![Jordan Bardella en meeting, le 2 juin à Paris.](https://static.latribune.fr/full_width/2387321/bardella.jpg)
Pendant toute cette campagne européenne, les dirigeants du Rassemblement national ont joué les modestes. « Rien n'est plié jusqu'au vote », « on est polytraumatisé des élections régionales de 2021 »... Tels ont été les mots de sagesse ressassés par Marine Le Pen ou sa tête de liste, Jordan Bardella, malgré les sondages stratosphériques recueillis depuis des mois. Côté coulisses, le ton a été bien différent. Face à tout doute exprimé vis-à-vis de la stratégie très lisse du président du RN, une pirouette est devenue leitmotiv : « Ça, les Français s'en foutent... Rappelez-moi, on est à combien dans les baromètres ? »
Hubris mise à part, cette assurance des cadres frontistes recouvre une réalité. Quel que soit son score ce soir, le mouvement d'extrême droite cofondé par Jean-Marie Le Pen a franchi des caps supplémentaires dans sa lente quête du pouvoir. En se donnant les contours vagues - mais rassurants - d'un « parti de gouvernement » en devenir, débarrassé des oripeaux du Frexit, le RN a accentué sa banalisation. « Leur stratégie est simple, c'est "nous sommes l'alternance", constate un poids lourd macroniste. Et pour ça, pas besoin d'avoir un programme très étayé, même s'il leur faudra monter en gamme d'ici à la présidentielle. » Marine Le Pen a beau avoir remisé de longue date la sortie de l'euro et l'idée d'un référendum sur le maintien de la France dans l'Union européenne, le fumet radical de ces deux engagements de 2017 a perduré. L'ADN antisystème de la patronne y est pour beaucoup.
Jeune leader charismatique sur les réseaux sociaux
Son poulain est plus pragmatique, pour ne pas dire polymorphe. « On a fait notre deuil d'une grande révolution au niveau de l'UE, se félicite un pilier de la délégation RN au Parlement européen. On défend toujours l'Europe des nations pour des raisons de com et parce que Marine y croit vraiment, mais Jordan, c'est moins son logiciel. Son dossier, c'est l'immigration. Il perçoit davantage, même si ce n'est pas très articulé, qu'il faut faire avec l'UE et ses traités, trouver des marges de manœuvre. D'où sa stratégie tricolore, rudimentaire mais efficace. » Consistant à classer les coopérations entre États membres dans trois catégories (satisfaisantes pour les intérêts français, à négocier ou inacceptables), ce gimmick « peut permettre au RN, veut croire notre source, de se structurer sur le long terme et d'arrêter de se renier en fonction de l'air du temps, comme quand on lance la fameuse "déclaration des droits des peuples et des nations" pour l'oublier le lendemain ».
Si une telle constance reste à prouver pour le mouvement populiste devenu attrape-tout, une chose paraît certaine : Jordan Bardella est devenu une figure incontournable sur la scène politique et indéboulonnable au sein de son propre camp. Cultivant son image de jeune leader charismatique sur les réseaux sociaux, où il séduit les ados en réduisant au minimum de détails ses prises de position, le Francilien a pleinement exploité le tandem formé avec sa cheffe. Cette dernière voit l'opération comme l'une de ses réussites majeures depuis qu'elle a repris le FN à son père en 2011. « L'idée était que Jordan puisse s'affranchir et exister par lui-même, qu'il ne soit plus perçu comme le "robot" de Marine », résume Kévin Pfeffer, député proche du duo. Façonné dès les européennes de 2019 par la « candidate naturelle » du RN à l'Élysée - ses mots à elle -, ce Premier ministre putatif d'une Marine Le Pen aux manettes a bénéficié d'un joli coup de pouce de la Macronie en étant invité à débattre avec Gabriel Attal.
Aller au-delà du simple captage des colères du pays
La popularité engrangée par Jordan Bardella s'est vue dans toutes les couches de la société. C'est là le troisième élément qui, quelle que soit l'ampleur du succès frontiste ce 9 juin, aura l'effet d'un cliquet pour la suite. Parlant un langage parfois très proche de celui des Républicains sans être lesté du nom Le Pen, l'ancien responsable de Génération nation - pourtant biberonné à la rhétorique identitaire qu'affectionne son proche entourage - a intrigué un public qui, jadis, n'aurait jamais envisagé de voter Front national. Les cadres et les petits patrons sont des segments clés de ce processus, dont l'avenir dira s'il est pérenne. « Beaucoup se tournent vers nous par rejet de Macron, pas parce qu'on les convainc, admet lucidement un conseiller RN de poids. Mais ce sont des opportunités, la fenêtre s'ouvre. Il faut transformer derrière. » Vice-présidente du parti, Edwige Diaz a cette formule : « Il ne faut pas déshabituer les gens à voter pour nous. »
C'est le principal frein à la progression du mouvement. Marine Le Pen en a-t-elle conscience ? « On a mis entre parenthèses notre travail de préparation au pouvoir, mais on va le relancer de manière massive, on a énormément de gens à rencontrer », assurait-elle récemment à La Tribune Dimanche. Aller au-delà du simple captage des colères du pays, c'est autre chose. « On va rester dans la même stratégie pour 2027, celle qui consiste à ne se mettre aucune catégorie à dos, en tenant le discours le plus lénifiant possible, craint le conseiller cité plus haut. On défend tout le monde sans se soucier des incohérences ; or, gouverner c'est choisir. Une fois au pouvoir, allez expliquer aux Français, à qui on a dit qu'on raserait gratis, que nos marges budgétaires sont réduites. Avec ça, on tient un an. »
Une anecdote illustre ce paradoxe. Un jour, Philippe Olivier, beau-frère et conseiller de Marine Le Pen, va voir l'eurodéputé Thierry Mariani, ex-LR et, surtout, ex-ministre des Transports de Nicolas Sarkozy. Il lui demande un retour d'expérience. Le Sudiste lui décrit la complexité d'une machine faite de milliers de fonctionnaires, soumise à des intérêts catégoriels et à des injonctions contradictoires de Matignon et de l'Élysée... En clair, le lourd paquebot qu'est l'État. Réponse de Philippe Olivier : « Oui, mais avec nous, ce sera différent. » Le discours performatif a ses limites.
Score aux élections européennes de 2019 : 23,34% Plus de 35% Le parti lepéniste impose un peu plus le récit de sa conquête inéluctable du pouvoir en 2027. Entre 30 et 35% Un triomphe attendu pour Jordan Bardella, qui devra encore parfaire sa stature de Premier ministre. Moins de 30% Le RN reste le premier mouvement d'opposition mais peine à convaincre les électeurs indécis.Résultats, mode d'emploi