En Corse, l’incroyable résurrection d’un marbre vert, unique au monde

Cinq longues et patientes années d’études et de procédures administratives ont été nécessaires à une petite entreprise locale, Socoreva, pour reprendre l’exploitation du gisement d’une roche semi-précieuse, appelée « Verde d’Orezza », utilisée, entre autres, à la Renaissance par les Médicis à Florence pour habiller l’intérieur de leur grandiose chapelle funéraire dans la basilique San Lorenzo.
La Chapelle des Princes Médicis abritée par la basilique San Lorenzo de Florence magnifie le Verde d'Orezza
La Chapelle des Princes Médicis abritée par la basilique San Lorenzo de Florence magnifie le Verde d'Orezza (Crédits : DR)

Au cœur de la Castagniccia, dans la Corse des montagnes de schiste, se trouve Orezza, du nom d'une ancienne pieve de Corse (l'équivalent administratif actuel de la circonscription), un territoire jadis prospère mais aujourd'hui déserté, connu pour sa célèbre source thermale ferrugineuse appréciée dans l'Antiquité par les Romains pour ses vertus curatives. Plus méconnu, le filon minéral qui serpente à quelque 700 mètres d'altitude depuis la nuit des temps, celui d'une roche ornementale dénommée « Verde d'Orezza » ou « Verde di Corsica », le Vert de Corse. Son appellation géologique, smaragdite- du latin smaragdus qui signifie émeraude - ne rend qu'imparfaitement justice au lumineux dégradé de verts et de reflets gris bleuté qui lui confère un caractère exceptionnel et endémique. Apparu il y a environ 50 millions d'années d'une surrection, un soulèvement tectonique, ce gisement est considéré comme une rareté au monde en raison de la concentration singulière et luminescente de cristaux verts.

Située sur la commune de Carchetu-Brusticu (48 habitants), dans un massif forestier plusieurs fois millénaire, union improbable de châtaigniers agonisants et de vaillants chênes verts, cette « barre » géologique, qui prend naissance à plus de 20 kilomètres sous l'écorce terrestre, s'est lentement affaissée sur elle-même, provoquant une coulée de pierres jusque dans Fium'Altu, le fleuve dont les eaux limpides et roucoulantes ont servi d'écrin au Verde d'Orezza mais aussi de lieu ou plutôt de lit naturel privilégié de prélèvement de ces cailloux de valeur depuis des temps immémoriaux. Dans un ouvrage de référence paru en 1820 et dédié à l'héritage minéralogique de la Corse, un éminent ingénieur en chef des mines dauphinois, Émile Gueymard, premier doyen de la Faculté des Sciences de Grenoble, qualifiait l'endroit d'« Élysée de la géologie. »

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Dans la Chapelle des Princes à Florence...

Depuis seulement quelques semaines, une petite entreprise locale, la Socoreva, au modeste capital de 20.000 euros, exploite le gisement dans les règles de l'art après avoir négocié et obtenu un contrat de concession de longue durée auprès de la municipalité de Carchetu-Brusticu, propriétaire du site. La société, composée de cinq associés, s'est constituée autour de Christian Albertini et de sa famille qui sont, pour ainsi dire, sur leur terrain de prédilection puisqu'ils exploitent, dans le coin, sur la commune voisine de Pie d'Orezza, la dernière carrière corse de lauze, la pierre traditionnelle et identitaire de la Haute-Corse, utilisée pour la couverture des maisons agglutinées de la ruralité. Dans l'esprit de ces artisans, la recherche de rentabilité ne prévaut pas sur la fierté de défendre un pan précieux du patrimoine naturel qui a fait rayonner la Corse partout dans le monde de l'architecture et de l'art bien avant qu'elle ne soit française.

Déjà, une hache votive polie en Verde d'Orezza avait été exhumée en 1903 à proximité d'un site préhistorique de la région de Sartène, à cent kilomètres à vol d'oiseau du gisement. Elle a été datée de la période néolithique, entre 6 000 et 3 000 ans avant notre ère. Marié à d'autres pierres ornementales, on le retrouve sur le sol-mosaïque de l'Abbaye Santa Maria de Farfa, un monastère bénédictin fondé au VIe siècle. En route vers Rome, toute proche, Charlemagne, qui y avait séjourné en l'an 800 à la veille de son couronnement, lui a octroyé le titre d'abbaye impériale. Ce précieux marbre corse est aussi présent au XVIIIe siècle dans les biscuits de porcelaine de la Real Fabricca della Porcellana di Capodimonte, l'illustre manufacture de porcelaine de Naples pour la décoration des horloges ou sur la « Table de Mazarin » qui commémore la bataille navale de Lépante en 1571 et la victoire des Chrétiens de la Sainte-Ligue contre les Ottomans. Rachetée par Colbert pour la couronne de France, cette table incrustée de marbre de Carrare, de lapis-lazuli et de jaspes en Verde d'Orezza a rejoint les collections du Museum national d'histoire naturelle après avoir séjourné aux Tuileries puis au Louvre.

