Grande distribution : Carrefour face à la contestation d'un des piliers de sa stratégie, la franchise

La « franchise participative » et la « location-gérance » jouent un rôle essentiel dans la stratégie du distributeur face à ses concurrents. Si leurs clauses devaient être annulées en justice, un pilier de son modèle économique serait radicalement remis en cause.
Les franchisés dénoncent l'absence de tout équilibre dans les contrats signés avec Carrefour.
Les franchisés dénoncent l'absence de tout équilibre dans les contrats signés avec Carrefour. (Crédits : Reuters)

Alors que l'ensemble du secteur de la grande distribution se redessine sous les effets de la baisse du pouvoir d'achat et du démembrement du groupe Casino, Carrefour va-t-il devoir remettre en cause l'un des piliers de son modèle économique ? L'intervention de Bercy dans une procédure opposant l'enseigne à une partie de ses franchisés, qui l'ont assignée collectivement devant le tribunal de Rennes, soulève la question.

Le distributeur est accusé d'entretenir vis-à-vis de ses partenaires franchisés des « pratiques restrictives de concurrence », qui « consistent très concrètement à asphyxier les franchisés en usant d'une position de force », selon les conclusions d'intervention volontaire des services du ministère de l'Economie. De quoi peser sur le cours de Bourse du distributeur, déjà en baisse depuis un an, et qui a dégringolé pendant dix jours après cette annonce du 18 juin. Encore aujourd'hui, le titre peine à s'en remettre. Car au-delà de la menace d'une lourde amende - Bercy estimant que « de telles pratiques sont contraires à l'ordre public économique et justifient que soit prononcé une amende civile » d'un montant de 200 millions d'euros -, c'est bien la remise en question d'un des fondements du développement de Carrefour qui menace le géant de la grande distribution.

Franchise simple et « location-gérance »

La franchise joue en effet aujourd'hui un rôle essentiel dans la stratégie de Carrefour, qui détient 20% des parts de marché de la distribution alimentaire en France. Fin 2023, 72% de ses magasins dans les 8 pays où le groupe opère étaient en franchise. En France métropolitaine, ils représentent 97,2% des magasins de proximité, 76,6% des supermarchés et 35,9% des hypermarchés. Depuis 2018, la franchise a généré 90% de ses ouvertures de magasins en Europe. Et le groupe affirme souhaiter « conserver ce rythme d'expansion sur le continent », voire « renforcer ce modèle ».

Deux types de franchise cohabitent: la franchise simple et la location-gérance. Seule différence : dans la location-gérance, le gérant n'est pas propriétaire du fonds de commerce. Mais dans les deux cas, Carrefour externalise quasiment tous ses coûts, et gagne de l'argent par deux mécanismes : en prenant une marge sur la marchandise vendue aux magasins, ainsi qu'en percevant des cotisations et, pour la location-gérance, un loyer pour le fonds de commerce. 50% de son chiffre d'affaires total en France est ainsi réalisé aujourd'hui par des franchisés.

Or dans ses conclusions, le ministère de l'Economie remet radicalement en cause certaines particularités des franchises de Carrefour, et demande au tribunal de prononcer la nullité de plusieurs clauses contractuelles. Il confirme ainsi les accusations d'une association de franchisés qui l'a assigné devant le tribunal judiciaire de Rennes. Il légitime aussi, indirectement, celles d'un syndicat, la CFDT, qui conteste devant le tribunal judiciaire d'Evry - où il a assigné Carrefour en mars - les conditions de travail des salariés des magasins en location-gérance, dégradées selon lui à cause de la situation de leurs employeurs.

Manque de rentabilité et de compétitivité

« Le montage contractuel utilisé par Carrefour avec ses franchisés est en réalité de l'anti-franchise », dénonce en effet François-Xavier Awatar, l'avocat de l'association qui a assigné collectivement l'enseigne. « Contrairement à ce qu'implique normalement la franchise, tout équilibre contractuel est absent », déplore-t-il.

D'une part, les conditions contractuelles empêchent les magasins d'être rentables, selon l'avocat. « Elles leur imposent de s'approvisionner en grande partie auprès d'une filiale du groupe » : 45% selon Carrefour, mais 80% selon l'avocat, qui dénonce un « mode de calcul vicieux ». « Or, leurs prix dépassent non seulement ceux des centrales d'achat des concurrents, mais aussi ceux des hypermarchés Carrefour. Cela se répercute sur les prix en rayons et donc sur le chiffre d'affaires. Cela oblige aussi les franchisés à amputer leurs marges, réduites à 20/21%, alors qu'elles atteignent 25/27% dans les autres enseignes » », détaille-t-il.

Selon l'association de franchisés, cette distorsion de la concurrence est aggravée par le fait que le groupe impose des prix de vente aux consommateurs que le franchisé peut difficilement modifier. L'objectif, selon Carrefour : « Assurer de la cohérence dans la politique commerciale ». Les franchisés déplorent aussi des carences logistiques : des taux de livraison en temps, en heure et sans casse bien inférieurs à ceux des autres enseignes, ce qui leur fait perdre du chiffre d'affaires.

