Jouer l'avenir de la France sur un coup de dés n'est pas responsable

Par Denis Lafay  |   |  1011  mots
(Crédits : DR)
OPINION. Le coup de semonce qu'Emmanuel Macron a décidé au soir du raz-de-marée RN aux européennes en décrétant la dissolution de l'Assemblée nationale et des élections dans seulement trois semaines relève moins du courage que de la témérité. Laquelle séquestre l'avenir politique et civilisationnel de la France, puisqu'elle met concrètement en péril celle-là même que ses arguments sont censés honorer : la démocratie. L'impétuosité et l'autarcie décisionnelle ne sont pas compatibles avec le temps et avec l'enjeu de la démocratie, surtout lorsqu'il s'agit de la sauver.

Vingt-et-un jours. Trois semaines pour décider du sort de la France. Son économie, son socle social, ses finances, son attractivité, son avenir, ses emplois, son éducation, sa culture, ses services publics, etc. Et bien sûr « tout » de ce qui fait et défait la société, en premier lieu ce qui la fonde : son bien commun, son « vivre ensemble » qu'avait si justement défini Jean-Paul Delevoye lorsqu'il était médiateur de la République (2004 - 2011) et président du CESE (2010 - 2015).

Certes, la décision du chef de l'Etat de dissoudre l'Assemblée nationale n'est pas dépourvue d'arguments. Faute de s'être suffisamment investi en 2022 dans une campagne des législatives qu'il pensait acquise, Emmanuel Macron traine une majorité relative comme un fardeau. Lui à qui jusqu'alors rien ne résistait et qui n'a jamais apporté la preuve d'une sensibilité aiguë pour le compromis, était, depuis, entravé dans sa dynamique jupitérienne et sa hâte, obsessionnelle, de faire et surtout de faire vite.

Entériner l'implosion de la Nupes ; accélérer l'évaporation des Républicains ; étrangler le Rassemblement national en le sommant de désigner en quelques jours 577 candidats et de définir une stratégie électorale ; miser sur l'effroi - cette fois bien réel et à très court terme - d'une prise de pouvoir du RN pour espérer ramener à la raison et à la responsabilité une partie (mais dans quelle proportion ?) des électeurs qui ont composé les 37% de suffrages pour l'extrême droite (RN et Reconquête ! réunis)... voilà des arguments de « stratégie politique » audibles.

Auxquels il faut ajouter un autre, moins reluisant : Emmanuel Macron redoute plus que tout d'être le premier Président de la République de l'histoire à transmettre démocratiquement le pouvoir - en 2027 - à un(e) représentant(e) de l'extrême droite ; pour conjurer ce spectre il semble décidé à prendre le risque du moindre mal, funeste et même sépulcral, de nommer l'extrême droite à... Matignon et de prophétiser sa débâcle une fois aux manettes. Est-ce un scénario moins funèbre (pour la France) et moins humiliant (pour lui) ? Sans doute pas.

L'Europe discréditée

Et une fois ces arguments égrainés, que reste-t-il ?

En premier lieu le dévoiement de sa propre promesse. Est-ce faire honneur aux électeurs, est-ce revitaliser la démocratie que d'encager la campagne dans un contre-le-montre étourdissant qui la réduira à une seule question : faire ou non barrage au RN ? Ce biais qui empoisonnera ou ensevelira l'ensemble des débats va, de facto, enterrer les grandes questions et les thématiques fondamentales susceptibles justement de régénérer la démocratie. Punis de cette possibilité, ne sont-ce pas les citoyens les plus désireux de démocratie qui risquent d'être frappés de démobilisation les 30 juin et 7 juillet ?

Autre grave erreur : Emmanuel Macron discrédite lui-même l'enjeu européen en indexant le sort démocratique et parlementaire de la France à celui d'un scrutin dédié à l'avenir de l'Europe. Près d'un tiers des électeurs votent RN et il faut en déduire une dissolution de l'Assemblée nationale ? Exprimé autrement, la démocratie de l'Europe mérite-t-elle d'être ramenée au rang de révélateur ou plutôt de faire-valoir de la démocratie française ?

Également, qu'y-a-t-il de « responsable » d'exposer la nation, dès ce 9 juin 21 heures, au péril d'extrême droite et même, indépendamment du résultat final, au chaos organisationnel et fonctionnel : à quelques semaines des Jeux olympiques et paralympiques - imagine-t-on la sidération qui frappe ce soir les services de l'Etat affectés à la sécurité de l'événement - ? quand la guerre que livre la Russie à l'Ukraine traverse une phase critique, et quand celle qu'Israël mène à Gaza embrase jusqu'au cœur même des démocraties ? à quelques mois d'un scrutin américain à l'issue possiblement éruptive ? au moment où l'avenir de la société et de l'économie françaises est arrimé à des débats parlementaires déterminants et conditionné à des arbitrages gouvernementaux cruciaux ?

Est-il de responsable de placer la France dans la configuration, possible, d'un RN arrivant en tête des législatives mais avec une majorité relative incapable de former des alliances à l'Assemblée ? Considérons alors les conséquences d'un gouvernement RN sans possibilité de faire voter des lois et exposé à une motion de censure permanente...

Insensibilité

La France souffre, elle est fracturée, elle hurle ses malaises et sa colère, son avenir est cerclé par l'angoisse, et voilà que le chef de l'Etat lui impose une nouvelle épreuve. Les urnes ont sanctionné son incapacité à écouter les Français, à entendre et à comprendre la nation ; une preuve supplémentaire de son insensibilité aux vibrations de ce "peuple" qu'il sert, pourtant, avec abnégation.

Il n'est pas contestable que l'acte de la dissolution peut sembler être de courage, voire de bravoure - c'est d'ailleurs le mantra communicationnel brandi par les disciples d'Emmanuel Macron pour qualifier le coup de semonce. Mais plus sûrement la décision s'apparente à de la témérité. Et elle est une nouvelle illustration d'un des traits symptomatiques de la personnalité et du style de gouvernance d'Emmanuel Macron : l'impatience. Ou plus exactement l'impétuosité. Laquelle suggère une frénésie, une fièvre de faire coûte que coûte, l'obsession de maîtriser, de bouleverser ou d'incarner le cours de l'histoire, incompatibles avec le temps de la démocratie. Surtout lorsque celle-ci, en danger, exige d'être maçonnée avec rigueur, méthode, concertation, apaisement. Incompatibles aussi avec la double règle du partage de la connaissance et de la collégialité des décisions : l'enjeu de la démocratie française ne s'accommode pas de l'isolement ou de l'autarcie décisionnelle que le chef de l'Etat cultive, du goût des « surprises » qu'il se plait à décréter seul (ou presque) avec lui-même. L'avenir de la France ne se joue pas sur un coup de dés.