LES SÉQUESTRÉES (2/3) - La « fautive » de Sant’Andrea (par Oscar Coop-Phane, écrivain)

Comment et pourquoi enferme-t-on des femmes ? Le romancier poursuit son voyage au plus profond de la noirceur de l’âme humaine.
Le 14 juin 2008, au lendemain de la libération de Maria, un carabinier désigne son lit.
Le 14 juin 2008, au lendemain de la libération de Maria, un carabinier désigne son lit. (Crédits : © LTD / AG. FRATTARI/CASERTA PRESS via MaxPPP)

Les histoires, parfois, se répètent étrangement. La semaine dernière, je parlais de Blanche Monnier, que l'on a découverte couverte d'immondices sur son lit, séquestrée ainsi depuis vingt-cinq ans, après la réception d'une lettre anonyme. C'était en 1901, à Poitiers.

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Les histoires se répètent étrangement, disais-je : en 2008, après un coup de téléphone, anonyme lui aussi, les policiers napolitains ont retrouvé Maria Monaco, 47 ans, enfermée par sa famille depuis dix-huit ans.

Un carabinier témoigne : « Maria Monaco se trouvait dans un état de grande confusion mentale, marchait avec peine et semblait avoir perdu tout contact avec le monde extérieur. » Dans cette petite maison de Sant'Andrea, un quartier semi-rural de Santa Maria Capua Vetere, à une trentaine de kilomètres de Naples, l'effroi, comme celui des gendarmes de Poitiers plus d'un siècle plus tôt, se mêle au dégoût.

Dans la cave, Maria Monaco est allongée sur une paillasse, extrêmement maigre, muette et couverte d'excréments. Quand les policiers l'interrogent, elle ne semble pas comprendre un seul de leurs mots. Le regard vague, comme absente à elle-même, elle enchaîne les cigarettes. L'enquête précisera qu'elle en fumait plus de trois paquets par jour. Aux débris de nourriture, aux épanchements du corps alité s'ajoutaient les mégots par milliers. Que reste-t-il d'autre aux condamnés que les vapeurs du tabac ? Les effluves devaient, je n'en doute pas, avoir le goût de l'abandon et de l'ennui, cette vie qui passe comme les cendres tombent au sol.

Élever l'enfant, enfermer la mère

Tout commence au début des années 1990. Maria Monaco rencontre un homme de passage et tombe enceinte. La famille décide alors d'élever l'enfant mais d'enfermer la mère, de la soustraire à tous ces regards qui pourraient la juger. Il y a là, j'en conviens, une dialectique saisissante : condamner l'un des siens pour éviter la condamnation des autres, enfermer physiquement pour éviter le jugement moral.

Anna Rosa Golino, la mère, Michelina, la sœur aînée, et Prisco, le frère cadet, semblent tous s'être mis d'accord : Maria est enceinte, ils élèveront l'enfant comme un des leurs, mais cacheront sa mère. On installe un matelas dans une pièce sombre, on n'apporte rien d'autre que des cigarettes et une gamelle pour la nourrir - voilà la peine que la famille impose à celle qui a eu le malheur de fauter, comme on dit pour accuser les femmes de faire l'amour.

On installe un matelas dans une pièce sombre. On n'apporte rien d'autre que des cigarettes et une gamelle

Pendant dix-huit ans, Maria Monaco a vécu ainsi, dans la pénombre - la grotte ou la cellule, comme vous préférez. Son fils a été, quant à lui, élevé presque normalement, scolarisé du moins et connu de tous dans le village.

affaire


Anna Rosa, la mère de Maria, Michelina, sa sœur, et Prisco, son frère, ont organisé sa séquestration. (Crédits : ©LTD / ARMA DEI CARABINIERI/AFP)

Plusieurs choses alors me viennent à l'esprit. La première, sans hésitation, concerne le pouvoir exercé sur le corps des femmes. Un homme se serait rendu coupable du même crime, je veux dire, coucher avec une personne hors mariage, probablement aucune famille, si conservatrice ou religieuse qu'elle soit, n'aurait songé à l'enfermer. Mais voilà, Maria est une femme et, dans cette histoire, je ne crois pas que cela soit anecdotique. Si on lui reproche cette faute, si on décide de concert de la soustraire à la société de peur qu'elle ne jette une sorte de honte sur la famille, ce n'est possible que parce qu'elle est une femme qui a cherché à prendre le pouvoir sur son corps.

La grossesse devient alors le symbole ultime de l'humiliation, du déshonneur. Dans certaines familles, on l'aurait envoyée au couvent, dans d'autres, on aurait prétendu que l'enfant était celui de la doyenne de la famille. Ici, on n'a rien dit, puisque personne ne s'en mêlait, et on a caché la faute le plus simplement du monde, en enfermant la fautive à la cave, comme on le ferait pour un vieux meuble que l'on ne veut plus voir, sans avoir le cran - ou la possibilité - de le brûler.