Plusieurs fronts de dépendance

D'autre part, les contrats de franchise empêchent à ceux qui seraient mécontents de partir, poursuit maître Awatar. Carrefour prend en effet systématiquement une participation dans l'entreprise du franchisé de 26%, ce qui lui confère une minorité de blocage. Il vote ainsi contre toute décision qui ne lui convient pas. Un modèle de « franchise participative »  tout à fait classique selon le groupe, notamment lorsque, comme pour 95% de ses contrats de franchise simple, le franchisé achète le fonds de commerce au franchiseur. « Nous avons pris les risques liés à la création du magasin, nous voulons évidemment le garder dans notre giron », explique le directeur proximité France, Benoît Soury. « Mais normalement, la part de l'associé franchiseur est de l'ordre de 1% à 10% », objecte François-Xavier Awatar.  « Des mécanismes conférant le même droit de blocage existent aussi dans d'autres enseignes », réplique Benoît Soury.

Autre élément liant le franchisé, « totalement classique dans tous les contrats de franchise » selon Benoît Soury : lorsque celui-ci veut partir, « Carrefour fait valoir un droit de préférence qui lui permet de racheter le fonds de commerce à un prix bien inférieur au marché », déplore le gérant d'un supermarché Carrefour à Cayeux-sur-Mer (Somme), Julien Lauzet, cité par l'AFP.  Enfin, en cas de contentieux, les contrats imposent de recourir à des arbitres: des tribunaux privés, et donc payants, que les franchisés ne peuvent souvent pas se permettre, affirme maître Awatar. « Certains trouvent ces clauses plutôt avantageuses, et en tous cas elles ont été déclarées parfaitement licites dans un jugement de 2021 », répond Benoît Soury.

Les salariés aussi pénalisés

« Des dizaines de familles ont été brisées par l'impact de ce système car, une fois emprisonnés dans le contrat, les franchisés sont obligés de se donner corps et âme dans les boutiques pour les maintenir à l'équilibre », témoigne Anthony Thébaud, franchisé depuis 2012 et secrétaire de leur association. « Carrefour recrute des gens de moins en moins qualifiés. Ils se retrouvent vite étranglés », confirme l'avocate experte du droit de la franchise Monique Ben Soussen.

« Le poids qui pèse sur les franchisés ou sur les locataires-gérants se répercute sur les salariés, car l'une des rares marges de manœuvre dont disposent ceux-ci est de réduire leur masse salariale », observe Sylvain Macé, secrétaire national de la fédération des services de la CFDT, en charge du commerce alimentaire et de la grande distribution. « Lors du transfert de magasins en location-gérance, les salariés perdent une partie de leur rémunération et de leurs droits mais, prisonniers du contrat de travail, ils n'ont que le choix de démissionner. Or, aucun plan d'accompagnement incluant des formations ou des primes de départ, comme en cas de plan social, n'est prévu », regrette-t-il. De fait, les effectifs diminuent, car nombre de départs ne sont pas remplacés, constate-t-il. La loi et une « clause sociale » qui s'impose au repreneur permettent de maintenir l'ensemble des droits individuels et la plupart des droits collectifs et des avantages sociaux des salariés, répond Carrefour.

L'objectif de générer des dividendes

Cette situation s'est dégradée depuis l'arrivée d'Alexandre Bompard, en 2017, à la présidence et à la direction générale du groupe, affirme Anthony Thébaud. « Depuis 2015, nous devons acheter, et donc nous revendons, la marchandise 15% plus cher. Mais puisque nous supportons toutes les charges, qui augmentent, notre marge a à peine évolué d'un point en 10 ans », observe-t-il. « Aujourd'hui, Carrefour ne cherche que des porte-clés pour ses magasins, des hommes capables d'ouvrir et de fermer ses boutiques. On a l'impression que le groupe s'en fiche de l'avenir humain ou économique de ses partenaires », dénonce l'entrepreneur. « Le groupe propose un modèle qui fait rêver et puis laisse les gens en difficulté », estime aussi Monique Ben Soussen.

« Les bénéfices tirés par le groupe grâce aux magasins de proximité lui permettent de combler ses pertes dans les hypermarchés, et donc de générer des dividendes pour ses actionnaires », analyse Anthony Thébaud. « Et en concluant des contrats de location-gérance, Carrefour parvient à sortir de son propre bilan les magasins qui ne marchent pas, en laissant aux gérants la responsabilité de les redresser », ajoute maître Awatar, alors que Sylvain Macé parle de « restructuration déguisée ».

