« Mon 6 juin à Omaha Beach », par Douglas Kennedy

Pour l'écrivain américain, invité aux cérémonies du 80e anniversaire du Débarquement, en Normandie, le 6 juin 1944 reste l'un des moments de l'Histoire, où les Etats-Unis ont représenté « une véritable lueur d'espoir dans un monde assombri par les extrémités du totalitarisme ».
Invité aux cérémonies du 80e anniversaire du D-Day en Normandie, le romancier américain a été particulièrement ému par «L’Ode à la joie» interprété par un chœur d’enfants.
Invité aux cérémonies du 80e anniversaire du D-Day en Normandie, le romancier américain a été particulièrement ému par «L’Ode à la joie» interprété par un chœur d’enfants. (Crédits : LTD / PATRICE NORMAND/LEEXTRA VIA OPALE PHOTO)

Les paysages laissés par une bataille ont toujours un caractère intrigant. Prenons pour exemple Omaha Beach, par une magnifique journée de fin de printemps en Normandie : la lumière translucide, le ciel d'un bleu Klein étourdissant, les eaux paisibles de la Manche... La plage s'étale sous nos yeux avec une splendeur pleine de retenue. Aucune trace du carnage advenu sur ce sable lorsque les troupes alliées - 135 000 hommes - ont pris d'assaut les côtes françaises lors d'une opération parmi les plus épiques de l'histoire militaire : le débarquement du 6 juin 1944, qui a sonné le glas de la domination nazie en Europe.

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Plus de 10 000 soldats alliés ont péri en ce premier jour décisif. Quatre-vingts ans plus tard, rassemblées face à la plage dans un amphithéâtre en préfabriqué de conception plutôt ingénieuse, se tenaient jeudi plus de 5 000 personnes - dont le président de la République, le président des États-Unis et une vingtaine d'autres chefs d'État - afin de commémorer cette invasion qui a profondément changé le cours de la Seconde Guerre mondiale.

Parmi les nombreux moments forts de cette poignante journée in memoriam, j'ai eu le plus grand mal à retenir une larme en regardant les ultimes vétérans américains du Débarquement s'avancer sur scène en fauteuil roulant. C'est alors qu'une pensée m'a frappé : puisque nul ne pouvait à l'époque s'enrôler dans l'armée américaine avant l'âge de 18 ans, le plus jeune de ces survivants devait avoir au moins 98 ans.

Si je me suis trouvé aussi ému, c'est sans doute parce que, à l'époque du débarquement à Omaha Beach, mon père faisait partie du corps des marines. À 17 ans, il avait falsifié ses papiers d'identité pour s'enrôler, et il a été déployé l'année suivante sur l'île d'Okinawa, dans le Pacifique, où se déroula une bataille de quatre-vingt-deux jours contre l'armée impériale japonaise qui fit plus de 200 000 morts. Pendant tout le reste de sa vie, il a souffert de la culpabilité du survivant et de divers troubles liés au stress post-traumatique. Son propre père s'était trouvé davantage impliqué dans les opérations du débarquement en France, en tant que capitaine d'un navire de ravitaillement de la marine américaine dans l'Atlantique Nord. Lorsqu'ils se sont revus après avoir été démobilisés, mon père a tenté de se confier sur les angoisses que lui avait laissées la guerre. La réponse de mon grand-père a été immédiate : « Ferme-la... et passe à autre chose. » Il faut dire qu'à l'époque l'empathie était considérée comme une preuve de faiblesse et d'absence de virilité. Silence et stoïcisme : tel était - dans l'armée surtout - le seul modus operandi acceptable pour « les hommes, les vrais ».

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80 ans du Débarquement en Normandie (Crédits : ©LTD / DR)

S'il était encore parmi nous, mon père aurait eu le même âge que ces vétérans du Débarquement dans leurs fauteuils roulants. Leur enfance et leur adolescence, comme la sienne, ont été marquées par les conséquences économiques de la Grande Dépression, puis par l'ombre nauséabonde du fascisme qui s'était emparé de l'Europe, et enfin par l'attaque présomptueuse sur le sol américain, à Pearl Harbor, d'une puissance impérialiste dominant l'Extrême-Orient. Et, puisque notre nature a la fâcheuse habitude d'être sensible au passage du temps, une autre prise de conscience m'a frappé durant cette commémoration du Débarquement : de tous les chefs d'État présents, seul Joe Biden, du haut de ses 81 ans, était en vie le 6 juin 1944... et il n'avait que 18 mois.

Ces vénérables survivants du Débarquement comptent parmi les ultimes représentants de la « Greatest Generation » : la meilleure génération, surnom donné aux vétérans américains de la Seconde Guerre mondiale. Après tout, ils ont vaincu les bourreaux nazis et maintenu en respect les Japonais (jusqu'à ce que les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki écourtent ce chapitre du conflit avec une finalité implacable). Et, pour un Américain de ma génération - un baby-boomer né tout juste dix ans après la défaite de Hitler -, les échos de la guerre ont constitué la musique de fond non seulement de mon enfance, mais également de la domination émergente des États-Unis sur les plans géopolitique et économique. Mes parents - et, plus tard, certains de mes professeurs - évoquaient le débarquement en Normandie d'un ton voilé de révérence. Parce que cet événement était considéré comme un moment d'héroïsme national, où nous avions tout risqué avec d'immenses sacrifices pour mettre fin aux horreurs du fascisme.