La deuxième chose que cette histoire m'évoque est, bien entendu, le poids de la famille. Bien sûr, ce n'est pas si éloigné de ce que je disais plus tôt quand je parlais de l'exercice du pouvoir sur le corps des femmes, mais enfin, je crois qu'il est important d'insister sur ce point. La famille met au monde, mais c'est aussi elle qui protège de l'extérieur. Les clans, les tribus, comme disent d'autres, sont aussi des machines d'exclusion. En gardant entre soi, en gardant pour soi, on bloque nécessairement le rapport que les corps, les âmes ou les secrets peuvent entretenir avec l'extérieur. C'est quelque chose de l'ordre du « chacun chez soi » ou du « laver son linge sale en famille ». Il devient alors presque logique qu'aucun voisin jamais, qu'aucune connaissance non plus, n'ait donné l'alerte pendant ces dix-huit longues années. Comme dans l'histoire de Lydia Gouardo, séquestrée, torturée et violée par son père légitime (mais non biologique) pendant vingt-huit ans à Meaux et à Coulommes en Seine-et-Marne, personne n'a voulu voir, tant, j'imagine, personne ne se disait que ça le concernait. D'une part, la famille exclue, et d'autre part, tous ceux qui incarnent le monde, dans leurs propres familles, ne veulent pas s'en mêler. Ils ont aussi leurs drames à eux.

Enfin, mais ça c'est un hasard des calendriers, l'affaire Maria Monaco fait nécessairement penser à celle de la famille Fritzl, découverte quelques mois plus tôt, en avril 2008. Comme on se souvient tous de ce nom, mais que l'on a parfois oublié les détails de l'affaire, je me permets de tracer ici quelques grandes lignes de l'horreur : Josef Fritzl a aménagé pendant six ans un sous-sol insonorisé avant d'y enfermer sa fille Elisabeth (alors à peine majeure) durant vingt-quatre ans, à Amstetten, en Autriche.

La famille Monaco semble avoir caché Maria pour éviter le bruit et les rumeurs

fait divers

La maison où la prisonnière a été retenue dix-huit ans. (Crédits : ©LTD / ROBERTO SALOMONE/AFP)

Lors de la captivité, Elisabeth donne naissance à sept enfants, tous engendrés par les viols de son père. L'un meurt peu après la naissance, trois sont élevés dans la cave avec leur mère, mais, l'espace venant à manquer, Josef Fritzl va jusqu'à adopter les trois derniers avec sa femme, Rosemarie, expliquant les avoir trouvés devant sa porte alors qu'ils auraient été abandonnés par leur mère, Elisabeth, partie vivre dans une secte. Pendant plus de vingt ans, ni la femme de Josef Fritzl ni le voisinage ne se seraient aperçus de cette double vie : Josef Fritzl demeurant avec sa femme et ses trois enfants adoptés une partie de la semaine et une autre, au sous-sol, avec sa propre fille et leurs trois enfants.

Manifestation de la honte

Alors bien sûr, s'il faut hiérarchiser l'horreur, Josef Fritzl apparaît sans conteste grand favori, mais ce qu'il faut peut-être retenir de ces histoires en miroir, c'est non seulement que personne n'a voulu voir, mais aussi que tout cela se trame dans le cercle de la famille. Josef Fritzl a séquestré sa fille pour pouvoir continuer à lui infliger ses viols impunément, quand la famille Monaco, elle, en revanche, semble avoir caché Maria pour éviter le bruit et les rumeurs, que sais-je, la parole des témoins.

Les motivations d'un monstre absolu comme Josef Fritzl sont incompréhensibles mais claires, quand celles de la famille napolitaine sont plus troubles et nécessairement alors plus troublantes. On peut se demander pourquoi trois individus prêts à faire disparaître la « fautive » ne se sont pas contentés de la tuer. C'est ici, je crois, que se trouve tout le nœud de cette affaire : la séquestration est certainement une manifestation de la honte, quand le meurtre serait plutôt celle de la colère.

Les deux affaires, Fritzl et Monaco, ne sont certainement pas comparables, mais les longues années de séquestration à l'abri des regards donnent à réfléchir. D'un côté, on enferme pour disposer d'un corps comme on l'entend ; de l'autre, on enferme pour punir. Dans les deux cas, on surveille. Que cela soit par pur sadisme ou en réaction à la crainte, les mécanismes sont les mêmes.

À la lumière des écrits de Michel Foucault sur les sujets de l'enfermement, de la mise à l'écart et de l'exercice du bio-pouvoir, on ne peut s'empêcher de s'interroger ainsi sur les différentes affaires de séquestration dans notre histoire récente. Il n'est pas anodin, par exemple, que les familles qui enferment aient toujours la même ligne de défense en guise d'explication : si nous l'avons enfermée, c'était pour son bien, elle était folle et nous avons dû trouver un moyen de la protéger. La mère et le frère de Blanche Monnier l'ont clamé haut et fort. La famille Monaco a fait strictement la même chose. Il est alors on ne peut plus difficile de juger : quand la police a découvert Maria Monaco après dix-huit ans d'enfermement, elle se comportait étrangement et ne parlait pas ; cela veut-il dire que sa famille l'a enfermée parce qu'elle était ainsi ou plutôt qu'elle l'est devenue après ces si longues années de traitements inhumains ?

Commentaire 1
à écrit le 28/07/2024 à 10:08
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Je l'ai dis plusieurs fois mais cela ne me fait pas de le redire car ne me souvenant pas parfaitement de sa si superbe analyse, Nietzsche comparait la femme à l'oiseau, comme les hommes les ont trouvé beau, charmant, amusant, distrayant, vivant ils l...

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