LES GUERRES DE L'EAU (2/7) - Tensions sur le Rhône

La Suisse règle le débit du fleuve qui refroidit quatre centrales nucléaires françaises. Un sujet de brouille avec l’Hexagone.
Péniche sur le Rhône en crue.
Péniche sur le Rhône en crue. (Crédits : © LTD / Gérard Labriet / Photononstop / Photononstop via AFP)

Trois monstres, la gueule ouverte. Chacun d'eux déverse un flot ininterrompu que rien ne semble pouvoir arrêter. Cela fait presque deux semaines déjà que les trois vannes du barrage du Seujet, à la sortie du lac Léman, en plein centre de Genève, se trouvent en position relevée. Nous sommes au tout début du mois de juillet 2024, et le Rhône suisse vit l'une des plus importantes crues du siècle, à la suite d'un épisode de pluies torrentielles inhabituel en cette période de l'année. « Entre 620 et 630 mètres cubes d'eau s'écoulent chaque seconde, pour 550 en temps normal. » Dix mètres sous le barrage, les pas de Jérôme Barras, directeur de la production hydraulique aux Services industriels de Genève (SIG), résonnent alors qu'un étonnant silence enveloppe ces longs couloirs humides. Et pour cause, toutes les aiguilles de la salle des machines pointent à 0.

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 Les trois turbines qui produisent 25 gigawatt-heures d'électricité par an - 1 % de la consommation de Genève - sont à l'arrêt. « Elles ne peuvent pas fonctionner quand le débit du Rhône est trop élevé. Mais ce n'est pas notre priorité aujourd'hui. Le niveau du lac Léman atteint 372,49 mètres, soit presque 19 centimètres au-dessus de la limite. Il est donc impératif d'ouvrir le "robinet" que constitue Seujet pour que son niveau redescende. » Cette fameuse « limite », ce sont les cotes minimales (371,60 à 371,75 mètres de mars à avril) et maximales (372,15 à 372,30 mètres de juin à décembre) du niveau du lac, définies par un accord conclu entre les cantons de Genève, du Valais et de Vaud en 1884 - et renouvelé cent ans plus tard. À une extrémité, elles assurent aux baigneurs et aux estivants de belles plages où poser leurs serviettes. À l'autre, elles garantissent la sécurité des riverains en les protégeant d'éventuelles inondations, et permettent la navigation. Étonnamment, la France n'a pas participé à l'élaboration de ce texte au XIXe siècle - ni à son prolongement en 1984 -, quand bien même un peu moins du tiers des rives du lac se situent sur son sol et que le tracé du fleuve se poursuit chez elle.

Car le Rhône se forme en Suisse dans le glacier du même nom, transite ensuite par le lac Léman - la plus grande masse d'eau douce d'Europe -, passe par le barrage du Seujet et traverse la frontière avant de continuer sa route en France jusqu'à la Méditerranée par le delta de Camargue, dans les Bouches-du-Rhône. Pourtant, à la différence du Rhin ou du Danube, le Rhône ne fait l'objet d'aucun traité international. Pour l'instant, chacun des deux pays gère sa partie et l'entente se révèle plutôt bonne. Mais alors que les dérèglements climatiques s'accélèrent, la question de l'évolution des débits du fleuve est devenue une préoccupation collective majeure qu'aucun des acteurs ne souhaite laisser à la dérive. L'enjeu est grand. Le fleuve le plus puissant et le plus abondant de France serpente sur plus de 500 kilomètres - presque entièrement domestiqués et aménagés. Il refroidit quatre centrales nucléaires, alimente vingt centrales hydroélectriques, fournit l'eau potable de 2,3 millions d'habitants, offre une irrigation à 2 700 agriculteurs et assure la survie d'écosystèmes entiers.

France et Suisse liées par un accord

Un seul accord spécifique lie les deux protagonistes. Comme la Suisse a détourné une partie des eaux françaises de l'Arve, l'un des affluents du Rhône, pour alimenter son barrage d'Emosson, la France a obtenu en échange un droit de tirage sur le Léman. Elle peut donc demander plus d'eau quand elle en a besoin. « La France en fait régulièrement usage, surtout à l'automne, mais elle n'a jamais utilisé entièrement son quota », note François Pasquini, membre de la direction générale de l'Office cantonal de l'eau à Genève, la structure qui applique la réglementation du Léman. Mais avec le réchauffement planétaire, surtout en situation d'étiage - quand le niveau de l'eau est au plus bas -, la France pourrait avoir besoin de plus d'eau. C'est là que les tensions entre les deux États pourraient surgir, et c'est d'ailleurs déjà arrivé. C'était en mai 2011. À la sortie d'un hiver trop sec, la cote du lac Léman se situe au-dessous du niveau habituel. La Suisse ferme alors le robinet du Seujet pour faire remonter le niveau du lac. En aval, l'effet ne se fait pas attendre. La centrale nucléaire du Bugey, qui couvre les besoins de 40 % de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, est forcée de diminuer sa production, puisque le débit n'est plus assez puissant pour lui permettre de se refroidir correctement.

