METOO AVANT METOO (1/3) - L’ange et le gros porc

Bien avant l’affaire Harvey Weinstein et la naissance du mouvement de libération de la parole en 2017, le monde du show-business a connu des scandales sexuels et des procès retentissants. Le premier épisode de notre série relate la déchéance de Fatty, roi du cinéma muet dans le Hollywood des années 1920.
L’actrice Virginia Rappe, jugée post mortem responsable de sa propre mort.
L’actrice Virginia Rappe, jugée post mortem responsable de sa propre mort. (Crédits : © LTD / Ann Ronan Picture Library / Photo12 via AFP)

C'était au temps du cinéma muet et muette elle est restée. Virginia Rappe, jolie brune de 30 ans qui en avoue cinq de moins. Ni mère ni père. Juste une grand-mère. Et le hasard d'être jolie sans savoir à qui on ressemble... Quelle importance? À 18 ans, Virginia Rapp gagne sa vie comme mannequin, ajoute un e à son nom et file vers la Californie, attirée par une mine d'or: le cinéma, inventé en France par les frères Lumière, développé à Paris par Méliès, exploité en Amérique par les inventeurs du « kiss kiss bang bang » à qui la guerre de 14 donne un avantage décisif. À Los Angeles, où les studios poussent comme la mauvaise herbe, elle tombe amoureuse de Henry Lehrman, un producteur-réalisateur qui lui trouve au moins quatre rôles et s'apprête à faire d'elle une star... Ainsi raconte-t-on la vie de Virginia Rappe dans les journaux de William Randolph Hearst. Hearst sait vendre du papier. Et cette histoire, pour lui, est plus vendeuse encore que le naufrage du Lusitania, qui fit entrer les États-Unis dans la Première Guerre mondiale. Car Virginia vient de mourir. Comment une seule mort pourrait-elle rivaliser avec un torpillage qui en fit 1200? Il faudrait que le « torpilleur » soit une des plus importantes vedettes de Hollywood. Justement, c'est le cas, et elle s'appelle Roscoe Arbuckle, plus connu sous le sobriquet de « Fatty », soit « bouboule » ou « gros lard », que lui attribua son ivrogne de père dès le berceau.

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Les mensurations de Roscoe Fatty Arbuckle sont exceptionnelles: 175 centimètres pour 120 kilos... Et avec ça, souple comme un roseau. Un « bon gars » qui déclare: « Mes films sont tournés les mains propres et la conscience tranquille. Rien ne me ferait plus de peine que d'entendre des mamans dire : "C'est un film d'Arbuckle, ce n'est pas pour les enfants." » Car désormais les patrons des studios exigent de leurs vedettes une moralité irréprochable. Virginia n'était-elle pas elle-même un ange? Or un ange ne peut pas finir sa course écrasé par un gros porc. Toute l'Amérique se rue sur l'histoire de l'ange et du gros porc.

Comme n'importe quel voyou, il pose pour la traditionnelle photo de face et de profil, mais avec son nœud papillon

En ce début des années 1920, les ligues de vertu, héritières du puritanisme constitutif de l'Amérique, viennent d'obtenir leur plus belle victoire : le vote du 18e amendement à la Constitution, la prohibition de l'alcool. Ce qui leur a ouvert l'appétit. Voilà qu'elles s'attaquent à une autre source de perversion: le cinéma, coupable d'incitation à la débauche, à la paresse et à la violence. Le criminel est d'autant plus dangereux qu'il prend les aspects les plus séduisants. Tel le beau Rudolph Valentino qui triomphe dans Le Cheik en seigneur de harem. On réclame son boycott. Woburn, petite ville du Massachusetts, est fière d'annoncer qu'aucun grand écran ne salit ses rues. Un seul genre échappe à la suspicion, le comique, qui permet aux braves gens de se détendre et de voir la vie en rose. Et c'est de cette veine-là que Fatty est la star absolue.

