Les martyrs oubliés de Dortan

Il y a quatre-vingts ans, le 21 juillet 1944, un mois après le massacre d’Oradour-sur-Glane, une unité de la Wehrmacht brûlait cette paisible cité. Pendant dix jours, les soldats se livrèrent aux pires exactions. Lucette, Marcelle et Odette se souviennent.
Photo d’archive de Dortan après les incendies déclenchés par les Allemands, le 21 juillet 1944.
Photo d’archive de Dortan après les incendies déclenchés par les Allemands, le 21 juillet 1944. (Crédits : © LTD / ARCHIVES MUNICIPALES D’OYONNAX)

Dans ce paisible bourg de l'Ain écrasé de chaleur, les rues sont larges et l'architecture moderne, à l'exception du château qui domine le grand parc. Le seul bâtiment à avoir été épargné par les flammes le 21 juillet 1944, il y a quatre-vingts ans aujourd'hui. Dortan est un village enclavé à la frontière du Jura, tout en pentes, entouré de montagnes, de falaises et de plateaux boisés. Au fond de cette petite vallée coule la Bienne. On y distingue un groupe de bâtiments qui fait penser à d'anciennes usines. C'est la cité provisoire, construite au lendemain de l'éradication de Dortan par les troupes allemandes et des terribles massacres perpétrés par les légions de l'Est (Ostlegionen), des unités de la Wehrmacht constituées de prisonniers de guerre et de volontaires, principalement des citoyens soviétiques ralliés aux nazis.

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Parmi celles-ci, la Freiwilligen-Stamm-Division : des Turcs, Azerbaïdjanais, Géorgiens, Tatares, Arméniens, Ukrainiens. Dans cette division, le 5e régiment des cosaques, engagé dans l'opération Treffenfeld, destinée à éliminer les maquis français de l'Ain et du Haut-Jura, a bien compris l'esprit de sa mission. Répandre la terreur parmi les populations civiles, leur faire payer les audaces de la Résistance. Elle va s'y employer avec une brutalité et une barbarie peu communes, qui n'ont rien à envier à celles des Waffen SS.

Face au château, la mairie. Marianne Dubare, élue depuis 2008, s'active à la préparation du 80e anniversaire du massacre de Dortan. Ce matin, elle se rend à l'école du village où les enfants ont monté un spectacle sur la Seconde Guerre mondiale : « Avant, nous avions des survivants qui venaient raconter ce qu'ils avaient vécu. Il n'en reste presque plus. Pour que la mémoire ne se perde pas, nous devons poursuivre nos efforts avec les plus jeunes. » En grappe autour de Lucette Vauchier, 93 ans, Thomas, Erkut, Charly, Rahaf, Sharine et Aleynare, élèves de CM2, la pressent de questions. Elle est un des derniers témoins de cette sinistre page d'histoire. Inlassablement, toujours vive et pleine d'énergie, elle raconte ce qu'elle a vécu.

Beaucoup d'habitants se sont cachés dans la forêt

« Quand on parlait de la Deuxième Guerre mondiale à notre génération, c'était éloigné mais accessible, souligne le directeur, Pierre Goyffon. Aujourd'hui, c'est presque abstrait pour ces enfants. Et dans le même temps, il y a une forte interrogation chez eux sur la possibilité d'un nouveau conflit, d'une troisième guerre mondiale. Comment leur répondre ? Nous leur disons qu'ils sont les adultes de demain, et qu'il faut connaître son passé pour envisager son futur. » Françoise Guichon, enseignante, n'a pas connu la guerre, mais des membres de sa famille, comme beaucoup d'habitants, se sont cachés dans la forêt en juillet 1944. Sur un antique radiocassette, elle nous fait écouter les témoignages recueillis par une radio locale pour le soixantième anniversaire, en 2004. Le temps file, et si ces voix se sont depuis éteintes, la transmission est toujours aussi importante.

Face à la mairie, la maison de Lucette. Une belle bâtisse confortable, un grand jardin mitoyen de celui du château, et des ateliers qui servaient à l'entreprise qu'elle dirigeait avec son mari, et qu'elle a menée d'une main ferme après la mort de ce dernier. On y fabriquait des pièces à jouer en bois. Dortan se targue d'avoir été la capitale de la fabrication du jeu d'échecs. Les agriculteurs étaient aussi tourneurs : « C'était un petit village tranquille, le matin les hommes mangeaient leur soupe au bord de la route, j'aimais regarder les copeaux de bois et les pièces prendre forme. Dans les usines, cela sentait le buis. Tout était paisible. » Lucette et sa famille habitaient une ferme au hameau de Maissiat, juste en face du bourg. « Mon père n'était pas riche, on avait quelques bêtes, se souvient Lucette. On a compris qu'il se passait quelque chose quand les maquis ont défilé en 1943. » Le 11 novembre, les résistants de l'Ain, menés par le capitaine Henri Romans-Petit, organisent cette démonstration de force pour contrer l'image de « terroristes » que leur accole le gouvernement de Vichy.

