LIEUX D'INSPIRATION (6/6) - Raphaël Haroche : « Être en dehors du monde »

« La Tribune Dimanche » part à la rencontre d’écrivains. Pour ce dernier épisode, rendez-vous à Bréhat, île de prédilection du musicien et romancier pour écrire.
Anne-Laure Walter
Raphaël Haroche, auteur-compositeur-interprète, musicien et écrivain français.
Raphaël Haroche, auteur-compositeur-interprète, musicien et écrivain français. (Crédits : © LTD / Emmanuelle Pays pour La Tribune Dimanche)

Le paradis, ça se mérite. Un TER à l'unique wagon, entre Guingamp et Paimpol, qui marque certains arrêts à la demande, comme un bus. L'embarcadère de Ploubazlanec à quelques kilomètres de la ville, puis... « le dernier ferry pour le paradis » : Bréhat. Ce paradis, c'est celui de Raphaël Haroche, qui nous confirme faire sienne cette expression tirée d'une de ses nouvelles. Celui qui s'est fait un prénom grâce à la chanson s'est fait un nom en littérature avec deux recueils de nouvelles (le premier, Retourner à la mer, lui a d'ailleurs valu le Goncourt de la nouvelle en 2017) et un roman sur l'adolescence, très triste et très beau (Avalanche). L'univers de ses écrits est marqué par une forme d'étrangeté, une atmosphère d'un bleu délavé comme sa tenue le jour où nous le rencontrons, tout de jean oversize vêtu avec une casquette vintage Jurassic Park, qui souligne l'air juvénile de ce garçon de 48 ans. L'été et régulièrement tout au long de l'année, il prend donc ce ferry pour retrouver la côte escarpée et le granit rose, les hortensias et les agapanthes, les murs de pierre et les landes de bruyère, et surtout la maison qu'il a acquise sur un coup de cœur, alors qu'il n'avait jamais mis les pieds à Bréhat auparavant. « Le fait d'être sur une île est très puissant. Si cela angoisse certaines personnes, ce n'est pas mon cas. J'ai l'idée assez illusoire d'un refuge. C'est illusoire au regard de l'histoire de l'île, qui fut occupée à chaque invasion. » Et de nous raconter qu'au Moyen Âge Bréhat fut envahie par les Anglais ou qu'elle vécut sous l'occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. « J'aime cette illusion d'être en dehors du monde, cet isolement. Et nous possédons un petit bateau, donc, en cas de crise d'angoisse, nous pouvons partir au large ! »

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Le sujet qui nous amène, les lieux d'inspiration des écrivains, est justement une question qu'il se pose souvent. Où écrire ? Et la réponse qui lui vient immédiatement implique « un endroit où [il a] un arbre ». Plus pragmatiquement, il recherche « du temps et de l'espace ». « J'ai trois enfants et je travaille chez moi. Je jongle avec les horaires de chacun. À Paris, les journées sont si fragmentées que je n'arrive pas à me mettre dans une disponibilité d'esprit suffisante. Ici, les étés sont longs. Il règne une douce lenteur propice à l'écriture. Je me lève très tôt, je fais chauffer la cafetière italienne, j'ouvre la porte et j'attends que le soleil se lève sur la mer. J'écris beaucoup à Bréhat parce que c'est là que j'ai du temps, plusieurs semaines devant moi pour laisser les choses se dérouler, s'assembler. » Sur cette île, on ne peut que penser à une autre, voisine, Guernesey, et à l'illustre look-out de Victor Hugo, son cabinet de travail, tout de vitres, où il laissait l'inspiration venir en regardant l'océan. Raphaël Haroche calme tout de suite nos élans romantiques du XIXe siècle. « L'endroit de prédilection pour écrire, ce lieu dédié assorti du bureau dédié et du siège dédié instaure une injonction qui me paralyse. Mon stylo est taillé, ma table est rangée mais... qu'est-ce que je m'emmerde ! »

« Ce que j'ai de phobique, je le mets dans mes livres »

Alors il se pose un peu partout dans la maison ou dans le jardin, sur une table ou sur un banc. « Je travaille souvent sur mon lit avec des feuilles autour de moi, mon ordinateur sur les genoux. J'aime bien bosser allongé, sur mon canapé ou par terre. Déjà, enfant, je révisais mes leçons de cette façon, au sol. Même pour la musique, j'ai vite préféré au studio que je m'étais installé les endroits de vie de la maison. Je travaille toujours dans la cuisine. » Une vidéo virale nous revient à l'esprit. En pleine pandémie, l'artiste est justement dans sa cuisine, avec sa guitare, et propose un concert en direct sur Facebook. On entend la voix de sa compagne - l'actrice Mélanie Thierry - qui traverse la pièce à plusieurs reprises et lui lance, agacée : « C'est pas une heure ! T'es dans la cuisine, là, je dois faire à manger. » Sourire en coin, il quémande quelques minutes pour deux chansons. Amusante scène de confinement, pleine d'autodérision.