Nous sommes tributaires d'un programme de débit sur lequel nous n'avons pas la main

Un haut responsable de la Compagnie nationale du Rhône

L'incident du Bugey n'a été que de courte durée mais, à peine deux mois après la catastrophe de Fukushima au Japon, cet épisode a laissé un goût amer. « Nous sommes entièrement tributaires d'un programme de débit sur lequel nous n'avons pas la main », déplore un haut responsable de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), la société anonyme d'intérêt général concessionnaire du Rhône français jusqu'en 2041. Au sein de son siège de Lyon, il faut monter trois étages, longer un long couloir, pousser deux portes coupe-feu pour que s'ouvre le « Cocpit » (centre d'optimisation et de conduite de la production intermittente). Dans cette pièce, une soixantaine d'experts, traders, météorologues, pianotent devant des murs d'écrans. « C'est ici que nous échangeons quotidiennement avec les Suisses. Ils nous communiquent leur programme prévisionnel et leurs intentions pour que nous puissions déterminer le débit dont nous allons bénéficier », raconte Éric Divet, directeur de la ressource en eau. De ces chiffres dépend ensuite la production de la CNR (25 % de l'hydroélectricité française sur 19 ouvrages - soit la consommation annuelle de 6 millions d'habitants), qu'elle revend ensuite à des fournisseurs - tout en versant à l'État une redevance hydraulique avec un taux progressif (de 10 % à 80 %) en fonction du prix.

LES GUERRES DE L'EAU (2/7) - Tensions sur le Rhône

 Les vannes du barrage du Seujet, à Genève (Suisse) début juillet. La crue, inhabituelle en cette saison, a obligé à les maintenir relevées. (Crédits : ©LTD/FANNY ARLANDIS)

« Pour l'instant, nos productions ne sont pas touchées par une baisse de débit du Rhône, détaille Éric Divet. Mais on sait que le changement climatique risque de l'accélérer, et les événements extrêmes de se multiplier - davantage de pluies et un débit plus important l'hiver, et des périodes d'étiages plus prononcées l'été. » Selon un rapport de 2023 par l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse, le débit estival du Rhône a baissé de 7 % entre 1960 et 2020, à la sortie du Léman, et de 13 % à Beaucaire, dans le Gard. Ce phénomène s'amplifie à mesure que l'air se réchauffe et que les précipitations neigeuses s'amenuisent. À son tour, la température de l'eau augmente (+2,2 °C dans le secteur nord et +4,5 °C au sud en soixante ans) et met en péril la biodiversité aquatique et nos centrales nucléaires (qui elles-mêmes rejettent de l'eau chaude dans le fleuve). Les projections à trente ans prévoient une chute des débits moyens d'été sur le Rhône de 20 %, et jusqu'à 40 % pour certains affluents. Qu'en sera-t-il alors du dévastateur « coin salé », ces remontées d'eau salée au niveau de l'embouchure quand le débit du Rhône n'est pas assez important - surtout en été. Elles se multiplient déjà en Camargue et se répercutent sur l'eau potable et les cultures.

Le fleuve le plus abondant de France fournit l'eau potable de 2,3 millions d'habitants

Chaque année, pour irriguer les 500 hectares de riz et d'autres céréales du mas de Gouine, la dernière ferme avant la mer, au sud-est d'Arles, c'est régulièrement de l'eau salée qui sort des pompes de Bastien Cler. « Et c'est sans compter le sel qui s'immisce par le sous-sol, déplore le chef de culture. C'est à chaque fois une course contre la montre. Le seul moyen de combattre ces phénomènes est d'envoyer un maximum d'eau douce juste avant leur arrivée, sinon plus rien ne pousse les années suivantes. » L'agriculture représente la moitié des 15 % du volume d'écoulement prélevés au plus fort de l'été, à l'embouchure du Rhône - 30 % pour les périodes exceptionnellement sèches, comme au printemps 2011. On le comprend aisément, ce fleuve n'échappe pas à la question du partage des ressources. Et alors que la demande en eau augmente, les conflits d'usages risquent de se multiplier. Il est donc urgent d'instaurer des pratiques plus sobres. Et d'arrêter de voir le Rhône comme une ressource inépuisable. L'incident du Bugey, en 2011, a eu l'avantage de mettre le doigt sur l'absence d'instance définissant une gouvernance transfrontalière des eaux du Rhône en cas de crise (crue ou sécheresse).

Depuis, les deux nations négocient la mise en place d'un accord-cadre pour identifier les nouveaux défis posés, notamment par le changement climatique. Mais depuis, rien n'a encore été ratifié. D'abord ralenties par un trop grand nombre d'acteurs à mettre autour d'une même table (cantons, États...), par deux cultures politiques très différentes, et enfin par le Covid, les tractations ont finalement été mises en pause pendant des mois en 2022, quand la Suisse a décidé d'acheter des F-35 américains plutôt que des Rafale français. Elles ont repris et arrivent désormais « à leur terme », affirme Felix Wertli, chef de la délégation suisse pour ces négociations. Mais avant de signer quoi que ce soit, la France a demandé à discuter de sa participation à la gestion des eaux du Léman « dans un accord séparé, plus technique », précise Félix Wertli : « Mais l'accord n'annule pas les textes existants et ne définit pas non plus de mécanismes de baisse ou d'augmentation de débit en réponse à des cas de figure précis. Nous sommes en train de poser les dernières virgules. » Selon lui, les deux textes devraient voir le jour en 2024.

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Commentaires 2
à écrit le 21/07/2024 à 7:57
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Une situation aberrante et honteuse, merci de nous en informer.

le 22/07/2024 à 9:01
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le nombrilisme francais toujours le meme défauts ces gens se croit les maitres du monde alors qu'ils sont la risée du monde

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