Depuis quinze jours le Rassemblement national a reporté ses promesses les plus coûteuses. Mais son programme nationaliste et populiste induit une sortie de la voie républicaine empruntée par le pays depuis la Révolution. Explications.
La négation de cinq cents ans d'histoire de France
Sans surprise, Jordan Bardella a érigé l'immigration en sujet prioritaire, indiquant qu'il agira dans ce domaine dès l'été s'il accède à Matignon. Pour réduire au minimum les entrées sur le territoire, restreindre les droits des étrangers et freiner la mixité - le cœur de son projet depuis sa création -, le RN a réitéré ses propositions : suppression de garanties juridiques sur les expulsions, durcissement du regroupement familial, suspension de la régularisation des travailleurs sans papiers par les préfets (circulaire Valls), instauration d'un délit de séjour irrégulier, réforme de l'aide médicale d'État, interdiction d'emplois dits « stratégiques » (sans précision) aux binationaux... Dans le même temps, les dérapages sur les réseaux sociaux de plusieurs dizaines de candidats ou suppléants investis sous l'étiquette RN ont rappelé dans le débat public la nature du parti fondé par Jean-Marie Le Pen.
Le RN le sait, de nombreuses mesures seront à coup sûr invalidées par le Conseil constitutionnel. Parce qu'elles dérogeraient aux textes fondamentaux et aux traités internationaux, notamment ceux qui protègent les familles (on ne sépare pas un parent de ses enfants) et la dignité humaine (on vient en secours à tout être humain malade ou en danger vital, par exemple). Les sages ont retoqué en avril un projet de LR (identique à celui du RN) visant à interdire le versement des aides sociales aux étrangers vivant en France depuis moins de cinq ans, jugeant que cette condition portait une « atteinte disproportionnée » aux garanties constitutionnelles.
En outre, s'agissant de l'acquisition de la nationalité, le RN veut supprimer le droit du sol. Ce droit permet aujourd'hui à des enfants nés en France de parents étrangers d'obtenir la nationalité à leur majorité, voire à partir de l'âge de 13 ans, sous condition de résidence. Ce droit remonte à l'Empire romain, il est consacré dans le royaume de France en 1515 puis dans le Code Napoléon. Et finalement inscrit dans la loi de la République en 1889. Sa remise en question constituerait donc une rupture profonde. Il n'est toutefois pas sûr, là encore, que le Conseil constitutionnel l'autorise. Car, bien qu'il ne figure pas dans la loi fondamentale, le droit du sol pourrait être considéré comme un élément constitutif de la nation.
Pour faire sauter ces garde-fous, le Rassemblement national veut donc s'en prendre à la Constitution et sortir des traités signés par la France, des textes qui traduisent pourtant dans la loi les principes élémentaires de la civilisation occidentale. La Cour européenne des droits de l'homme, l'une des gardiennes de l'État de droit sur le Vieux Continent, est de longue date dans son viseur.
Dans son programme, Jordan Bardella prévoit donc, « si nécessaire », un ou deux référendums constitutionnels, notamment pour instaurer la « priorité nationale ». Or le parcours juridique pour y parvenir est incertain. L'initiative devrait venir du Parlement, ce qui suppose un accord avec le Sénat, et le président de la République pourrait alors transformer le référendum en réunion du Congrès. De quoi contrarier les plans de l'extrême droite. Sauf à violer les textes et à procéder par un coup de force.
Écologie, le grand bond en arrière
Maintien de la vente des voitures à essence neuves après 2035, « moratoire » sur les éoliennes, renoncement aux mesures visant les passoires thermiques... Le RN a épousé les réactions les plus pavloviennes des opposants à la transition écologique. Sans rien proposer en substitution que le tout-nucléaire. Pour atteindre ses objectifs en matière d'émissions de gaz à effet de serre à l'horizon 2030, la France doit pourtant doubler le rythme de réduction actuel. L'application du programme du RN l'en éloignerait sévèrement.
