Nathan Devers, la philosophie plus forte que la foi

Le jeune Nathan Devers se destinait au rabbinat. Dans « Penser contre soi-même », son nouvel essai, il raconte comment il a quitté la foi pour la philosophie. Rencontre.
Nathan Devers
Nathan Devers (Crédits : © FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO)

Une fois le livre refermé, on a envoyé un message à son auteur. C'est rare d'écrire à un écrivain que l'on ne connaît pas et qui passe pour un « philosophe de plateaux télé » pour lui dire que son texte est touchant, drôle et courageux. Dans Penser contre soi-même - un titre qui eût gagné à être délesté du verbe -, Nathan Devers livre le récit brillant et intense de sa rupture avec la religion juive et de son entrée en philosophie. À seulement 26 ans, il a déjà : un pseudonyme qui claque, la reconnaissance de ses pairs pour son premier roman, Ciel et Terre (2020) ; un début de notoriété avec son essai Espace fumeur (2021) ; une sélection au Goncourt pour Les Liens artificiels (2022), finaliste de celui des lycéens. Ancien élève de l'École normale supérieure, l'agrégé de philosophie télégénique joue les funambules : quand il ne donne pas des cours à la fac de philo de Bordeaux, il édite la revue de BHL La Règle du jeu ; le reste du temps, il devise chez... Michel Drucker, Pascal Praud, LCP, Arte ou encore Le Figaro. Avant de le rencontrer, on hésite : l'interroger d'abord sur son rapport à Dieu ou à Pascal Praud ?

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On n'a pas tranché cette question à l'instant où il entre dans le café, embarrassé par une cigarette sur laquelle il a tiré jusqu'à la dernière seconde et qu'il lui faut abandonner dans un cendrier - au prix de contorsions, car son autre main reste cramponnée au smartphone. Boucles brunes et nerveuses, manteau noir et cartable en cuir, Nathan Devers a une allure de jeune Werther un peu dandy, pas vraiment celle d'un homme qui se destinait au rabbinat. Le sourire est timide, le stress palpable. « C'est la première fois que mon écriture est incarnée, que je n'ai aucune distance vis-à-vis des questions dont je parle, confie-t-il. J'ai écrit sans avoir l'impression d'écrire... À présent, la publication de ce livre m'intimide beaucoup. »

Le récit s'ouvre sur une scène étonnante, très cinématographique. Installé dans une chambre d'hôtel bordelaise, il entend une mélopée venue de l'immeuble d'en face : une femme chante et prie en hébreu. C'est Kippour, cette fête du Grand Pardon que « même les derniers marginaux de la communauté » célèbrent. Il comprend alors que cette date ne signifie plus rien pour lui. « J'avais tellement oblitéré le judaïsme, mon judaïsme, que je ne me souvenais même plus de l'avoir déserté, écrit-il. C'était Yom Kippour et, à cette heure, il ne restait plus rien de religieux en moi. » Et le voilà qui revisite toute son histoire depuis un autre jour du Grand Pardon où, enfant, il s'était fait une promesse : « Auteuil était un quartier de Juifs de Kippour, c'est-à-dire de Juifs sans kippa, de Juifs sans accent, de Juifs sans hébreu, de Juifs sans Torah, de Juifs sans judaïsme - bref, de Juifs qui n'étaient jamais juifs. Du haut de ma petite enfance, je me fis un serment. En ce qui me concernait, je ne serais pas juif au gré de mes caprices. Il me faudrait trancher : me lier à Dieu à cent pour cent ou à zéro pour cent, mais je ne tricherais pas. » C'est précisément cette promesse qui nous a saisie : que cherchait le jeune Nathan ? « Le sens de la vie », répond-il deux décennies plus tard dans ce bistrot. On note que quand sa bouche apporte une réponse, ses yeux semblent, eux, continuer de poser une question. Dans ce livre fort, Nathan Devers raconte donc comment, adolescent, il se confronte aux textes religieux, côtoie assidûment la synagogue, voyage en Israël et tombe en religion comme d'autres en amour. Joyeusement : « Tout futur rabbin que j'étais, je vivais comme Titeuf », écrit-il. Mais après un passage dans une école juive « remake de La Vérité si je mens en version La Boum », il délaisse la religion pour s'éprendre de la littérature avant de découvrir la philosophie. D'un amour à l'autre ? « Même tout petit, je ne comprenais pas que la religion puisse être une tradition, nous explique-t-il. Je refuse profondément de sombrer dans le fétichisme des traditions quelles qu'elles soient. Il faut voir ce que charrie ce mot, l'idée qu'il suffit que les idées se transmettent et qu'elles soient imposées à nous pour qu'elles soient légitimes. » Philosopher lui permet de triompher de sa gravité - tout en la nourrissant. « Ce qui m'a amené à m'éloigner de la religion, poursuit-il, c'est que je conçois l'existence comme une quête spirituelle, existentielle. » À l'entendre, la philosophie est une « quête ouverte » là où la religion, parce qu'elle « pressent ce qu'elle doit trouver », est une « quête close ».

Le débat public est agité de fausses questions, qu'aucun universitaire ne se pose et qui n'ont pas de sens

Aurait-il fait un bon rabbin ? « Franchement, je pense que j'aurais fait un rabbin content d'être rabbin ! » Il s'illumine pour raconter ce métier qui allie la spiritualité, l'étude et la gestion concrète d'une communauté. « Gérer les enterrements et les baptêmes, c'est-à-dire la réunion du ciel et de la terre, j'aurais adoré ! » Qu'ils semblent loin, les plateaux télé... Enfin, pas tant que ça : à ses yeux, l'un des grands problèmes du monde intellectuel est le schisme entre les universitaires et les penseurs médiatiques... « Un décalage total, vertigineux, fustiget-il. Le débat public est agité de fausses questions, qu'aucun universitaire ne se pose et qui n'ont pas de sens. La responsabilité de ma génération est de casser ce schisme. C'est la raison pour laquelle j'essaie d'avoir un pied dans les deux mondes. » Histoire de les relier. N'est-ce pas l'étymologie du mot religion ? « Pour ne pas être prisonnier d'une seule perspective, j'aime bien l'idée d'essayer d'avoir la même voix dans des espaces différents. »

Il n'a pas fait trois pas hors du café que des badauds l'arrêtent pour lui parler de ses interventions sur CNews. Une poignée de minutes plus tôt, alors qu'on lui demandait si c'était pour échapper aux étiquettes qu'il se déployait sur tous les fronts, il avait réfléchi : « La posture est l'étiquette que l'on se met soi-même à soi-même ; l'étiquette est ce que l'on reçoit quand on est dans une posture. Ce qui me fait le plus peur, c'est le moment où les masques deviennent un deuxième visage et où on s'enferme dans sa caricature. » Mais alors ? Mais encore ? Au monsieur qui sollicite un selfie et lui glisse : « J'adore ce que vous faites, vous êtes un grand philosophe », il réplique : « Philosophe, oui. Grand... » Et de se baisser afin de se mettre au niveau de l'objectif. Jusqu'où faut-il accepter de se contorsionner pour entrer dans le cadre... des caméras ? Il est déjà parti.

PENSER CONTRE SOI-MÊME

Nathan Devers, Albin Michel, 336 pages, 20,90 euros (en librairies mercredi).

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