Paul Smith : « Ma devise, ne pas se prendre au sérieux »

ENTRETIEN - Le créateur de mode britannique, anobli par la reine, ne défilera pas à Paris pour la première fois depuis trente ans. Il explique pourquoi. Et livre les secrets de son éternelle jeunesse créative.
Paul Smith.
Paul Smith. (Crédits : Albert Facelli pour La Tribune Dimanche: Pixar; Luc Fournol; Stéphane Granger/FTV)

C'est peut-être ce qui caractérise le mieux sir Paul Smith. Son sens inné de la camaraderie, dotée d'une bonne dose d'humour et de chaleur humaine héritée de son farceur de père. Au 20 Kean Street, son siège londonien, Paul Smith vous accueille avec les bonnes manières d'un gentleman toujours prêt à faire l'andouille. Dans ce capharnaüm géant qui lui sert de bureau se cachent en réalité des rêves d'enfance et se côtoient dans une joyeuse accumulation toutes sortes d'objets, des plus beaux aux plus déroutants. Talismans porte-bonheur et moteur d'un homme qui mène avec brio sa petite entreprise, devenue l'incarnation du chic so British. Welcome !

LA TRIBUNE DIMANCHE - Vous faites faux bond à la fashion week de Paris, où vous défi lez depuis trente et un ans. Vous avez présenté votre collection à Florence au salon de la mode masculine Pitti Uomo. Pourquoi cette infidélité à Paris ?

PAUL SMITH - La mode est devenue tellement « corporate » et homogène, alors qu'au Pitti Uomo on trouve encore de la sincérité, comme dans ces merveilleuses petites marques spécialisées dans les ceintures, les cravates ou les chaussures. À l'heure des défilés gigantesques, il n'y a jamais eu de meilleur moment pour faire quelque chose de plus personnel. La présentation de ma collection s'est déroulée dans un lieu intime. J'ai pu l'expliquer à l'assistance. Humblement, avec humour et vitalité.

Comme vous le faisiez en 1970, dans votre minuscule première boutique de 3 mètres carrés, à Nottingham, votre ville natale ?

Exactement. Je faisais partie intégrante du lieu. [Rires.] J'adore les boutiques, c'est une expérience unique. Chaque samedi, je travaille deux heures dans mon magasin de Covent Garden, à Londres. Je rencontre les gens. Je discute avec eux. J'aime communiquer, converser, nouer des amitiés. C'est fantastique !

Cinquante-cinq ans plus tard, vous voilà à la tête d'une belle entreprise de 250 millions d'euros de chiffre d'affaires et 90 boutiques en nom propre dans le monde. Comment avez-vous préservé l'indépendance de votre maison face aux sirènes des groupes de luxe ?

Je n'ai jamais voulu devenir plus grand, jamais !

Lire aussiHermès : malgré une progression des ventes, les attentes des marchés déçues par le ralentissement de la demande chinoise

Pourquoi ?

Mais parce que mes journées sont fantastiques. Tous les jours ! Je ne suis pas sous pression, mon entreprise est dirigée avec le cœur. Je partage ma vie avec la femme que j'aime depuis mes 21 ans. Je vis dans une simple et belle maison à Londres. J'ai une maison en Italie, en Toscane. Ce besoin de faire le buzz à tout prix, de vouloir devenir plus grand, plus gros, plus rapide, plus radical, plus cher, c'est comme une maladie. Ça n'a pas de sens. Le luxe et la mode crient à l'exclusivité : « Exclusif ! exclusif ! » Mais qu'y a-t-il de si exclusif quand une marque a des centaines de magasins qui se ressemblent tous, de Paris à la Chine, jusqu'au Japon et à New York ?! Chacune de mes boutiques est unique, dessinée et aménagée en harmonie avec les villes où Paul Smith est implanté à l'étranger.

paul smith2

paul smith3

Le studio de création de Paul Smith à Londres qui regroupe des objets envoyés par ses fans et ses amis du monde entier. (Crédits: © Albert Facelli pour La Tribune Dimanche)

Quels sont vos secrets de réussite ?

L'individualisme. C'est ma devise. Ne pas se prendre au sérieux. Si vous avez passé une journée pourrie, transformez-la. Restez positif. Profitez du soleil, des ombres, de l'amitié. Allez de l'avant. Chaque jour est un nouveau départ. La vie est trop courte. La mode, ce n'est pas sauver des vies. Certes, elle crée de nombreux emplois. Mais les héros, ce sont les volontaires et humanitaires à Gaza ou en Ukraine. Le secret de longévité d'une entreprise réside dans l'humour et le plaisir d'y travailler. il faut un équilibre, à tous points de vue. À l'image des hiéroglyphes. Comme la chanson des Bangles Walk Like an Egyptian, « marche comme un Égyptien ». Une main derrière, une main devant. L'esprit créatif sans compromis d'un côté, le gain de l'autre. Si vous n'utilisez que votre créativité, vous fermerez boutique. Et si, a contrario, votre business n'est guidé que par la volonté de faire de l'argent, votre job sera moins enthousiasmant. C'est ce que j'enseigne à mes étudiants en mode, dans ma fondation.