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Roscoe « Fatty » Arbuckle lors de son arrestation en 1921. (Crédits : © LTD /WOLF TRACER ARCHIVE/PHOTO12 VIA AFP)

Cet ex-enfant battu a été engagé par Mack Sennett au tarif de 5 dollars par jour. En moins d'un an, il passe à 1000 dollars, à quoi s'ajoutent 25 % des bénéfices et bientôt le pouvoir du « final cut » sur les films qu'il se met à réaliser, lui l'inventeur du gag de la tarte à la crème. Fatty et le voleur, Fatty au poulailler, Fatty garçon boucher, Fatty chez lui... Et l'acteur a de plus en plus d'ambition, il vise les longs-métrages, en terminera sept pour la Paramount avant même que Chaplin ne commence sa Ruée vers l'or. Fatty pèse de plus en plus lourd et pas seulement sur la balance: son contrat avec le studio lui rapporte maintenant 1 million de dollars par an! Mais ceux qui le chérissent découvrent soudain que, le 5 septembre 1921, Labor Day, le gentil Fatty a organisé un week-end d'orgie à San Francisco. Il a débarqué au St. Francis Hotel au volant de sa splendide Pierce-Arrow décapotable pour s'enfermer trois jours durant avec ses copains, des filles, leurs invités, et tout ce qu'il faut de bootleggers. Et ce qu'ils ont fait pendant ces trois jours a conduit l'ange Virginia Rappe à l'hôpital. A-t-on vraiment besoin d'une enquête? Un témoin rapporte qu'il a trouvé la jeune femme hurlant de douleur, arrachant ses vêtements, se roulant à terre, dans la suite où Fatty l'avait abandonnée, et qu'elle lui a tout raconté. À la suite de quoi d'autres disent qu'ils ont vu l'acteur la pousser vers ce lit où il allait l'écraser. Et ce n'est pas fini. Le « bon gros » aurait violé sa victime avec une bouteille! Un pervers qui a tenté de se racheter en payant la chambre dans laquelle sa victime, soutenue par son amie Maude Delmont, allait pouvoir se reposer. Preuve qu'il se sentait coupable. Mais le jeudi, il a fallu la conduire à l'hôpital, où elle mourra le vendredi.

Maniaque sexuel

Aussitôt, Maude Delmont se rend à la police et, surtout, appelle les journaux. Le dimanche, Fatty, accusé de viol et d'homicide, est jeté en prison, et aussi vite condamné par l'opinion. Comme n'importe quel voyou, il pose pour la traditionnelle photo de face et de profil, mais avec son nœud papillon.

C'est l'hallali. Sur le roi de Hollywood s'abat... la guillotine. Le roi de la tarte à la crème devient le pire des « maniaques sexuels ». Randolph Hearst, marié, père de cinq enfants, qui fait scandale en vivant maritalement avec Marion Davies, une actrice de trente-quatre ans sa cadette, a trouvé l'occasion de lancer les ligues de vertu sur une piste, loin de la sienne. Et noue une alliance avec le procureur de San Francisco qui, lui, a l'objectif d'être élu gouverneur et fait campagne sur le dos de Fatty.

Comme souvent, le procès de la morte l'emporte bientôt sur celui du vivant. Maladies vénériennes, infections urinaires, abus d'alcool frelaté et surtout avortement... Virginia n'était pas la vierge effarouchée présentée par le groupe Hearst. Elle n'est pas morte sous le poids écrasant du monstre mais d'une péritonite consécutive à l'explosion de sa vessie, un fait que la défense mettra en avant lors du procès. Quant à cette histoire de bouteille, une explication est donnée par le comique qu'on a connu plus drôle : après avoir trouvé la fille « ivre morte » dans sa salle de bains, il l'a fait allonger sur son lit. Mais voilà que, prise de convulsions, elle a perdu conscience. Il a alors expérimenté la recette d'un copain... la réveiller à l'aide d'un glaçon dans la culotte! Drôle de prince charmant... N'ayant pas de glaçons, il s'est saisi d'une bouteille de champagne qu'il lui a posée sur le pubis. D'où le malentendu. Quant à l'avocat, il démontre que l'accusatrice est un maître chanteur répertorié, qu'elle s'est remariée sans avoir divorcé, ce qui n'est pas un gage de moralité. En outre, pour se faciliter le travail, la police a falsifié des preuves. Le jury est convaincu. Le 12 avril 1922, Fatty reçoit même des excuses. Ainsi qu'une amende de 500 dollars pour avoir enfreint l'interdiction à la consommation d'alcool. En réalité, il a déjà tout perdu mais il l'ignore.

