Comment la concurrence peut relancer l’Europe spatiale

D’une crise inédite dans le domaine des lanceurs pourrait surgir au sein de l’UE un modèle nouveau : de vrais projets industriels compétitifs menés sans intervention institutionnelle.
Michel Cabirol
Le lanceur européen Ariane 6 effectuera son vol inaugural le 9 juillet prochain.
Le lanceur européen Ariane 6 effectuera son vol inaugural le 9 juillet prochain. (Crédits : S.Martin/ESA/CNES/Ariane Espace/Ariane Group)

Tic tac, tic tac, tic tac... Ariane 6 est enfin proche de son premier vol qui était initialement prévu... en juillet 2020. Le futur lanceur lourd de l'Europe devrait s'envoler le 9 juillet. Un premier vol crucial pour Ariane 62, qui comporte logiquement une part de risques non négligeable comme tous les lancements inauguraux. En cas de réussite, il soulagerait une filière lanceur européenne en grande souffrance depuis 2020 et une succession inédite d'aléas et de déboires industriels et techniques : Covid-19, arrêt de l'exploitation de Soyouz en Guyane en raison de la guerre russo-ukrainienne, retards répétés du programme Ariane 6, période de transition complètement ratée entre Ariane 5 et Ariane 6, dysfonctionnements des lanceurs italiens Vega. Soit une industrie tombée en quatre ans de Charybde en Scylla...

« Il est clair que le lancement d'Ariane 6 sera le début d'un fort rebond », a estimé le P.-D.G. du CNES dans une interview accordée à La Tribune. À condition toutefois qu'ArianeGroup, le fabricant du lanceur européen, et sa « supply chain » gèrent d'une main de maître la montée en cadence de la production d'Ariane 6. C'est également vrai pour le lanceur léger européen Vega C, conçu dans la difficulté par le constructeur italien Avio, qui doit régler ses problèmes de qualité. Après son échec en décembre 2022 (premier lancement commercial), le retour en vol de Vega C est attendu au quatrième trimestre de cette année.

L'ogre SpaceX

L'entrée en scène d'Ariane 6 sur le marché du lancement combinée au retour en vol de Vega C devrait en grande partie effacer les conséquences de cette crise brutale aux facteurs multiples, qui a durement impacté la filière européenne des lanceurs tant sur le plan opérationnel que financier. Ces deux lancements cruciaux doivent notamment permettre à l'Europe de retrouver un accès autonome à l'espace. Car la souveraineté du Vieux Continent a été cruellement mise à l'épreuve par des lancements (Galileo notamment) confiés par la Commission européenne et l'Agence spatiale européenne (ESA) à l'ogre américain SpaceX, qui taille allègrement des croupières aux deux industriels européens, ArianeGroup et l'Italien Avio. La société de lancements d'Elon Musk, qui évolue désormais dans une autre galaxie, a d'ailleurs établi en 2023 un nouveau record avec 97 vols sur une seule année, soit 50 % de plus qu'en 2022, et près de la moitié des lancements mondiaux.

Pour sa part, l'Europe, plombée par tous ses déboires, n'a effectué que trois vols en 2023 avec les deux dernières Ariane 5 et un lanceur Vega d'ancienne génération. Triste situation pour Arianespace qui était pourtant encore il y a quelques années le premier opérateur de vols commerciaux au monde.

Quel sera le monde des lanceurs européens après-demain ? Ce qui est certain, comme l'explique Philippe Baptiste, c'est que « nous sommes arrivés à la fin d'un système où les lanceurs étaient pensés et conçus comme des objets de technologies développés par les agences avec des financements purement étatiques et du retour géographique... Ce monde est en train de s'effondrer. »

Un divorce à l'italienne

En novembre 2023 à Séville, la conférence ministérielle de l'ESA a d'ailleurs posé un premier jalon en vue de créer ce monde nouveau. Très clairement un véritable big bang provoqué par les ambitions de l'Allemagne, qui ne fait pas mystère de vouloir ravir le leadership à la France dans le domaine des lanceurs. À Séville, les ministres chargés des questions spatiales ont donné le coup d'envoi d'une nouvelle approche concurrentielle en matière de transport spatial, avec pour objectif (trop ?) ambitieux de réduire significativement le montant des financements publics.