La jeunesse est-elle une source d'allant dans votre travail ?

Définitivement. J'ai travaillé toute ma vie avec des jeunes, la majorité de mes employés sont jeunes. Les étudiants du monde entier viennent dans mon bureau, à Londres.

Votre définition du gentleman ?

C'est une question de posture et de bonnes manières à l'ancienne. Demander. Ne rien exiger. Ouvrir les portes. Ne pas s'avachir dans son assiette. Et porter un costume bien coupé, qui n'entre pas en conflit avec le corps et n'entrave pas ses mouvements. Le style, c'est le mouvement, la douceur et la construction.

Tel un costume Paul Smith ?

Pendant le Covid, j'étais seul, ici, au siège. Je portais un costume tous les jours. Parce que je me sentais bien avec. Il y a des poches pour vos lunettes et d'autres très pratiques. J'aime cette facilité du costume.

La mode est devenue tellement corporate

Quelle fierté tirez-vous des hautes distinctions que la couronne d'Angleterre vous a décernées ? La reine Élisabeth II elle-même vous a anobli en 2000. Quel regard portez-vous sur la royauté ?

J'hésitais à accepter ce titre. Mais j'ai pensé à mes parents, là-haut, au ciel, et je me suis dit : « Yeah ! Bien joué. » Les plus farouches adversaires de la royauté se demandent pourquoi autant d'argent dépensé, autant de privilèges. À Buckingham Palace, dans le coin d'une petite pièce où vous attendez d'être reçu, il y a un agenda qui indique les engagements et l'emploi du temps de la famille royale, jour par jour. Ils sont très investis, ils font un travail immense. On dit que la reine pensait que le monde sentait la peinture. Parce que partout où elle allait, on repeignait tout avant son passage. [Rires.]

Plus jeune, vous avez développé deux passions qui vous ont guidé toute votre vie. Que vous ont-elles transmis ?

Tout a commencé quand j'avais 11 ans. Mon père, grand amateur de photographie, m'a offert un Kodak Retinette et m'a transmis cet amour qui ne m'a jamais quitté. J'ai appris à voir et à regarder. Et la patience. Je gagnais ma vie comme photographe en parallèle de mes collections. J'ai toujours fait des reportages photo pour Casa Vogue, Architectural Digest ou des magazines japonais, et je continue aujourd'hui. Je viens de boucler un reportage pour le très beau magazine italien Lampoon. Les images m'inspirent. J'aime l'instant. L'arrêt sur image des gestes du quotidien, comme boire son café. Les photos d'Henri Cartier-Bresson, de Jacques Henri Lartigue, parce qu'ils capturaient des moments sur le vif. Mon père m'a aussi offert un vélo qui a changé ma vie. J'ai commencé à courir tous les dimanches sur les routes de campagne. Je faisais des compétitions pour devenir coureur professionnel. Et j'ai entendu ce nom magique pour la première fois : Jacques Anquetil ! Je l'ai rencontré. Premier coureur de l'Histoire à avoir remporté le Tour de France cinq fois. Ma star ! J'aurais rêvé de gagner le Tour et l'étape du mont Ventoux . Une légende ! Aujourd'hui, je suis fan de l'équipe anglaise Ineos Grenadiers, anciennement Sky. Le travail d'équipe dans le cyclisme est essentiel. Grâce à la course, j'ai compris l'importance de la camaraderie et comment tirer profit de ses propres forces et faiblesses, et de celles du groupe. Ça m'a aidé tout au long de ma carrière.

paul smith4

Les murs du studio de création de Paul Smith à Londres. (Crédits: © Albert Facelli pour La Tribune Dimanche)

Votre bonne humeur est légendaire, mais qu'est-ce qui fait craquer sir Paul Smith ?

Je ne crois pas avoir déjà été en colère. C'est peut- être la raison pour laquelle je suis toujours avec Pauline depuis que je l'ai rencontrée, quand j'avais 21 ans. Le secret est de s'écouter. De se parler. D'être intéressé et intéressant. Toujours cette question d'équilibre, ma philosophie. C'est Pauline qui a fait le premier costume Paul Smith. Elle suivait les cours de mode du Royal College of Art de Londres. Elle est capable de faire un patron dans la seconde en prenant vos mensurations. Elle m'a appris à coudre, à monter un vêtement, à avoir les pieds sur terre. Un jour, je rentrais d'un voyage à New York en Concorde, après avoir pris le petit déjeuner avec le Premier ministre anglais. Une expérience extraordinaire. Eh bien, quand je suis arrivé à la maison, elle m'a dit : « N'oublie pas d'emmener la voiture au contrôle technique. » Je l'adore !

