![Loin de la remplacer, les travailleurs agricoles étrangers viennent combler un manque de main d'œuvre locale, due à la pénibilité du métier, aux faibles rémunérations, mais aussi au manque d'expérience.](https://static.latribune.fr/full_width/2402606/vendanges.jpg)
En 2020, quand, à cause du Covid, la France s'était retrouvée soudainement confinée au début du printemps, ils étaient sortis, un instant, de leur invisibilité. Le pays entier s'était rendu compte du rôle joué par les travailleurs agricoles salariés. Or, nombreux sont ceux qui viennent de l'étranger au moment des récoltes des légumes et des vendanges. Les champs s'étant vidés de bras à cause de la fermeture des frontières, le gouvernement avait alors dû inciter les Français inoccupés à aller travailler dans les fermes, au cours de la crise sanitaire.
Quatre ans plus tard, ils sont retombés dans l'oubli. Absents des barrages lors de la révolte agricole de début d'année, portée par les exploitants, ils n'ont été mentionnés que dans le cadre de quelques revendications des syndicats agricoles majoritaires, visant à simplifier leur embauche. Et alors que ces derniers ont multiplié les rendez-vous avec le Premier ministre, voire avec le président de la République, les syndicats représentant les salariés agricoles, eux, ont été peu reçus et écoutés, déplorent la CFTC et la CFDT.
Dans les débats politiques précédant les élections européennes et le premier tour des législatives, où l'ensemble des questions agricoles est relégué au deuxième rang, ils ne figurent qu'en trompe-l'œil. Aucune proposition sur l'agriculture ne s'y intéresse spécifiquement. « A droite comme à gauche, ils en sont les grands-oubliés », confirme le professeur de sociologie François Purseigle.
Plusieurs centaines de milliers de saisonniers
Pourtant, plus de 170.600 salariés non-familiaux travaillent de façon régulière sur les 389.800 exploitations agricoles recensées en France métropolitaine, selon le dernier recensement agricole de 2020. Soit 22,5% de l'ensemble des permanents. S'y ajoute la main-d'œuvre saisonnière ou occasionnelle. Celle-ci fournit 11% du volume de travail total, et mobilise, selon la Dares (service statistique du ministère du Travail), quelque 270.000 personnes. Selon une enquête réalisée en 2021 par la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles ( (FNSEA), plus d'un quart des exploitations employeuses n'emploient que des saisonniers. Et entre 2010 et 2020, le recours à la main-d'œuvre salariée extérieure à la famille s'est accru, parallèlement à la baisse du nombre d'exploitations, notamment de celles individuelles.
Quid des travailleurs étrangers ? S'il est difficile d'obtenir des données sur leur nombre, leur présence est massive et indispensable dans l'ensemble du territoire. Dans l'Hérault, 40,5% des travailleurs saisonniers employés en 2023 étaient étrangers, dont une moitié en provenance d'un pays de l'Union européenne (surtout le Portugal et l'Espagne) et une autre moitié d'origine hors Europe, témoigne Jérôme Despey, viticulteur et 1er vice-président de la FNSEA, interrogé par La Tribune.
Dans le vignoble saumurois, même constat : il y a « énormément » de Bulgares qui travaillent dans les vignes, aux côtés d'une main-d'œuvre originaire du Sahara occidental, notamment du Maroc, « qui se compte par milliers », constate Guillaume Le Lay, viticulteur installé à Saint-Cyr-en-Bourg.
« Aujourd'hui, la moitié de notre main-d'œuvre vient d'Ukraine ou de Pologne, car nous ne trouvons pas assez de saisonniers en France », indique encore à La Tribune Auvergne-Rhône-Alpes Eric Pauchon, président du groupement d'intérêt économique des producteurs de fruits rouges des Monts du Velay, en Haute-Loire.
Une main-d'œuvre indispensable
C'est d'ailleurs pour cette raison que le manque de précisions de la part du Rassemblement national (RN) sur le sort de ces travailleurs, dans le cadre de son programme de réduction drastique de l'immigration légale, inquiète les agriculteurs. « On ne peut pas se passer de cette main-d'œuvre saisonnière qualifiée pour la mise en production des fruits et légumes, la récolte de melons, fraises ou abricots, le maraîchage, les travaux de la vigne l'hiver », énumère Jérôme Despey. « Etre plus drastique sur la main d'œuvre étrangère pourrait mettre en péril des exploitations et remettre en cause notre souveraineté alimentaire », craint-il.
« Si nous n'avons plus cette main-d'œuvre étrangère, nous pouvons fermer boutique ou diviser par 10 notre production. Nous pourrions disparaître », acquiesce Eric Pauchon.
« Le résultat, paradoxal, serait de faire venir de la nourriture de l'étranger », complète de son côté Véronique Le Floc'h, présidente du deuxième syndicat agricole, la Coordination rurale (CR).
Dans les faits, ces travailleurs agricoles étrangers viennent surtout combler un manque de main-d'œuvre locale, due à la pénibilité du métier, aux faibles rémunérations, mais aussi au manque d'expérience. Selon la FNSEA, trois quarts des employeurs de saisonniers rencontrent des difficultés à recruter.
« Les vases communiquant entre France Travail et les exploitations, ça ne fonctionne pas, et ce n'est pas faute d'avoir essayé. On a eu des difficultés avec des personnes qui n'étaient pas habituées aux tâches agricoles et qui ne revenaient pas le lendemain... », raconte Jérôme Despey.
