![Arancha González, ici en juin 2023, dirige aujourd’hui l’école des affaires internationales de Sciences-Po.](https://static.latribune.fr/full_width/2400047/gonzalez.jpg)
LA TRIBUNE DIMANCHE - Cinq des six pays fondateurs de l'Union européenne connaissent aujourd'hui une extrême droite installée au pouvoir, à ses portes ou devenue première force d'opposition. Jusqu'où nous emmène cette vague ?
ARANCHA GONZÁLEZ - D'abord, je constate malgré tout qu'il reste au cœur des institutions européennes un centre de gravité majoritaire composé des chrétiens-démocrates, des sociaux-démocrates et des centristes libéraux. Cette coalition va continuer de créer du consensus pour apporter des solutions européennes aux défis qui nous concernent tous. Mais il y a des turbulences, oui, et les plus graves concernent la France et l'Allemagne, deux forces essentielles à la construction communautaire. En Allemagne, il faudra attendre les élections au Bundestag de 2025 pour y voir plus clair, mais on saura dimanche prochain si le vote des Français peut permettre à la France de continuer à aider l'Union européenne à avancer. L'Europe est plus que jamais à la croisée des chemins alors que sa sécurité est menacée par les guerres et la compétition économique mondiale. Soit on se décide à se donner plus d'Europe pour être davantage protégés, soit les solutions seront nationalistes et nous rendront plus fragiles.
Comment décryptez-vous l'ascension de l'extrême droite française vers le pouvoir ?
Je crois que la France est tétanisée par la peur du déclin. Mais la peur est très mauvaise conseillère, elle nous bloque dans un passé mythifié et ne nous permet pas de nous bâtir un avenir. C'est parce que je ne suis pas française et que je la regarde de l'extérieur que je peux mieux voir cette névrose empêcher les Français d'apprécier les immenses richesses et atouts de leur pays. Cette démocratie du rejet me préoccupe car elle ne permet plus de mobiliser les apathiques ni d'apaiser les enragés, ce qui accroît le risque du cynisme d'un côté et de l'insurrection de l'autre.
Vous venez d'un pays d'émigration et d'immigration. Comprenez-vous que l'immigration soit l'un des tout premiers sujets de préoccupation des électeurs européens ?
On s'est trop focalisé sur l'aspect sécuritaire de l'immigration sans prendre en compte les réalités démographiques de nos pays, qui nécessitent de recourir à une immigration de travail. L'Italie de Giorgia Meloni l'a d'ailleurs très bien compris puisqu'elle vient de régulariser des centaines de milliers de clandestins sous la pression d'un patronat ayant un besoin criant de main-d'œuvre. Mais il est vrai, néanmoins, qu'il faut continuer de travailler sur la manière de réguler la migration pour qu'elle se fasse en bon ordre.
"N'étant pas française, je peux voir la névrose qui empêche les Français d'apprécier les immenses richesses et atouts de leur pays"
Et que faites-vous des préoccupations identitaires qui se cachent derrière cette peur de l'immigration ?
Nos démocraties, je ne parle pas des autocraties, doivent poursuivre le débat légitime sur la façon de coexister dans des sociétés diverses. Mais la diversité ne vient pas seulement de la migration, elle concerne les hommes par rapport aux femmes, ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui ont une appartenance sexuelle ou raciale différente. La démocratie signifie que cette diversité doit nous permettre de vivre ensemble en jouissant des mêmes droits et des mêmes libertés.
Partout où l'extrême droite monte, la question de l'immigration et celle de l'islam se mêlent. Est-ce si simple ?
Il ne faut pas confondre islam et radicalité et il convient d'éviter les amalgames entre toutes les radicalités, les fanatismes, les extrémismes. Cela n'épargne pas l'islam avec l'islamisme, mais il faut traiter toutes ces radicalités sur un même front car elles empêchent la construction d'un espace où tout le monde peut coexister.
Malgré tout, les alliances des droites fleurissent un peu partout, de la Finlande à l'Italie en passant par les Pays-Bas. Faut-il s'y résoudre et proposer une alternative d'alliance des gauches ?
Je note toutefois qu'aux Pays-Bas les électeurs ont placé la gauche en première place pour les élections européennes. Et je vois aussi qu'au Portugal la droite classique a refusé en mars, après les législatives, de gouverner avec le parti d'extrême droite Chega. Aux élections européennes, Chega a même divisé son score par deux. Quant à l'Italie, je constate qu'au sein de la coalition des droites Giorgia Meloni s'appuie davantage sur la droite de Berlusconi que sur celle de la Lega de Salvini. Bref, après la décomposition des partis traditionnels, la recomposition est à l'œuvre partout. J'attends néanmoins de ces transitions qu'elles offrent des choix et des alternatives positives plutôt que des stratégies de rejet.
En Pologne et en Hongrie, dans le même temps, la droite populiste et illibérale est en recul. N'est-ce pas le signe que ces partis d'extrême droite sont comme les autres et que l'on peut les évincer par les urnes ?
Peut-être, mais il faut faire attention et veiller surtout à ce que la démocratie puisse fonctionner pleinement avec ses mécanismes de poids et de contrepoids. On a vu en Hongrie et aux États-Unis sous Donald Trump comment les institutions démocratiques pouvaient souffrir d'une érosion. L'alternance est une promesse de la démocratie, mais le peuple doit décider de son avenir dans le cadre des institutions et de l'État de droit, sans corruption ni cooptation.
Nazisme, fascisme, franquisme, maréchalisme : a-t-on vraiment tiré les leçons de nos années noires ?
La démocratie est un chantier permanent, une tâche inachevée. À condition qu'on cultive la mémoire de ce que nous avons été. Je suis née dans une dictature. J'ai vu la différence avec la démocratie. Mais ceux qui n'ont jamais connu de dictature, qui ne savent pas ce que c'est de ne pas pouvoir choisir ni ce que signifie vraiment la liberté d'exprimer son opposition sans crainte doivent réfléchir aux valeurs intrinsèques de la démocratie. Il faut renouer avec l'Histoire pour savoir d'où nous venons et pour qu'elle ne se répète pas.