Le style, c'est le mouvement, la douceur et la construction

Et vos défauts, quels sont-ils ?

Je n'aime pas les conflits, je peux laisser durer longtemps des situations problématiques.

Quelles sont les grandes figures de la mode qui vous inspirent ?

Yves Saint Laurent. Il n'y a rien de plus sexy qu'un smoking sur une femme. Avec Pauline, avant de lancer Paul Smith, nous assistions aux présentations de mode à Paris. La chambre syndicale nous donnait des invitations. Patou, Balenciaga, et même Chanel. Coco était là, elle regardait le défi lé depuis le célèbre escalier de la maison, une couturière de l'atelier à ses côtés. J'ai assisté à la présentation du premier smoking Saint Laurent, en 1966. Le mannequin a ouvert sa veste sur une blouse complètement transparente. On pouvait voir ses seins. Shocking ! Le public a suffoqué. Un génie.

Quel est votre rapport à la France ?

J'ai toujours défi é à Paris, les Français comprennent ma mode. Classique avec un « twist ». Mon premier défi lé a eu lieu en 1976, rue de Vaugirard, dans l'appartement d'un couple d'amis. Nous n'avions pas un sou, Pauline et moi avions tout cousu nous-mêmes. La seule chose que nous avons payée, c'est la location des chaises et un mauvais champagne acheté au supermarché du coin. C'est le seul défi lé de mode où il fallait sonner à la porte !

Votre plus beau souvenir avec votre ami David Bowie ?

Nous avions soupé avec Iman, Pauline et David. En descendant l'escalier, il s'est mis à chanter The Party's Over. On s'est regardés, Pauline et moi, médusés d'admiration : « Waouh, David Bowie est en train de chanter pour nous ! » Il aimait boire du thé anglais. Il m'appelait Smithy. « Qu'est-ce que c'est que cet objet, Smithy ? » En tirant celui-là : « D'où vient-il, Smithy ? » Il adorait s'habiller.

D'ailleurs, d'où proviennent tous ces objets de votre bureau ?

Pour la plupart, ce sont des cadeaux de fans ou d'amis à travers le monde, fabriqués de leurs mains. Un jour, une femme m'a offert un vélo. Elle avait pris spécialement l'avion de Tokyo, elle est repartie aussitôt. Cette crèche miniature faite de coquilles de cacahuètes est un pur trésor. C'est une petite fille de 8 ans qui l'a fabriquée. Aujourd'hui, elle en a 27. Elle continue de m'envoyer ses objets. Cette lettre est entièrement brodée. Celle-ci vient d'un garçon autiste de 11 ans. Celle-là du roi du Danemark et celle-ci du roi Charles. Ce chien, le seau, l'oie sont arrivés tels quels, dans les bras du facteur, sans avoir été emballés. La personne n'a jamais laissé ni nom ni adresse. Et ça fait quarante ans que ça dure. C'est pour ça que c'est si beau.

Mais qu'en faites-vous ?

Je les garde. Je ne jette rien. Même les objets les plus petits, car chacun représente un effort créatif. Tous sont une source d'inspiration pour mes collections.

Si vous ne deviez en garder qu'un ?

Aucun d'ici. Je garderais les albums de photographies que Pauline a composés, depuis toutes nos années passées ensemble.

Comment attaquez-vous votre journée ?

Par la nage. À 5 heures tous les matins. Je suis un lève-tôt. Un petit déjeuner et je file au bureau. Je mets un vinyle de Miles Davis ou de James Morrison, ou une musique moderne, pour commencer la journée en douceur et dans le calme. Puis j'écris des cartes postales à mes fans du monde entier.

Le Brexit ?

Un cauchemar.

Vous avez 78 ans, n'est-il pas temps de prendre votre retraite ?

Pardon, mais je ne comprends pas ce mot.

Paul Smith en quelques dates

Juillet 1946 - Naissance à Nottingham en Angleterre.

1963 - À 17 ans, un accident de la route lui ôte tout espoir d'embrasser une carrière de coureur cycliste professionnel.

1967 - Rencontre décisive avec Pauline, sa future femme et muse. Ils forment un couple uni depuis le premier jour.

1976 - Premier défilé de mode masculine à Paris.

2000 - Il est annobli par la reine.

2020 - Création de la fondation Paul Smith.

2024 - 90 boutiques à travers le monde. Cinquante-quatre ans à la tête de son entreprise toujours indépendante.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 16/06/2024 à 15:16
Signaler
Coquilles "J'ai toujours défi é à Paris" "Mon premier défi lé a eu lieu en 1976" "C'est le seul défi lé de mode" défilé défilé défilé

à écrit le 16/06/2024 à 10:43
Signaler
Bravo ! si tout le monde était comme Paul Smith, ce serait le Paradis sur terre.

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.