Jean-Pierre Jeunet : « Je suis plus fasciné que terrorisé par l'IA »

ENTRETIEN - Le réalisateur, qui préside la 1re édition d’un festival de courts-métrages réalisés avec cette technologie, décrit son rapport à l’intelligence artificielle.
Jean-Pierre Jeunet, réalisateur et scénariste français.
Jean-Pierre Jeunet, réalisateur et scénariste français. (Crédits : © LTD / Nicolas Auproux)

Chez Jean-Pierre Jeunet, les murs sont remplis de bestioles qu'il fabrique à partir de matériaux trouvés dans la nature. Ses films sont truffés d'effets spéciaux, souvent réalisés à la main. Le créateur d'Amélie Poulain tient à faire les choses lui-même. Dans BigBug, le cinéaste a fait « jouer » de vrais robots au lieu de n'utiliser que des images de synthèse. Mais, en insatiable curieux, il a accepté de présider l'Artefact AI Film Festival, lancé par MK2 et Artefact, premier festival de courts-métrages où seront présentés des films réalisés à l'aide de l'intelligence artificielle générative. Cette technologie, démocratisée par ChatGPT, permet de créer des images, des vidéos et des textes à partir d'une simple description. Loin - a priori - de l'artisanat que défend le cinéaste.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Pourquoi avoir accepté de présider ce festival consacré à l'IA ?

JEAN-PIERRE JEUNET - L'intelligence artificielle me terrorise et me fascine. Comme si j'étais sur un grand huit. Je suis curieux de voir ce que les machines sont capables de faire, c'est aussi rigolo de décerner un prix en partie à un disque dur. J'ai toujours été fasciné par la technologie. Lorsque j'ai vu la présentation de l'iPhone par Steve Jobs, j'ai pleuré ! J'utilise les technologies depuis toujours dans mes films. Pour Delicatessen, on était les premiers à créer des trucages vidéo. Pour La Cité des enfants perdus, on était les premiers à mixer en numérique, pour Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain, les premiers à étalonner en numérique. TS. Spivet a été tourné en vraie 3D. Dans Big Bug, il y a une créature dotée de 80 micromoteurs, qui fonctionne grâce à la reconnaissance faciale. C'est marrant parce que, souvent, on dit de mes films qu'ils sont un peu vintage. Mais on ne se rend pas compte que, pour fabriquer du vintage, j'utilise les plus hautes technologies. L'IA m'intéresse au plus haut point. Comme j'ai 70 ans, je suis plus fasciné que terrorisé. Si j'en avais 30, ce serait sans doute l'inverse. Ce qui est certain, c'est que la technologie est là, le progrès est une machine irréversible, il faut faire avec.

Je me sers de ChatGPT pour créer des images de référence, des moodboards, qui vont m'inspirer

Est-ce pour vous un outil de plus ou une révolution pour le cinéma ?

C'est potentiellement l'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la Lune. Stephen Hawking décrit l'IA comme le danger numéro un d'extinction de l'espèce humaine. Dans le monde du cinéma, certains prédisent la disparition des monteurs et des scénaristes. Étant d'un naturel pessimiste, j'ai tendance à paniquer. Mais je repense aussi à ce que dit Pitof, avec qui j'ai longtemps fait mes effets spéciaux : les choses ne se remplacent jamais, elles s'additionnent en couches. C'est ce que je répète aux étudiants en cinéma car, lorsque j'évoque l'IA, il y a toujours un grand silence dans la salle. Le cinéma n'a jamais remplacé le théâtre, la couleur n'a pas totalement évincé le noir et blanc. On continuera toujours de faire les choses à la main. J'ai réalisé un court métrage il y a peu sur la véritable histoire d'Amélie Poulain et je pense ajouter un panneau « imaginé par un cerveau humain ».

Vous servez-vous de l'intelligence artificielle ?

Oui, beaucoup en ce moment, pour mon prochain projet, l'adaptation d'un livre de Valérie Perrin (Changer l'eau des fleurs). Je me sers de ChatGPT pour créer des images de référence, des moodboards, qui vont m'inspirer... Parfois c'est génial, parfois c'est n'importe quoi. C'est très amusant, même si on en voit les limites. Les mains et les yeux sont souvent de traviole... Il y a peu, je lui ai demandé l'image d'une fille dans une calèche. Il a fait la calèche mais a oublié le cheval. Je lui ai demandé de l'ajouter, ce qu'il a fait, mais le cheval avait deux têtes. Pour décrire un décor assez banal, j'ai aussi utilisé ChatGPT parce que ça ne m'intéressait pas de le faire. Il a écrit une page et demie, j'en ai gardé trois lignes. C'est un instrument génial ! Mais pas forcément pour trouver une idée. Je me suis amusé à lui demander d'écrire la suite d'Amélie Poulain. Il m'a sorti une série de banalités. L'IA ne permet pas l'originalité, car elle copie ce qui existe déjà. C'est d'ailleurs bien plus intéressant de lui demander des choses qui n'existent pas. Dans ce cas, l'algorithme puise dans la science-fiction et sort des images extraordinaires.