Pour que la mémoire ne se perde pas, nous devons poursuivre nos efforts avec les plus jeunes

Marianne Dubare, maire de Dortan

La zone libre est devenue zone occupée en 1942, les cérémonies commémoratives sont interdites par le maréchal Pétain, mais dans la région le combat s'organise, avec des volontaires et des réfractaires au STO (Service du travail obligatoire). Dans plusieurs agglomérations, des gerbes sur lesquelles est inscrit « Les vainqueurs de demain à ceux de 14-18 » sont déposées. Un coup d'éclat qui convaincra Winston Churchill d'armer la Résistance française et d'augmenter le rythme des parachutages. Dans le même temps, les représailles s'accentuent : le maire d'Oyonnax et son adjoint sont fusillés en décembre 1943 et, devant l'insuccès des opérations des unités de gardes mobiles de Vichy pour réduire les maquis, les Allemands organisent des rafles, des exécutions et des déportations. En avril 1944, ils entrent à Saint-Claude et à Dortan. La Gestapo et Klaus Barbie sont présents, des centaines de prisonniers sont envoyés à Buchenwald, Dora, Bergen-Belsen. La plupart ne reviendront pas.

Les martyrs oubliés de Dortan

En 2014, à l'occasion du 70e anniversaire du massacre de Dortan, des civils se réunissent sur les tombes des victimes et au château où une partie de la population avait
trouvé refuge. (Crédits : ©LTD/ FLORENCE DAUDE)

C'est dans ce contexte que les Allemands montent une opération d'envergure en juillet 1944, l'opération Treffenfeld. Les actions audacieuses de la Résistance dès le soir du 6 juin, jour du débarquement de Normandie, ainsi que certaines imprudences de jeunes maquisards entraînent des répressions terribles contre les populations civiles. Ces dernières, selon un ordre de Hitler du 3 février, ne doivent dorénavant pas être épargnées, et les maisons soupçonnées d'avoir abrité des « terroristes » seront brûlées. Le groupement sud, dirigé par le lieutenant Girousse, dit « Chabot », aidé par les cadets de l'école militaire d'Autun, sabote 52 locomotives au dépôt de la gare d'Ambérieu-en-Bugey, et huit à la gare de Bourg. Leur but : retarder l'envoi de renforts allemands sur le front de Normandie. Enivrés par ce succès, de jeunes maquisards qui ne dépendent pas de la zone de Chabot s'installent de façon fort peu discrète au château de Dortan.

Les martyrs oubliés de Dortan

(Crédits : ©LTD / FLORENCE DAUDE)

Les opérations des troupes nazies s'intensifient : « On était sans arrêt ballottés, se souvient Lucette, le 8 juin nous étions en zone libérée, mais le 11 juillet les maquisards ont quitté le château. Jusque-là, on ne voyait pas les Allemands. Mais là, on les a vus... » À Dortan, on ne sait pas ce qui s'est passé à Oradour-sur-Glane, un mois plus tôt, où 643 personnes ont été massacrées par la division Das Reich, et à Tulle, où 99 hommes ont été pendus aux balcons. « Dortan était très isolé, difficile d'accès, c'était un endroit où on pouvait venir se réfugier car on n'y craignait rien. » Mais déjà les rafles du mois d'avril ont fait entrer la guerre au village, et des réfugiés juifs, comme le médecin d'origine roumaine Sébastien Kinberg, ont fait partie des déportés.

« Ils sont arrivés à la ferme, je me souviens de leurs casques avec des feuilles », raconte Lucette. À Maissiat comme dans les hameaux alentour, les hommes partent se réfugier dans les bois, tout comme la population de Dortan. Car dans le bourg principal, les exécutions sommaires commencent dès le 12 juillet. Le curé du village, l'abbé Dubettier, qui a refusé d'abandonner ceux qui ne pouvaient pas se déplacer, est assassiné devant son église, ainsi que cinq hommes et une femme. Les constatations de la gendarmerie montreront toutes des sévices sur les corps des victimes.

Les cosaques inspiraient la crainte même à leurs officiers allemands

Les cosaques, dont les habitants se souviennent comme de « Mongols » à cause de leurs yeux bridés, vont semer la terreur. À la Maison des anciens, située au beau milieu de la cité « provisoire », Marcelle Ravier, 93 ans elle aussi, dont les deux frères et le beau-frère étaient au maquis, évoque la cour du château. L'heure est à la fête aujourd'hui, mais dès que les souvenirs s'activent Marcelle s'assombrit : « Ce parc... » Elle s'arrête de parler, puis reprend : « Encore maintenant, quand je passe devant, je les vois. Je sais ce qu'ils ont fait. » Elle raconte qu'ils étaient ivres en permanence, s'amusant à essayer de faire du vélo, un détail qui revient sans cesse dans les récits. Les cosaques inspiraient la crainte même à leurs officiers allemands, qui avaient le plus grand mal à les contrôler. Quand ils ne les encourageaient pas. Le 13 juillet, trois habitants d'Oyonnax se trouvant de passage, dont un adolescent de 15 ans, sont abattus à leur tour.