La mécanisation, elle, n'est pas toujours une alternative, pour des raisons techniques comme économiques, rappelle Véronique Le Floc'h.
Simplifier la venue des saisonniers
Lorsqu'il s'adresse aux agriculteurs, le RN essaie d'ailleurs de rassurer. S'il devait gouverner, les contrats saisonniers devraient être maintenus « au moins dans un premier temps », a indiqué Grégoire de Fournas, ancien député et référent agriculture du RN, au média professionnel Contexte.
« Nous sommes conscients que dans certains métiers pénibles, les employeurs n'ont pas beaucoup de choix dans les candidats », a-t-il reconnu. En revanche, « pas question de régulariser les immigrés venus illégalement en France, même pour les secteurs en tension », a-t-il mis en garde.
Même à plus long terme, il semble toutefois difficile qu'un gouvernement d'extrême droite ose se mettre à dos les agriculteurs en les lésant sur un point si délicat. Les propositions du RN visant à rendre le métier agricole « plus attractif » pour les Français, comme celle d'augmenter les salaires sans hausse de cotisations pour les employeurs, risquent en effet de ne pas suffire face à l'ampleur du défi. Il est donc probable que la législation restera celle en vigueur depuis que le gouvernement, en février, a reconnu l'agriculture comme un métier en tension, afin de faciliter l'embauche de salariés étrangers en situation irrégulière. Pour rappel, elle prévoit que les candidats doivent néanmoins résider en France depuis trois ans, être inconnu des services de police et exercer ces métiers depuis plusieurs mois.
Quant aux travailleurs détachés, qui selon la Dares, en 2022, représentaient 1,5% des personnes employées en France dans l'agriculture, leur recrutement est régi par le droit européen, qui permet à tout salarié communautaire de réaliser une mission temporaire au sein d'un autre Etat membre. Ses conditions sont aussi suffisamment strictes, estime la présidente de la CR, syndicat classé pourtant plutôt à droite. Elle prône même une accélération des procédures. La FNSEA a, pour sa part, déjà travaillé avec le gouvernement français et le gouvernement du Maroc et de la Tunisie pour permettre la venue de travailleurs de ces pays, note Jérôme Despey.
Précarité et paupérisation
Même s'il devait se plier à une vision utilitariste des migrations, liant le droit de séjour à un contrat de travail, un gouvernement d'extrême droite serait en revanche probablement peu sensible aux besoins de protection des travailleurs saisonniers, notamment étrangers. Leur situation est pourtant très précaire.
« En majorité, ils sont payés au Smic, et lorsque les conventions collectives prévoient plus, elles sont souvent dénoncées », déplore Dominique Boucherel, vice-président du Conseil fédéral de la CFTC-AGRI.
« Selon nos calculs récents, seul un tiers des salariés agricoles travaille, sur un an, plus de six mois cumulés », ajoute Benoît Delarce, secrétaire national de la CFDT Agri Agro. La FNSEA constate pour sa part que la durée moyenne d'emploi des travailleurs saisonniers sur une année est de 13 semaines.
« Et les réformes du chômage et de la retraite les paupérisent davantage », estime Benoît Delarce. De même pour certaines mesures d'aide à l'embauche, telles que les exonérations de cotisations sociales qui, liées à certains niveaux de rémunérations, sont des « trappes à bas salaires » dont les effets sur la compétitivité n'ont pas été évalués, selon le syndicaliste de la CFDT.
Les conditions de travail et d'hébergement des travailleurs saisonniers sont souvent inadaptées, voire indignes, dénonce Romain Balandier de la Confédération paysanne, syndicat des exploitants classé à gauche : « Les employeurs bénéficient de dérogations au temps maximum de travail, et les salariés, payés à la tâche, se mettent en danger », note-t-il. L'étude de la FNSEA confirme que seulement un quart des employeurs fournissent un repas sur l'exploitation, et qu'« un tiers ont identifié que le logement des saisonniers était problématique ».
Ils sont aussi exploités par des intermédiaires contournant la loi, tels que la société espagnole d'intérim Terra Fecundis - condamnée en 2022 à verser 80 millions d'euros aux organismes sociaux français. Des décès ont déjà été déplorés. Et plusieurs actions sont en cours devant des tribunaux correctionnels, témoigne Benoît Delarce.
Ignorés par la vision de l'agriculture de la gauche
Quant à un éventuel gouvernement de gauche, les mesures sociales prônées bénéficieraient sans doute indirectement aussi aux salariés agricoles. Mais les programmes ne s'y intéressent pas spécifiquement. « Au contraire, la vision de l'agriculture portée par la gauche, familiale et paysanne, ignore leur existence », analyse François Purseigle.
« Non seulement elle méconnaît ainsi les fragilités de ce modèle et les transformations de l'agriculture. Aussi, elle néglige les besoins de protection de ce salariat précaire. L'absence de discours sur l'intégration sociale de ces travailleurs nourrit des fantasmes dans les campagnes et fait le lit du RN », déplore le sociologue.
« Nous militons pour une réorientation des aides de la politique agricole commune européenne afin qu'elles bénéficient aux fermes qui créent de l'emploi, et pour des prix minimums garantis des produits agricoles qui permettent de rémunérer correctement tous les travailleurs », réplique Romain Balandier.
« Mais l'agriculture patronale salariale ne fait pas partie de notre projet, et nous ne voulons pas d'une massification du salariat » reconnaît-il, en déplorant une « mise en concurrence déloyale des agriculteurs entre eux ».