Car les patrons des studios sont certains que Fatty ne fera plus rire personne. Le « bon gros » métamorphosé en « gros dégueulasse » va même produire un effet répulsif sur son public. Pire encore, c'est un pestiféré autour duquel il est urgent d'établir un cordon sanitaire. Ils le livrent donc au président de l'association Motion Picture Producers and Distributors of America, qu'ils viennent de fonder, Will Hays. Ce Torquemada wasp qu'ils paient 100 000 dollars par an, plus une assurance-vie à 2 millions et des frais généraux illimités, va laisser son nom à un « code de bonne conduite » comme Napoléon a laissé le sien au Code civil. Bientôt, on ne verra plus de nus au cinéma, ni même de lits doubles, au point que partout dans le monde on croira que les Américains dorment ensemble chastement dans des lits jumeaux, comme les collégiens. En attendant, Fatty est un premier trophée.

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L'appartement 1221 du St. Francis Hotel à San Francisco, le 5 septembre 1921.(Crédits : © LTD / ARCHIVIO DAGOSPIA)

« Six jours après les excuses du jury, Zukor et Lasky [producteurs, cofondateurs de la Paramount] tiennent une réunion avec le général Hays, écrit Jerry Stahl dans une biographie romancée, Moi, Fatty (Rivages Noir). Cette après-midi-là, ils émirent ma sentence de mort professionnelle. » Tous les films de Fatty, passés ou à venir, sont désormais interdits. « La seule chose à faire avec un bouc émissaire, s'il en faut un, c'est de le chasser le plus loin possible sans lui laisser aucun espoir de retour », écrit le New York Times. Seul Buster Keaton permettra à Fatty de travailler sous pseudo. La condamnation durera dix ans. Les dix dernières années de la vie de Roscoe Arbuckle car, au moment où il va enfin revenir sur les écrans, il est emporté par une crise cardiaque.

Comme souvent, le procès de la morte l'emporte bientôt sur celui du vivant

À chaque époque ses victimes. Si, en 1921, Hollywood et le sénateur Hays avaient choisi Virginia Rappe, quatrevingts ans plus tard, l'auteur Jerry Stahl prend la défense de Fatty, quitte à piétiner une morte. Aujourd'hui, qui l'emporterait, de la femme ou de la « personne perçue comme grosse », du wokiste ou de l'antigrossophobe? Virginia Rappe est sans doute la seule à n'avoir rien gagné à la condamnation de Fatty Arbuckle. Si ce n'est l'amour post mortem de Henry Lehrman, le réalisateur soi-disant épris d'elle qui l'avait obligée à avorter alors qu'il avait filé avec une autre. « Veuf inconsolable », il se fit enterrer au cimetière Hollywood Memorial Park près de sa tombe. « Quand la légende est plus belle que la réalité, écrivez la légende. » La réplique n'a pas pris une ride.

Chronologie

24 mars 1887

Naissance de Roscoe « Fatty » Arbuckle à Smith Center (Kansas).

7 juillet 1891

Naissance de Virginia Rapp à Chicago.

1909

Débuts de Fatty au cinéma.

1914

Fatty tourne dans 45 films et devient son propre réalisateur.

1916

Premier rôle, non crédité, de Virginia Rappe.

9 sept. 1921

Mort de Virginia Rappe à San Francisco.

11 sep. 1921

Arrestation de Fatty Arbuckle, chez lui, à LosAngeles.

12 avril 1922

Lors de son troisième procès, Fatty Arbuckle est innocenté.

18 avril 1922

Inscription sur la liste noire de Hollywood.

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