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Mais l'exemple le plus spectaculaire demeure la Chapelle des Princes Médicis abritée par la basilique San Lorenzo de Florence. Ferdinand de Médicis a confié la magnifique décoration intérieure de l'édifice de forme octogonale - depuis le sol jusqu'à la coupole haute de 59 mètres - à l'Opificio delle Petre Dure, fleuron de la fabrication de la mosaïque florentine. L'Office de la Pierre Dure a réalisé le revêtement du sol, des murs ainsi que les amphores et les six sarcophages monumentaux de style égyptien, témoins de la grandeur de la dynastie des Médicis, avec du marbre polychrome où le Verde d'Orezza est prédominant. On imagine le chemin parcouru depuis les confins de la Castagniccia jusqu'à la ville-berceau de l'Histoire de l'Art via les sentiers muletiers et les navires à voile...

Une production de niche valorisée à Carrare

Il n'y a jamais eu de carrière structurée de Verde d'Orezza. L'extraction s'est toujours faite de manière sporadique et sa renommée s'est doucement éteinte sauf pour quelques artisans qui l'utilisent pour la confection artisanale de bijoux, de couteaux et de divers objets décoratifs. C'est à l'initiative d'un géologue corse, Eugène Antoniotti, que la préfecture a autorisé son exploitation en 1985, mais les difficultés d'extraction, faute de techniques adéquates à l'époque, ont eu rapidement raison de la pérennité de l'entreprise.

Depuis, la donne a changé. La coupe de la roche s'effectue à la scie au fil diamanté, instrument de haute précision qui ne fait ni bruit ni débris. Or, les exigences légales en matière d'environnement et de protection de la biodiversité sont devenues drastiques et le recours aux explosifs (un accessoire parfois trop utilisé dans l'île par ailleurs...) pour extraire les pierres est interdit. Les associés de la Socoreva ont entamé leur démarche il y a déjà cinq ans. À la demande expresse d'un des actionnaires, Charles Alberti, plusieurs experts de la pierre, géologues et carriers, sont régulièrement venus sur place pour délimiter le gisement et circonscrire le plan d'exploitation. Le dossier a été surveillé comme le lait sur le feu puis validé par l'État via la DREAL (Direction régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement). Les études de faisabilité et les premiers essais de coupe concluants, menés par des entreprises de Carrare qui ont pignon sur rue, se sont réalisés avec le soutien de la Collectivité de Corse par le truchement de son Agence de développement économique (ADEC).

La Socoreva, qui a son siège social au village même de Carchetu-Brusticu, avait à cœur de prendre toutes les précautions en matière d'environnement : les périodes d'extraction seront limitées à quelques mois dans l'année et hors saison estivale, l'eau qui élimine les poussières en continu est recueillie dans des cuves de rétention pour réemploi et une convention signée avec la pépinière de la région favorisera la régénération de la châtaigneraie meurtrie par des décennies de maladies et de parasites alors que jadis le châtaignier était l'arbre à pain, indissociable de la vie traditionnelle corse.

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Ainsi, le printemps 2024 constitue pour le Verde d'Orezza une deuxième Renaissance. La société ne prélève que des blocs bruts. Pas plus que 500 m3 par an, ce qui représente environ 1.500 tonnes. Une production de niche si on la compare aux 2,5 millions de tonnes qui sortent chaque année des carrières de Carrare. Les blocs prélevés sont transportés par voie maritime jusqu'à une entreprise partenaire de Toscane qui s'est vu confier le soin de tailler, valoriser et commercialiser les « tranches » (de 2 ou 3 centimètres d'épaisseur) en Italie et sur tous les continents. Les premières plaques polies viennent de sortir. La valeur commerciale du produit fini, déjà lié au caractère quasi confidentiel du gisement, dépend désormais du résutlat de la mise en concurrence des offres. Le marché de la roche ornementale est intraitable, mais l'attrait pour cette gemme unique de Corse au passé fascinant ne fait plus l'ombre d'un doute. Dans l'univers de l'architecture de prestige, le Verde d'Orezza ne laissera personne de marbre.

Commentaires 2
à écrit le 11/07/2024 à 21:02
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Orezza et sa fontaine

le 12/07/2024 à 9:22
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Dont l'eau d'Orezza vendue en bouteilles (gazéifiée, je crois).

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