Raphaël

Raphaël Haroche, à Bréhat le 11 juillet (Crédits : © LTD / Emmanuelle Pays pour La Tribune Dimanche)

On lui demande s'il écrit aussi dans les hôtels, lui le musicien régulièrement sur les routes (on se mord la langue pour éviter la lourdeur d'une référence au nomadisme et à la caravane, qui a donné son nom à l'album musical qui l'a fait connaître). « J'écris rarement en tournée. C'est difficile de se poser, entre les trajets de nuit, les balances, la concentration, l'énergie du concert, le dernier verre... Je ne sais pas si un comédien, par exemple, pourrait écrire entre les représentations. Podalydès doit sûrement y arriver, parce qu'il sait tout faire, mais en dehors de lui... »

« L'écriture est mon pays, sans cela je dépéris »

Pour le temps et l'espace il a donc Bréhat, où les journées se répètent. « Tous les jours, je cours une heure et je me baigne dans l'eau glacée - une matinée de Viking ! -, ensuite je suis épuisé et gelé pour le reste de la journée », blague-t-il, lui qui finit souvent ses réponses par une pirouette. Il nous glisse qu'il vient de commencer un roman et qu'il espère le finir avant Noël. « C'est quand même mon pays, l'écriture. Sans cela, je dépéris. J'ai besoin d'invention, de personnages, de musique... Mon équilibre réside là-dedans. Ce que j'ai de phobique, d'obsessionnel, d'apocalyptique, je le mets dans mes livres. » Le débit de ses paroles est rapide. Puis laisse place à des silences. Il s'inquiète de la pertinence de ses réponses, parle mezzo piano, dans un souffle souvent couvert par les tracteurs-navettes qui, en pleine saison touristique, passent en permanence sur cette île sans voiture.

« Je puise dans l'imaginaire de l'enfance »

En chemin, alors que nous nous rendons à la chapelle Saint-Michel pour la séance photo, il repense, son vélo à la main, à cette question de lieu d'inspiration. « Mon lieu est plus mémoriel. J'adore cet endroit parce qu'il est sublime, mais je ne vois pas directement l'influence de cet espace sur mon écriture. L'espace n'est en fait qu'intérieur. » Pourtant, nous lui faisons remarquer que dans Une éclipse la nature et l'océan font effraction dans l'imaginaire de celui qui se définit comme « vrai Parisien » - ville où il est né, a grandi et vit toujours. Est-ce l'influence bretonne ? « Je n'ai pas une vision très romantique de la nature. S'il y a quelques nouvelles où l'on reconnaît Bréhat, les endroits dans mes histoires sont des espèces de mutants fictionnels. Dans le roman que j'écris, l'appartement est le mélange de logements que j'ai connus, avec la géographie circulaire de l'un et l'escalier de l'autre. » Ses écrits évoquent souvent l'enfance, avec des garçons fragiles et des frères disparus, des pères largués et des mères bipolaires, des grands-mères dont on a honte car trop encombrantes et pas assez sophistiquées. « Je puise amplement dans l'imaginaire de l'enfance, un peu mythologique ou un peu marécageux selon l'âge où ça remonte. Je vais chercher beaucoup de lieux à cette époque. Peut-être parce qu'ils sont comme recouverts par le temps. Le souvenir d'enfance est friable et malléable. » D'ailleurs, la question de la mémoire est centrale dans son œuvre, nous confie-t-il. « C'est une activité bizarre que l'écriture. On travaille sur la mémoire collective, sur sa propre mémoire et sur la falsification de cette dernière pour parvenir à la vraie fiction, celle que je recherche. »

Son refuge insulaire, il devra le quitter dans deux jours pour quelques concerts. Cet été, il participe à plusieurs festivals avec son dixième album, Une autre vie. D'ailleurs, l'avant-veille, il a joué pour la première fois à Bréhat. « J'ai un peu hésité car on joue rarement dans un endroit où l'on vit. Si tu joues à Châteauroux et que le concert ne prend pas, le lendemain, tu repars : "Salut, on se revoit dans quinze ans !" Alors que là, c'est le lendemain matin à la boulangerie. » Que l'on se rassure, le moment fut « délicieux », dans le décor « assez magique » de la citadelle, avec « un bon groupe et un bon son ». Rien n'assombrit le paradis.

DANS LA LISEUSE DE RAPHAËL

Le 28 juin, Raphaël Haroche avait quasiment terminé sa lecture de la rentrée littéraire. Juré du prix Méduse (qui vient de primer Clémentine Mélois pour Alors c'est bien), il a lu une trentaine de nouveautés. Alors, l'été, il se plonge dans « des livres qui sont, malgré leur publication ancienne, totalement d'actualité ». Il regarde dans son téléphone les ouvrages chargés, car il pratique la lecture de « plusieurs ouvrages en parallèle ». Il égrène : L'Énéide, de Virgile, Le Prince, de Machiavel, Comment l'empire romain s'est effondré, de Kyle Harper, Beyond Lies the Wub, de Philip K.Dick, en VO, Le Malaise dans la civilisation, de Sigmund Freud, L'Étrange Défaite, de Marc Bloch, Le Métier de vivre, de Cesare Pavese... Il s'arrête sur « un livre magnifique écrit par un Russe qui a été chassé par Staline et est mort à Paris dans les années 1930 » : Nous, d'Evgueni Zamiatine. Traduit à l'étranger et circulant sous le manteau dans son pays, le roman ne sera publié en Russie qu'au moment de la perestroïka. De fait, cette « dystopie fondatrice écrite avant 1984 et Le Meilleur des mondes résonne avec notre époque », pointe Raphaël Haroche. Elle évoque un monde futur où les hommes, identifiés par des numéros, vivent dans une cité de verre dirigée par « le Bienfaiteur » et sont obligés d'être heureux. Une poignée de résistants s'oppose à cette tyrannie de la transparence et cette injonction au bonheur. Un éloge de la dissidence en effet toujours d'actualité.

Nous, d'Evgueni Zamiatine, traduit du russe par Véronique Patte, Gallimard, 336 pages, 15 euros.

Anne-Laure Walter

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Commentaire 1
à écrit le 14/08/2024 à 12:24
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Merci de prendre le temps de lire mon alerte ici sur facebook Bruno Rome. Méthodes STASI. À lire également "Mémoires vives" de Edward Snowden.

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