Les martyrs oubliés de Dortan

Les propriétaires du château de Dortan, qui ont accueilli les survivant après la guerre. (Crédits : ©LTD/ ARCHIVESMUNICIPALESD'OYONNAX)

Puis commencent les viols, que l'on peine à comptabiliser car beaucoup de femmes n'ont pas voulu témoigner, et encore les exécutions sommaires. Comme celles de Raymond Peillon et de son fils Robert, deux civils arrêtés à Oyonnax, transférés à Dortan et fusillés le 12 juillet au pied d'un rocher en forêt, où une plaque a été apposée. Au cours des deux premiers jours, 24 personnes sont tuées. Les événements qui suivent sont une poursuite dans l'horreur, mue aussi bien par la volonté de marquer les esprits que par la sauvagerie pure. Le soir du 19 juillet, un camion pénètre dans la cour du château, où les Allemands ont installé leur état-major. À son bord, 15 maquisards et partisans, FFI et FTP, capturés dans la forêt d'Échallon. Pendant deux jours et deux nuits, ils vont être torturés à mort. Puis jetés et enfouis dans la fosse commune. Quand les corps seront exhumés, on constatera que les prisonniers ont été attachés deux par deux avec du fil barbelé. Un témoin auquel on demandera d'identifier les corps connaissait treize des victimes.

Ce parc... Encore maintenant, quand je passe devant, je les vois. Je sais ce qu'ils ont fait

Marcelle Ravier, survivante du massacre

Il n'en reconnaîtra qu'une seule, tant les visages sont méconnaissables. « J'ai lu les rapports de gendarmerie aux archives départementales de Bourg-en-Bresse », raconte Mickaël Parrad, jeune professeur d'histoire, auteur d'un mémoire sur la cité provisoire de Dortan, construite après l'incendie du village, où il a grandi. « C'est très pénible, il faut s'accrocher. La description de ce qu'ils ont subi est absolument terrible. » Le 21 juillet, les troupes allemandes mettent un point final à leur opération. Elles réunissent la population encore présente au château et incendient le village : « Tout a brûlé très vite, explique Mickaël. Les greniers servaient d'ateliers pour les tourneurs, c'était plein de bois et de vernis. » Pas un cri cependant, pas une plainte, alors que les villageois, depuis le château, la forêt ou les hameaux, voient leurs maisons partir en fumée. Car pour eux cet incendie signifie que les Allemands vont partir et que le cauchemar s'achève.

Les martyrs oubliés de Dortan

Le capitaine Henri Romans-Petit, qui menait les résistants de l'Ain. (Crédits: ©LTD / ARCHIVES MUNICIPALES D'OYONNAX)

Pendant les trois ans qui suivent la fin de la guerre, une partie de la population vit au château, avec la bénédiction des propriétaires. On y célèbre des mariages et des baptêmes, on s'y débrouille au quotidien. Les jeunes gens comme Odette, 16 ans en 1946, explorent les oubliettes de l'immense bâtisse. Aujourd'hui, elle ne parle que de ces escapades, et de ses virées à moto et en side-car : « Le sport, c'est ma vie, je ne pense qu'à ça ! » dit-elle avec enthousiasme. Mais quand on lui demande si elle se souvient des événements de juillet 1944, ses lèvres tremblent : « Plus que vous ne pensez. » Elle évoque une planche que l'on aurait utilisée pour dissimuler à la vue les corps suppliciés. La cité provisoire est construite, notamment avec la participation de prisonniers de guerre allemands, et inaugurée par le président de la République Vincent Auriol le 25 mai 1947. « C'est un endroit où des solidarités très fortes se sont construites », explique Mickaël Parrad en nous menant dans le dédale de ces rues, qui comptent encore un certain nombre de maisons habitées mais où les dernières boutiques ont disparu.

« Ma mère a toujours vécu ici, j'y avais mes amis, on se retrouvait après l'école, tout le monde se connaissait et était lié par une histoire commune. » Mais aujourd'hui, des tensions se sont révélées entre la mairie, porteuse d'un nouveau projet pour ce lieu, que certains jugent trop abîmé, et les locataires qui y sont attachés. Pour eux, cela reste aussi l'un des derniers vestiges et témoignages de ce terrible épisode. Le retour du fracas des armes et de la haine en Europe, Lucette Vauchier n'y croyait pas : « À la guerre, les hommes ne sont plus des hommes. Ce qui se passe en Ukraine me bouleverse. » Sa voix tremble : « Quand j'ai vu les images du massacre de Boutcha, je me suis retrouvée projetée ici, il y a quatre-vingts ans. »

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