Rencontre avec l'artiste peintre Apolonia Sokol

La butte attire les artistes depuis le début du XIXe siècle. Les ateliers de ce mont à palettes abritent encore d’innombrables peintres comme Apolonia Sokol, diva montante du pinceau.
Apolina Sokol, dos à ses œuvres, lors de sa première grande exposition personnelle au musée d’Art moderne Arken au Danemark, en octobre 2023.
Apolina Sokol, dos à ses œuvres, lors de sa première grande exposition personnelle au musée d’Art moderne Arken au Danemark, en octobre 2023. (Crédits : © LTD / Courtesy Apolonia Sokol et galerie THE PILL)

Nous sommes en 1820. Le vent s'engouffre dans les voiles des moulins à vent. Des villageois traversent les champs, affrontent la boue. Les chevaux souffrent tant les pentes sont raides. Partout des vignes et des cabanons plantés dans un maquis assez chaotique. Nous sommes très, très loin de Paris, et pourtant à quelques terrains vagues seulement. Montmartre est alors un îlot de 128 mètres d'altitude, une commune dépendant du département de la Seine. En 1820, le peintre Horace Vernet s'installe. Son voisin s'appelle Géricault. Corot débarque vers 1830. À partir des années 1820, Montmartre, c'est le « mont Chevalets ».

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En 1860, Montmartre est rattaché à la capitale et commence vite à devenir celle de l'art. Après la guerre de 1870 et la Commune, la force d'attraction de Montmartre s'amplifie. Renoir s'y installe. La Butte devient le cœur battant de la bohème. Un monde interlope joyeux, déluré et fauché se retrouve au Lapin Agile, qui appartient à Frédéric Gérard, figure de la vie artistique et bohème montmartroise, surnommé « Le père Frédé ».

À partir de 1904, les baraquements misérables d'un lieu nommé le Bateau-Lavoir accueillent peintres, sculpteurs, gens de lettres, de théâtre et marchands d'art. À travers les portes chancelantes du Bateau-Lavoir se faufile un air de liberté. S'y côtoient Picasso, Juan Gris, Amedeo Modigliani, le Douanier Rousseau ou Auguste Herbin. Montmartre aimante les peintres marginaux de l'époque, les réfugiés accueillis à bras et yeux ouverts. Au fil des ans, Van Dongen et Van Gogh arrivent des Pays-Bas, Juan Gris et Picasso d'Espagne, Kupka et Mucha de Tchécoslovaquie [alors dans l'empire austro-hongrois], Modigliani d'Italie, Brancusi de Roumanie. Certains de ces émigrés deviendront les Français les plus adulés de la planète. Montmartre, c'est l'Europe du pinceau. On y débat, on s'y amuse, s'y stimule, s'y épanouit, s'y affronte, s'y réconcilie la nuit. Aujourd'hui encore, Montmartre est un mont d'accueil.

D'un lavoir à l'autre. Le Bateau-Lavoir historique a brûlé en 1970. De nouveaux ateliers ont été construits. Y travaille aujourd'hui la turbulente et énergique Apolonia Sokol, 36 ans, d'origines danoise et polonaise. La peintre a grandi dans un autre lieu de Montmartre appelé, quel hasard, le Lavoir moderne parisien. De l'autre côté de la Butte, côté Château-Rouge, ce lieu de culture tumultueux, effervescent et sans moyens attire encore aujourd'hui toutes sortes de talents déjantés, audacieux et fauchés.

Pour découvrir Apolonia Sokol, il suffit de voir le film multirécompensé, réalisé par Lea Glob, Apolonia, Apolonia. La jeune femme est filmée pendant treize ans, essentiellement au Lavoir moderne parisien. Là, elle apprend à vivre, à survivre. Là, elle aime, souffre, vit de fortes amitiés, peint, se bagarre, peint encore. Apolonia croque ses proches, sa famille choisie. Apolonia est sans tabou. Le film le prouve. Ses tableaux figuratifs le montrent. Apolonia est une fille de la Butte. Elle en connaît les rues, les virages, les inclinaisons de la lumière, les nuits sans fin, les chaussées penchées. Elle « marche » Montmartre, chaloupant énergiquement afin d'éviter touristes en surnombre ou pavements instables. Apolonia se rend souvent dans un lieu discret, adoucissant et calme : le musée de Montmartre.