Et cela tout en enterrant les engagements de la France vis-à-vis de ses partenaires européens (lire ci-contre) et, plus largement, de l'accord de Paris et des COP. « On s'écarterait complètement de la trajectoire européenne visant à réduire de 55 % les émissions en 2030 par rapport à 1990, déplore Christian de Perthuis, professeur d'économie et fondateur de la chaire d'économie du climat à l'université Paris-Dauphine. On peut s'attendre à plusieurs années de reprise des émissions. »
S'agissant de l'énergie, l'hypothèse d'un arrêt de l'éolien n'a été étudiée par aucun cabinet d'expertise ni aucun producteur d'électricité tant elle semble indigente. Il n'est qu'à lire les scénarios à l'horizon 2050 de RTE, le gestionnaire du réseau de transport de l'électricité, qui font référence dans le secteur. Dans le cas le plus favorable à l'atome, RTE établit que deux nouveaux réacteurs devraient être construits tous les quatre ans à partir de 2035 : le nucléaire représenterait 50 % du mix énergétique français au milieu du siècle. Mais, même dans cette situation, les capacités en éolien terrestre devraient nécessairement progresser de 140 % et celles des parcs en mer seraient multipliées par quinze. Sans ces efforts, la France dépendrait de l'étranger puisqu'elle devrait importer son électricité ou acheter du gaz ou du pétrole pour la produire.
Dans le secteur des transports, où les émissions de gaz à effet de serre restent supérieures à celles de 1990, le RN autoriserait la vente des véhicules neufs à moteur thermique après 2035, reniant l'interdiction prévue à cette date par les membres de l'UE. La consommation d'essence, de diesel et de gaz serait encouragée dès cet été par une baisse de la TVA. L'impact négatif de telles mesures sur la pollution de l'air et le réchauffement planétaire va de soi. Par ailleurs, une telle volte-face bouleverserait la stratégie des constructeurs français et européens engagés dans le développement des véhicules électriques. Elle risque de remettre en question les investissements et emplois anticipés dans les gigafactories.
Autre élément notable du projet de l'extrême droite, les propriétaires des 4,8 millions de passoires thermiques ne seraient plus tenus de procéder à la rénovation énergétique de leurs logements. Outre l'impact climatique, ce choix empêcherait les ménages qui y vivent de réduire leur consommation de gaz, de fioul ou d'électricité, les privant d'un gain en pouvoir d'achat.
De nombreuses mesures seront à coup sûr invalidées par le Conseil constitutionnel
Les comptes publics au bord du gouffre
S'agissant des comptes publics, une victoire du RN - cas jugé le plus probable par les marchés financiers - est d'ores et déjà perçue comme une circonstance aggravante aux yeux des investisseurs. Endettée à hauteur de 120 % du PIB, la France semble promise à la sanction des créanciers et, à terme, à de sévères mesures de redressement.
Depuis la dissolution, les traders réclament une prime de risque plus élevée lorsqu'ils rachètent des titres de la dette tricolore. Vendredi, l'écart de taux d'intérêt (le spread) entre la France et l'Allemagne a brusquement atteint son niveau le plus élevé depuis 2012 après avoir dérapé au lendemain de la dissolution. Cet indicateur permet de mesurer le degré de confiance des marchés. Il ne peut être plus mal orienté.
Sans avoir présenté de chiffrage complet, le RN assure pourtant, avec la foi des convertis, qu'il respectera la trajectoire budgétaire de la France. C'est le leitmotiv du député sortant Jean-Philippe Tanguy, le « Monsieur Finances » du parti. L'objectif serait de réduire le déficit sous la barre de 3 % du PIB en 2027, la même promesse que Bruno Le Maire. Des économies seraient faites.
