennes, mais plus de la moitié de nos ressources sont consacrées aux programmes européens. La coopération européenne est vraiment dans notre ADN, mais pas à n'importe quel prix. Nous devons aller vite, simplifier nos mécanismes de prise de décision et, je le redis, le retour géographique n'est pas adapté pour des programmes qui doivent produire des satellites commerciaux ou des lanceurs. Je constate aussi que l'UE souhaite monter en puissance sur les lanceurs. C'est un des enjeux majeurs des prochains mois.

L'Europe doit aller plus vite dans ses décisions. Pourquoi ressentez-vous cette urgence ?
J'ai visité récemment Intuitive Machines à Houston. Leur alunisseur, Odysseus, a coûté un peu plus de 100 millions de dollars. Ce montant fait partie d'un contrat dans le cadre du programme Commercial Lunar Payload Services (CLPS) de la NASA... La manière dont l'industriel travaille et la manière dont il est financé n'ont rien à voir avec ce que nous savons faire aujourd'hui en Europe. Nous avons un savoir faire exceptionnel, des industriels remarquables, mais notre système de prise de décision est trop complexe, notre aversion au risque est trop forte.

C'est pour cela que vous avez dit récemment : « on va tous crever » ?
Nous sommes aujourd'hui à un moment clef pour la  constellation européenne IRIS². Il faut que les satellitiers et les opérateurs proposent un projet compatible avec les financements disponibles. Il n'y a pas de plan B et j'espère sincèrement que tout le monde a bien pris conscience des enjeux liés à ce programme essentiel pour la souveraineté européenne.

Les constructeurs de satellites sont dans un creux. Quel avenir pour Airbus et Thales ?
Nous avons en Europe et notamment en France des constructeurs de satellites, qui ont un très bon niveau technologique. Cette industrie a remarquablement bien fonctionné jusqu'à peu parce qu'elle a été compétitive sur le marché commercial mondial. Pour nous européens, l'accès au marché mondial est indispensable car, à la différence des constructeurs américains, notre marché intérieur / institutionnel n'est pas suffisant pour porter l'industrie satellitière européenne. Je suis convaincu qu'Airbus et Thales se donnent les moyens aujourd'hui de rester au premier plan de la compétition mondiale. de ce point de vue IRIS² est une très belle opportunité pour les industriels du spatial européen.

Les constructeurs européens ont-ils une chance de survivre sans le marché Européen ?
S'ils abandonnaient le marché commercial dans les télécoms pour se focaliser exclusivement sur le marché institutionnel en Europe, ils seraient je crois en difficulté. Le marché de la défense en Europe reste étroit et les pays et les institutions européennes commandent peu de satellites de télécoms. Mais je ne crois pas du tout que cette hypothèse soit d'actualité ! Les ambitions de nos industriels sont fortes et ne vont pas dans le sens d'un quelconque repli.

Pourtant Thales et Airbus étaient encore leaders il y a peu de temps. Que se passe-t-il ?
SpaceX produit massivement des satellites telecoms LEO à des coûts très bas et les usages de starlink ne font que croître. Nous n'avons pas suffisamment pris le virage des constellations. Enfin, les nouvelles génération de satellites de télécoms GEO ont un peu en retard dans un marché qui baisse.

IRIS² est-elle une bouée de sauvetage pour les deux constructeurs français ?
C'est essentiel pour eux. C'est une opportunité pour la France qui est extraordinaire.

Mais le contexte politique n'est pas favorable avec les élections européennes et la fin de cette commission. Les Allemands n'en veulent pas. IRIS² n'est-elle pas un mirage ?
Les allemands avec OHB et DT (Deutsche Telekom, ndlr) sont des partenaires clefs d'IRIS² et ils doivent trouver leur juste place dans le projet. Je comprends aussi que nos voisins sont très attentifs au coût d'IRIS² et, sur ce point, nous partageons aussi la volonté de rester dans l'épure définie par la commission. Je veux souligner la très forte mobilisation d'Airbus et de Thales sur le sujet ces dernières semaines. Nous sommes actuellement dans une bonne dynamique. Il faut arriver à passer une étape d'ici le mois de juin. Ce n'est pas inatteignable, mais il reste encore pas mal de travail. C'est un projet essentiel pour l'Europe.

La future loi spatiale européenne peut-elle être un outil pour protéger le marché européen face à des méga-constellations ?
Une loi spatiale européenne pourrait donner un minimum de contrôle sur des acteurs internationaux voulant pénétrer le marché européen.

