![Philippe Mabille - directeur de la rédaction de La Tribune](https://static.latribune.fr/full_width/2314161/chronique-philippe-mabille.jpg)
Trois mille milliards de dollars, et ce n'est pas fini. C'est la valeur stratosphérique qu'a atteinte vendredi la capitalisation de Nvidia, le géant américain de la tech qui fabrique des processeurs graphiques indispensables pour l'avenir de l'intelligence artificielle. Nvidia, dont le cours de Bourse a triplé en un an, a rejoint Apple et Microsoft dans le club des entreprises valant 3 000 milliards de dollars. Presque aussi puissantes que des États.
Cette progression fulgurante traduit l'accélération de la marche vers un monde nouveau dans lequel nous, Européens, risquons de sombrer dans une double dépendance. Celle à l'égard des États-Unis, la nation dominante de l'intelligence artificielle, dont ils détiennent presque toutes les clés. Et celle à l'égard de la Chine, qui exerce une domination écrasante dans toutes les technologies dont nous avons besoin pour décarboner nos économies.
En refusant de subventionner son industrie photovoltaïque au nom du dogme de la concurrence, en important de Chine la quasi-totalité des matériaux nécessaires pour ses éoliennes, l'Europe a suicidé les industries de sa transition énergétique. Par conséquent, le seul salut (pour la France et les pays acceptant cette source d'énergie) réside dans la reconstitution d'une filière nucléaire, ce qui prendra du temps. Non seulement nous sommes en retard par rapport à nos propres engagements (réduire de 55 % nos émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030) mais, pour le combler, nous sommes condamnés à creuser notre déficit commercial avec la Chine. Qu'il s'agisse des panneaux solaires, des turbines d'éoliennes ou des batteries électriques, l'Europe a été aussi nulle que dans les télécoms, industrie qu'elle a abandonnée au début des années 2000 parce que l'élite économique de l'époque croyait à la fable de la fabless economy, l'entreprise sans usines.
IA et climat, ce sont bien les deux faces d'une même pièce, celle qui est en train de bâtir l'économie du futur, celle de nos enfants. Et nous sommes en train de perdre cette guerre économique par cécité ou par obstination. L'Europe se retrouve otage d'un conflit entre les États-Unis et la Chine qui va s'attiser dans les prochaines années. Pour assurer leur domination dans l'IA, les États-Unis ont fermé à la Chine l'accès à leur technologie de pointe. Les hostilités avaient commencé fin 2018 lors de l'arrestation de la fille du fondateur de l'équipementier télécom chinois Huawei et n'ont fait que s'amplifier depuis.
L'Europe a les moyens de relever le défi, à condition de s'accorder sur un plan d'action cohérent
En réaction, la Chine, de son côté, est de plus en plus agressive à l'égard de Taïwan, l'île où sont produites les puces Nvidia, entre autres. Et elle s'est assuré une écrasante domination dans l'exploitation des terres rares, indispensables pour produire les batteries électriques. En 2023, selon un rapport du fournisseur de données Wood Mackenzie, la Chine a investi plus de 130 milliards de dollars dans son industrie solaire. Elle est aussi devenue le leader mondial de la mobilité électrique, au point que l'Amérique comme l'Europe s'inquiètent de ses surcapaci-tés de production, qui se manifestent par l'accumulation de stocks gigantesques de véhicules électriques dans ses ports.
Les États-Unis ont décidé de frapper fort en portant de 25% à 100% les droits de douane sur les importations de voitures chinoises. L'Europe, de son côté, tergiverse sur le niveau de la protection à ériger. Au terme de l'enquête en cours sur les subventions chinoises, l'UE pourrait doubler voire tripler ses taxes à l'importation de voitures chinoises, de 10% à 20% ou 30%. Mais, à l'heure de la décision, sa main tremble par peur de représailles commerciales. La venue de Xi Jinping en mai a essentiellement porté sur ce sujet, qui divise la France et l'Allemagne.
Un peuple hédoniste de consommateurs béats
La guerre de l'IA et du climat ne fait que commencer. Elle va prendre la suite des guerres du pétrole qui ont marqué le XXIe siècle. Elle sera sans merci, sauf à croire à un sursaut de l'Europe. Sur le papier, l'Europe a les moyens de relever le défi, à condition de s'accorder sur un plan d'action cohérent. Elle a des atouts dans sa manche : elle dispose d'un grand marché de 450 millions de consommateurs à fort pouvoir d'achat, d'un stock d'épargne de 35 000 milliards d'euros et d'une capacité d'endettement considérable grâce à la crédibilité de sa monnaie, l'euro : largement de quoi financer les 1 000 milliards d'euros jugés nécessaires pour se réarmer.
L'Europe de l'après-9 juin est donc placée face à son destin. Elle a le choix entre rester un peuple hédoniste de consommateurs béats s'abrutissant devant Netflix ou TikTok et se déplaçant à vélo ou en voiture électrique chinoise, ou se retrousser les manches pour redevenir une Europe de la production, ce qui nécessitera, plus que des moyens financiers et budgétaires, une vision, du leadership et la remise en question des dogmes du passé.
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