Big Bug

© LTD / Nicolas Auproux

Qu'est-ce que cela change au processus créatif ? C'est une aide ou une substitution ?

C'est la bonne question. Il n'y a pas si longtemps, j'ai fait une publicité pour Chanel, pour laquelle j'ai reconstitué une fête foraine. L'IA nous a permis de trouver la bonne direction, mais nous n'avons pas utilisé ni copié les images générées par la machine. Le problème, c'est que si des équipes marketing décident qu'il vaut mieux utiliser cette technologie pour créer de toutes pièces une publicité pour 5 dollars, et ainsi économiser des millions, elles n'hésiteront pas. C'est le grand danger. Je remarque d'ailleurs que le marketing a pris une importance grandissante dans notre métier depuis une quinzaine d'années. Je n'ai plus la liberté dont j'ai joui pendant toute ma carrière.

Il y a quelques mois, les acteurs et les scénaristes se sont mobilisés à Hollywood, craignant de voir les studios utiliser massivement l'IA. Partagez-vous ces inquiétudes ?

Les acteurs ont de quoi avoir peur. Je rêverais de faire jouer un acteur américain dans un film en français avec sa propre voix, ou encore Jean Gabin. C'est possible techniquement. Mais où est la limite si on commence à le faire ? Toute l'industrie des effets spéciaux s'inquiète légitimement aussi. Je dis aux étudiants dans ce domaine de devenir plombiers, parce qu'il y a moins de risques qu'un robot soit capable de réparer un évier, à court terme, que de réaliser des effets spéciaux. Il y aura toujours la possibilité de faire des choses de manière artisanale. Il faut dans tous les cas des chartes et des garde-fous. Comme ceux qu'ont réussi à obtenir les acteurs à Hollywood.

Une IA peut générer une vidéo dans le style de Jean-Pierre Jeunet. Est-ce un problème ?

Je suis plus mesuré là-dessus car, même avant l'intelligence artificielle, c'est comme cela que fonctionnait la création. On ne fait que se nourrir du travail des autres. Je suis influencé par le travail de Buster Keaton, par les dessins animés de Tex Avery, par les films de Marcel Carné... On mélange tout ça et on en fait quelque chose de nouveau. En revanche, si je n'ai qu'à rester au lit parce que l'IA peut faire aussi bien en copiant mon style, c'est un peu frustrant.

Allons-nous voir émerger deux mondes, le cinéma d'auteur d'un côté, et les films produits par IA de l'autre ?

Personne ne le sait aujourd'hui. Et c'est pour cela que ce festival m'intéresse. Mais, à mes yeux, un film comme Anatomie d'une chute, par exemple, ne pourra jamais être fait par une machine, il y aura toujours un humain pour écrire ce genre d'histoire. Néanmoins, je pense que l'intelligence artificielle finira sans doute par écrire les scénarios de films moins ambitieux, des Marvel, des films de masse, des feuilletons télé. Là, il y a du souci à se faire pour les auteurs, les monteurs... D'autant plus qu'il sera possible de demander à l'IA d'analyser ce que les gens aiment et de produire du contenu en fonction.

Si vous aviez eu accès à cette technologie, vous en seriez-vous servi pour réaliser Alien ?

Je ne pense pas, mes idées sont suffisamment bizarres !

LE FESTIVAL QUI DÉMYTHIFIE L'IA

À partir du 5 juin, des cinéastes soumettront leurs courts-métrages à l'Artefact AI Film Festival, cocréé avec MK2. Seule condition : ils devront utiliser l'intelligence artificielle à différentes étapes du processus de création. Le but de cette initiative ouverte à tous, explique Vincent Luciani, PDG d'Artefact, est « de démocratiser la technologie et de donner la possibilité de l'expérimenter ». De quoi éveiller la curiosité des spectateurs et, d'une certaine manière, rassurer l'industrie du cinéma.

Le festival veut montrer un éventail de possibilités, pour « sortir du stéréotype selon lequel l'IA permet de créer un film de toutes pièces en se passant des humains ». Elle peut servir à l'écriture d'un scénario, en postproduction pour les effets spéciaux, mais aussi plus simplement pour flouter certaines parties de l'image. « C'est l'aspect artistique des films qui nous intéresse, et nous observerons aussi l'interaction entre les réalisateurs et la machine. » Le film du gagnant révélé en novembre sera diffusé en salles. M.P

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Commentaire 1
à écrit le 02/06/2024 à 8:59
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Ce n'est pas l'IA qui vous empêchera d'avoir peur bien au contraire ! ;-)

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