Dans le milieu du NewSpace, il y a une vraie inquiétude pour l'après France 2030. Qu'est-ce qui se passe après ?
Il faut absolument que nous soyons en mesure de poursuivre les investissements dans le domaine du spatial en général et du new space en particulier. Mais il ne faut pas  non plus oublier que les financements sur les programmes lancés dans le cadre de France 2030 sont majoritairement devant nous ! Pas d'inquiétude à moyen terme. La question de savoir ce qui se passe après France 2030 est une question légitime mais qui dépasse largement la filière spatiale.

En matière de vols habités, pourquoi n'y a-t-il pas une volonté d'autonomie ?
Il y a encore beaucoup de dissensus en Europe, qui a toutefois acté le projet de cargo. Nous devons poursuivre le travail.

Cela manque clairement d'ambitions...
Là aussi, l'Europe a devant elle un changement de modèle dans son partenariat avec les Etats-Unis. Le modèle actuel qui prévaut sur la station spatiale internationale (ISS) est un modèle très avantageux et confortable pour l'Europe : les États-Unis payent près de trois quarts des coûts et les Européens font travailler leurs industriels qui développent des équipements sur l'ISS. Mais il y a un nouveau modèle qui se profile dans dix ans avec la fin de l'ISS : ce sont des industriels américains qui vont développer de nouvelles stations spatiales avec l'intention de gagner de l'argent. Qu'est-ce que ça veut dire pour nous Européens ? Qu'il va falloir sortir le chéquier et signer des chèques pour faire voler nos astronautes. Les opérateurs américains vont nous réclamer 30, 50 ou 100 millions d'euros pour un vol d'un mois. Je n'ai pas encore senti une prise de conscience sur ce sujet.

Vous avez dit récemment que l'encombrement spatial était équivalent en volume à une seule bouteille dans la mer Méditerranée. Ce qui est surprenant par rapport à ce qu'on entend habituellement.
Si vous prenez effectivement la tranche de l'orbite basse (LEO) qui fait quelques centaines de kilomètres d'épaisseur, l'encombrement spatial est équivalent à une seule bouteille dans la Méditerranée en dépit des millions de débris sur cette orbite. C'est à la fois un vrai sujet - un danger potentiel pour les vols habités  par exemple - mais en même temps, il ne faut pas s'imaginer que le trafic soit dense comme aux heures de pointes dans nos métropoles terrestres.

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Commentaires 10
à écrit le 22/05/2024 à 19:01
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il aurait peut-être plutôt dû faire son interviewa après l'avoir fait décoller..

à écrit le 22/05/2024 à 14:54
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nettoiyage d'une baraque c'est une mise a jour; le raser ! disque dur formaté

à écrit le 22/05/2024 à 8:23
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Rentrer ? C'est donc que nous en étions préalablement sortis ?

à écrit le 21/05/2024 à 16:15
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Pas encore dans la lune !

à écrit le 21/05/2024 à 12:12
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Mr. Bernardo, vu d'Allemagne, c'est plutôt la France qui freine tout developpement d'un spatial compétitif en Europe. Elle veut le monopol sur ARIANE en faisant des autres pays de petits sous traitants. Ca ne marche plus!!!! Nous ne pouvons pas fina...

le 21/05/2024 à 18:20
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Sachez (mais je n'en doute pas) qu'il y a des retards "stratégiques" histoire de laisser du grain à moudre... Ensuite l'apport de Airbus a été très profitable aux allemands, presque inespéré et, encore il y a peu, l'apport "gratuit" du dossier Bombar...

à écrit le 21/05/2024 à 11:13
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Cet article reflète surtout l'impuissance du CNES , d'Ariane , des industries française et de la politique française en général face à une Europe obèse qui se mêle de tout mais qui ne sait rien faire . La France seule envoyé des satellites et des f...

le 21/05/2024 à 14:54
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ce qui est simple est que l'europe ne souhaite pas que la france domine les sujets qui plus est surtout quand le en meme temps domine la réflexion et puis une france qui dit amen a tout sans vision du monde futur il suffit de voir ces dirigeants a...

à écrit le 21/05/2024 à 9:29
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L'article n'a rien à voir avec le titre pompeusement spectaculaire. Vous n'arrivez pas à me faire rêver. "Mon livreur de pizzas sait réparer les satellites !" Orelsan.

à écrit le 21/05/2024 à 8:39
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Enfin, on va nettoyer les orbites basses de tout débris avant qu'il y ait un accident ?!

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