Qui dit concurrence, dit compétition. La France a donc relevé le défi lancé par l'Allemagne et l'Italie, qui a soutenu la volonté d'Avio de se désorbiter d'Arianespace dans le cadre d'un divorce... à l'italienne. « Nous, on s'est battu pendant des mois et des mois en disant que la souveraineté européenne, c'est l'unité européenne, avait expliqué en décembre dernier Emmanuel Macron. Malheureusement, on a certains de nos partenaires historiques qui sont devenus des compétiteurs. Dont acte. Je vais être simple, on va y aller pour être les meilleurs ». Au-delà des mini-lanceurs où la compétition est lancée, l'Allemagne vise à moyen terme la succession d'Ariane 6. Et compte sur ses champions encore en herbe (Isar Aerospace, RFA One, filiale de la société allemande OHB, et HyImpulse) pour s'imposer comme nouveau leader européen dans le transport spatial et détrôner ArianeGroup.

Machine de guerre et esprit start-up

Après un temps de tergiversations, le fabricant des lanceurs Ariane a enfin bien pris conscience qu'il allait évoluer dans « un environnement qui sera de plus en plus un environnement de compétition », comme l'a expliqué en février le président exécutif Martin Sion devant l'Association des journalistes professionnels de l'aéronautique et de l'espace (AJPAE). Comment ? En créant une machine de guerre face aux outsiders allemands : la société MaiaSpace, censée fonctionner comme une start-up et chargée de développer un lanceur léger réutilisable et pas cher. Maia, c'est son nom, devra être capable de lancer une charge utile de 1,5 tonne, soit à peu près l'équivalent des capacités d'Ariane 1.

À côté de MaiaSpace, la France donne également leur chance à trois autres startups, qui développent des micro ou des mini-lanceurs, dont certains seront réutilisables : Latitude (100 kg de charge utile sur l'orbite LEO), HyprSpace (235 kg) et Sirius (175 kg). L'État, via France 2030, va financer ces lanceurs à hauteur de 400 millions d'euros, dont 250 millions seront attribués à MaiaSpace, qui développe un lanceur nettement plus ambitieux que les trois start-up. Pour autant, l'État ne donne pas son blanc-seing à tous ces projets. Contrairement à son habitude, il paiera « une partie significative à la réussite du premier vol. Pourquoi procédons-nous de cette manière ? Parce que nous voulons aller vite », a expliqué Philippe Baptiste. C'est une révolution dans le monde des lanceurs puisque l'État payait la majorité du montant du contrat à la signature. Ce n'est plus le cas.

La fin du retour géographique

Cette compétition à l'échelle européenne marque la fin du système du retour géographique en principe sur les programmes à vocation commerciale. à l'origine de l'ESA, chaque pays membre qui finançait un programme spatial obtenait en retour de la charge industrielle sur ce projet. L'Allemagne tenait à ce système, qui lui a permis de monter en puissance dans le spatial, tout en critiquant le manque de compétitivité d'Ariane 5, puis d'Ariane 6. Ce qui était contradictoire mais pas sans arrière-pensée... D'autant que certains industriels allemands ne jouaient pas le jeu en imposant à ArianeGroup des prix non-compétitifs alors que la filiale d'Airbus et de Safran s'est engagée sur une baisse du prix d'Ariane 6 de 11 %. Plus question non plus comme le relatait à La Tribune Philippe Baptiste, que des morceaux d'un lanceur comme Ariane 6 passent deux ou trois fois la frontière entre la France et l'Allemagne (allers-retours) lors de sa fabrication.

« L'organisation industrielle pour un lanceur comme Ariane 6 est fondamentale : une partie très significative des coûts est générée par une organisation avec une empreinte industrielle dans l'ensemble de l'Europe », explique Philippe Baptiste. « C'est le fruit d'une suite de compromis décidés entre les États pour résoudre des micro-problèmes sans vision industrielle. Il faut sortir de ça », assure-t-on. Les nouveaux compétiteurs iront chercher les meilleurs fournisseurs aux meilleurs endroits. Contrairement à ArianeGroup, ils piloteront de vrais projets industriels sans l'intervention des agences et des États. C'est peut-être cela le monde nouveau dans le spatial. Avec au moins dix ans
de retard par rapport à SpaceX et aux  Américains.

Michel Cabirol

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