Carrefour aussi « prisonnier » de son modèle

« Or, Alexandre Bompard [président directeur général de Carrefour, ndlr] est prisonnier de ce modèle, et c'est pour cette raison que ses équipes refusent la moindre négociation auprès des franchisés », estime encore Anthony Thébaud. « Carrefour préfère même mettre du budget dans les contentieux, pour couper toute velléité de rébellion », dénonce-t-il. « Leur posture est très radicale », convient Sylvain Macé, qui souligne que « Carrefour ne cesse de racheter chez Cora, Match et Casino, d'autres magasins en difficulté ».

« Nos franchisés sont nos clients. Nous n'avons aucun intérêt à les étrangler : au contraire, nous avons intérêt à ce qu'ils puissent payer leurs marchandises », répond Benoît Soury. « La preuve de leur bonne santé : 60% de nos locataires-gérants arrivent à accumuler le capital nécessaire à acheter leur fonds de commerce en 4 ans », observe-t-il. Parmi les autres, 15% arrêtent la location gérance, alors que 26% continuent plus longtemps sous ce contrat. A plusieurs reprises, Alexandre Bompard a aussi rappelé aux salariés que sa stratégie misant sur la franchise empêche de fermer des magasins.

Le groupe se dit serein, en s'appuyant sur des décisions de justice qui lui ont déjà donné raison contre ses franchisés. Mais au-delà de l'ampleur de l'action intentée par l'association de franchisés, et de la sanction demandée par Bercy, que se passerait-il si les franchisés devaient obtenir que la justice prononce la nullité des clauses dénoncées ? Le groupe admet ne pas encore s'être penché sur la question. Mais de tels effets ne semblent pas tenus. Carrefour serait en effet obligé de réécrire ces clauses d'une manière plus équilibrée. Les franchisés jouiraient donc de davantage d'autonomie, alors que sur Carrefour pèseraient davantage d'obligations. Si ses franchisés pouvaient plus facilement partir chez les concurrents, le groupe devrait en outre inévitablement améliorer ses relations avec eux. Selon le blog de l'expert de la grande distribution Olivier Dauvers, d'autres enseignes, comme Intermarché et Coopérative U, sont en effet bien disposées à accueillir les partants.

Les actions individuelles en outre, qui se comptent en réalité déjà par dizaines, pourraient encore se multiplier. La CFDT explore d'ailleurs déjà l'opportunité d'élargir le contentieux à plus de magasins, voire à d'autres enseignes.

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Commentaires 9
à écrit le 14/07/2024 à 19:42
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Pourriez vous nous éclairer sur la situation du franchisé EDF vis à vis de Westing house ? Un ancien pdg d'EDF à déclaré que l'arenh empechait EDF de bénéficier de sa rente ! Il avoue là qu'il s'agit d'une entreprise de rentiers de technologies é...

à écrit le 12/07/2024 à 15:47
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La franchise un moyen utilisé par CARREFOUR pour mettre en place dans les magasins les plus difficiles à gérer et à rentabiliser de transférer le risque sur des indépendants en les ficelant dans un contrat contraignant . CARREFOUR se garantit un marc...

à écrit le 12/07/2024 à 11:35
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Et au final, ce sont les confédérations telles que Leclerc, U, Intermarché qui remportent la mise sur le long terme ?

le 13/07/2024 à 0:10
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Non même sûrement .. parfois pire comment les mousquetaires sont devenus la 1 ère flotte de pêche de Fra ce ? En axphyxiant les boites de pêches et en les rachetant pour une bouchées demain … «  je te confie 30 puis 60 puis 80% de mes achats puis une...

le 13/07/2024 à 0:10
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Non même sûrement .. parfois pire comment les mousquetaires sont devenus la 1 ère flotte de pêche de Fra ce ? En axphyxiant les boites de pêches et en les rachetant pour une bouchées demain … «  je te confie 30 puis 60 puis 80% de mes achats puis une...

à écrit le 12/07/2024 à 11:23
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Ce n'est pourtant pas nouveau de savoir que le système de la franchise s'apparente à "l'or des fous". Ainsi, de se retrouver un jour ou l'autre les "dindons de la farce" n'a rien d'exceptionnel au sein de nos modèles de sociétés totalement financiari...

à écrit le 12/07/2024 à 10:48
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Les franchises Carrefour subissent les mêmes contraintes que les commerçants des galeries marchandes. Ce sont les nouvelles vaches à lait du Groupe. La grande distribution: à fuir comme entrepreneur ou client.

à écrit le 12/07/2024 à 10:32
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Indépendants pas tout à fait car obligés de se fournir chez carrefour contrairement à Leclerc, Intermarché ou super U dont les adhérents ont leurs propres centrales d'achats qu'ils gèrent eux même suivant le principe du tiers temps .

à écrit le 12/07/2024 à 10:19
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Lever une armée d'indépendants pour défendre l'enseigne contre les fédérations d'indépendants, désolé, mais c'est de bonne guerre. Surtout si ça agace Leclerc. Ahold Delhaize fait la même chose, en plus.

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