Dans notre culture, dont les westerns hollywoodiens illustrent abondamment les mythes et le code moral souvent manichéen, le Débarquement reste l'un des instants de grâce où nous avons été le fer de lance d'un véritable changement démocratique ; où, comme dans tant de sagas de cow-boys, les gentils avaient gagné.

Biden

Le président américain Joe Biden et un vétéran (Crédits : ©LTD / DR)

Nous ne cesserons jamais de déplorer la tragédie de la guerre au Vietnam - source de tant des divisions qui affectent aujourd'hui l'Amérique. Les intellectuels américains ne cesseront jamais de juger l'invasion en Irak et nos mésaventures en Afghanistan comme des fiascos absolus. À l'inverse, le débarquement en Normandie reste non seulement une opération militaire brillamment orchestrée, mais le moment lors duquel les États-Unis ont représenté une véritable lueur d'espoir dans un monde assombri par les extrémités du totalitarisme.

Nous autres Yankees avons débarqué pour sauver l'Europe de ses pulsions les plus sinistres

Comment s'étonner alors que les images de ce jour-là - en particulier les photos stupéfiantes de Robert Capa - soient devenues légendaires, au point d'inspirer des chefs-d'œuvre cinématographiques comme Le Jour le plus long de Ken Annakin, Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg et même Au-delà de la gloire de Sam Fuller ? D'un point de vue américain, nous autres Yankees avons débarqué en Europe pour sauver le continent de ses pulsions les plus sinistres - et, grâce au plan Marshall mis au point par la suite, avons même permis à l'Allemagne de rebâtir sa partie occidentale en un modèle de social-démocratie. Dans les faits, l'Europe de l'Ouest tout entière a bénéficié des largesses américaines de l'après-guerre, ce qui a renforcé notre statut international de bienfaiteurs... jusqu'à ce que nous nous retrouvions acculés dans une féroce partie d'échecs nucléaire contre notre nouvelle bête noire, l'Union soviétique, et son obsession pour l'hégémonie.

La crainte monomaniaque de cette menace communiste a provoqué dans notre pays la persécution maccarthyste des prétendus « rouges », avant de nous plonger dans un scénario d'annihilation mutuelle durant la crise des missiles de Cuba. La théorie des dominos de la guerre froide - selon laquelle si un seul pays d'une région tombait aux mains du communisme, le reste suivrait inexorablement - nous a poussés à un effroyable bellicisme en Asie du Sud-Est et au sabotage d'un régime socialiste démocratiquement élu au Chili, sans parler des folies destructrices du gouvernement Reagan en Amérique centrale.

Macron Biden

Le couple Macron et le couple Biden à la commémoration du D'Day (Crédits : ©LTD / DR)

Aujourd'hui, le spectre inquiétant du totalitarisme est de plus en plus omniprésent, en Europe comme ailleurs. La guerre en Ukraine nous rappelle que les ambitions impérialistes de la Russie sont de retour, plus virulentes que jamais. Et, bien que reconnu coupable de 34 chefs d'accusations - sans oublier son implication dans de nombreuses autres affaires -, Donald Trump est toujours en tête des sondages pour l'élection présidentielle de novembre prochain. Un criminel inculpé, également reconnu coupable de viol, qui a appelé au coup d'État après avoir perdu l'élection de 2020... Et pourtant, environ 40 % des électeurs américains soutiennent encore cet irrécupérable dictateur en herbe.

Symboliquement, Trump est le terrifiant contrepoids autoritariste de tout ce que représente le débarquement en Normandie. Ce qui me ramène à cette bouleversante commémoration à Omaha Beach, et à un autre moment où les larmes me sont venues aux yeux : l'Ode à la joie de la 9 e Symphonie de Beethoven, superbement enton-née par les enfants de la maîtrise populaire de l'Opéra-Comique. Quoi de mieux, pour illustrer la signification immortelle du Débarquement, qu'une chorale de jeunes Français chantant cette proclamation de fraternité et de liberté universelles ? La victoire sur une Allemagne despotique et génocidaire, commémorée à l'aide de l'expression musicale par excellence d'une humanité triomphant du bellicisme et du désespoir... composée par un Allemand.

C'est peut-être là un autre symbole caché du débarquement en Normandie : le fait que l'Histoire est un casse-tête cyclique où les gentils ne gagnent pas à tous les coups. Face à la situation écologique et géopolitique de plus en plus inquiétante de notre planète, et au nombre grandissant de pays se livrant aux fascistes, il me vient cette question existentielle : Quand on commence à comprendre l'Histoire, n'a-t-on plus d'autre choix que de vivre dans la peur... ou reste-t-il toujours de l'espoir ?

Traduction de l'américain : Chloé Royer. Dernier livre paru : Et c'est ainsi que nous vivrons (Belfond, 2023).

Commentaires 2
à écrit le 09/06/2024 à 9:16
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Me censurer la vérité que les partis néos fascistes de 2024 n'ont pas grand à voir avec le nazisme est inacceptable. Nous avons énormément de documentaires et autres films en ce moment sur cette période dans laquelle l'oligarchie allemande a décidé d...

à écrit le 09/06/2024 à 7:43
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Sauf qu'il est difficile de comparer le nazisme de hier sponsorisé par les grandes failles allemandes et françaises avec le néo fascisme d’aujourd’hui, même si leur niveau général intellectuel est déplorable, comme la plupart de nos politiciens, on l...

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