Picasso, Modigliani, Mucha, Brancusi... Certains de ces émigrés deviendront les Français les plus adulés de la planète. Montmartre, c'est l'Europe du pinceau

Un ensemble de maisons, de jardins et l'atelier de Valadon composent le musée. Il jouxte tendrement la dernière vigne de Montmartre. Le musée est doux. Ici vécurent Renoir, Suzanne Valadon, son compagnon et son fils, Maurice Utrillo, peintre également. Ici Apolonia aime marcher, s'asseoir, laisser le temps filer. Oiseau rebelle, ne pas s'attendre à une visite guidée. Apolonia aime parler, raconter, s'expliquer. Les recoins du musée se prêtent aux confidences itinérantes. Première pause, un jardin en fleurs à l'herbe joyeuse. « Je suis fille d'un des pieds de Montmartre, la Goutted'Or, fille d'un monde de marginaux et de délaissés fait de précarité et de solidarité. Celui qu'a connu Suzanne Valadon, dont j'admire la ténacité et qui vécut ici. »

Atelier Apollina

Atelier de Suzanne Valadon au musée Montmartre (© LTD / Courtesy Apolonia Sokol et galerie THE PILL)

Passage devant l'élégante maison du Bel Air, qui accueille la collection permanente. Arrêt à l'ombre d'un petit bois insoupçonné avec vue sur la vigne montmartroise : « J'ai toujours aimé dessiner. Je me suis très tôt investie d'une sorte de mission : peindre. Ma mère accueillait des amis peintres polonais un peu rustres que j'adorais. Ils allaient place du Tertre pour croquer le touriste et gagner un peu d'argent. Je les suivais et les observais. J'ai surtout appris la peinture en allant dans les musées grâce à ma mère. Ado, j'ai pas mal voyagé. Du Danemark à l'Allemagne, j'ai toujours fréquenté des lieux liés à la peinture avant de faire les Beaux-Arts qui m'ont conduite à découvrir l'autre côté de la Seine, la rive gauche. »

Direction chez Suzanne Valadon. Au dernier étage de l'un des bâtiments, une petite chambre, un atelier avec immense verrière et Paris au-delà des arbres. Ici vécurent le petit ami de Suzanne Valadon, l'artiste elle-même et son fils Maurice Utrillo, peintre dont l'œuvre est quasi exclusivement consacrée à Montmartre. Dans l'atelier, situé à quelques centaines de mètres du sien, Apolonia se sent chez elle.

Malgré un siècle de différence d'âge (Valadon est née en 1865), Apolonia et Valadon sont collègues de combats. Valadon fut une affranchie comme Apolonia l'est. Valadon fut moquée, humiliée, aima qui elle voulut, comme Apolonia. Valadon eut dans sa vie Renoir, Toulouse-Lautrec ou Erik Satie, pas comme Apolonia. Entières, déterminées, avec un sentiment de solitude profonde, les deux femmes se ressemblent. Sous la verrière, entre palette de peinture posée sur un chevalet, petite bassine pour se laver et chaises austères en osier, elle raconte : « Suzanne s'est battue pour être peintre, pour vivre sa vie en toute liberté. Elle a fait davantage de sacrifices pour être peintre. Elle a surmonté davantage d'obstacles que ses homologues masculins. Ce fut la même chose pour moi. »

Apolonia pourrait continuer longtemps d'évoquer sa sororité mais reste à voir les œuvres du musée, celles de la collection permanente, celles de l'exposition temporaire consacrée à un des maîtres pas assez connus de la peinture abstraite : Auguste Herbin, qui séjourna au fameux Bateau-Lavoir. Absolument raté. Le jour de la rencontre, Apolonia a préféré nous laisser entrer dans sa vie plutôt qu'entrer dans les tableaux. Au musée de Montmartre il faudra retourner.

« Auguste Herbin, le maître révélé », exposition jusqu'au 15 septembre au musée de Montmartre, 12, rue Cortot (Paris 18e). museedemontmartre.fr/musee-jardins/

Apolonia, Apolonia, film de Lea Glob, toujours en salles à Paris au Reflet Médicis (5e) et à L'Archipel (10e) et dans quelques cinémas en province, notamment à Quimperlé (Finistère), à Mers-les-Bains (Somme), à La Ferté-Macé (Orne), à Malestroit (Morbihan).

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