Mais rien ne permet de s'en convaincre. D'un côté, le projet de Jordan Bardella, même révisé à la baisse, va amputer les recettes de l'État et faire bondir les dépenses : baisse de la TVA, exonération des cotisations sur les augmentations de salaires, révision de la réforme des retraites, suppression des impôts pour les moins de 30 ans, instauration d'une pleine part fiscale dès le deuxième enfant, etc. La facture dépassera sans doute 50 milliards d'euros annuels. Le parti présidentiel Renaissance l'imagine à 90 milliards, hors nationalisation des autoroutes (dont le RN ne parle plus).
De l'autre côté, les ressources envisagées par le parti de Marine Le Pen sont hypothétiques ou parcellaires. Seuls 7 milliards d'euros ont été documentés, sachant que certaines recettes dépendent fortement de la conjoncture (niche fiscale des armateurs, taxe sur les énergéticiens...). Pour le reste, il s'en remet de manière habituelle à la lutte contre la fraude (avec des objectifs supérieurs aux évaluations de référence) et aux dépenses liées à l'immigration, qui ne sont plus chiffrées.
Par ailleurs, les marchés ne se sont pas rassurés en lisant le programme du Nouveau Front populaire. L'alliance de gauche a estimé ses dépenses à 25 milliards d'euros cette année et 150 milliards à terme. Celles-ci seraient couvertes par des hausses d'impôts d'une ampleur inégalée (plus de 100 milliards d'euros).
Quelles que soient les hypothèses, les comptes semblent assurés de plonger dans le rouge - alors que le RN ne cesse d'accuser le gouvernement de les avoir plombés. Or Bruxelles vient de lancer une procédure à l'encontre de Paris pour déficit excessif. Bercy doit présenter aux partenaires européens d'ici au 20 septembre un nouveau calendrier de désendettement et des engagements plus précis de réformes, sur quatre à sept ans. N'y croyant plus, certains économistes évoquent un scénario « à la grecque », rappelant qu'en 2010 les finances d'Athènes avaient été mises sous tutelle de la BCE et du FMI.
Un « Frexit » inéluctable
Bien que Marine Le Pen assure désormais qu'elle maintiendra la France dans l'UE, une sortie de l'Union européenne (ou sa désintégration de l'intérieur) paraît inéluctable si le programme du RN est mis en œuvre. Dans plusieurs domaines, les desseins nationalistes heurtent les principes communautaires ou le modus vivendi avec nos partenaires.
« La première crise sera budgétaire », anticipe Yves Bertoncini, ancien président du Mouvement européen - France et fin connaisseur des arcanes bruxellois. D'une part, l'aide financière à l'Ukraine décidée par les Européens doit être validée par un vote, qui serait remis en question par une majorité d'extrême droite. D'autre part, la baisse de la TVA sur l'énergie promise dès l'été par Jordan Bardella creusera le déficit de la France et, juridiquement, elle outrepassera la voie normale, à savoir une négociation préalable avec les États membres sur les taux réduits (qui durerait plusieurs années).
Par ailleurs, un refus de paiement de 2 milliards d'euros au budget européen devrait conduire l'UE, en réplique, à réduire les montants versés à la France. « Là encore, une décision unilatérale ne peut que froisser nos partenaires », souligne Yves Bertoncini. Le précédent de Margaret Thatcher (« I want my money back ») est parfois cité à tort : la Première ministre britannique avait certes obtenu un rabais en 1984 au sommet de Fontainebleau, mais après plus de quatre ans de négociations.
Autre cas de divorce, le non-respect du pacte vert entraînerait des procédures pour infraction, tout comme la non-application des mesures sur l'immigration ou des règles de Schengen. Les litiges peuvent se terminer devant la Cour européenne de justice, et les éventuelles atteintes à l'État de droit peuvent priver la France de son vote au Conseil. Il n'existe certes pas de processus d'exclusion de l'UE, mais le délitement reviendrait au même résultat : briser la construction européenne.