La tyrannie du menu dégustation

Lassés de la dispersion d’une grande carte, les restaurants s’adonnent à la carte blanche, hélas bien souvent obligatoire...
Le restaurant Mazzia, situé à Marseille.
Le restaurant Mazzia, situé à Marseille. (Crédits : © LTD / David Girard)

1 - Une nouvelle fois, tout est né au Japon. Comme lors du fameux voyage des chefs en Asie dans les années 1970 qui introduisit une révolution graphique dans la tenue des assiettes, les chefs français sont tombés dans les pommes avec le principe du menu « omakase » pratiqué dans les grandes tables japonaises. Grosso modo, cela signifie « je m'en remets à vous », « je vous fais confiance ». Alors le chef prend le volant pour un menu carte blanche...

2 - Petit souci, le chef est dans son enfermement narcissique. Et dans sa cuisine, au premier sous-sol. Il fonce droit devant, vide son frigo, fronce les sourcils. Avance dans la rue comme une vieille dame/un vieux monsieur parlant tout seul.

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3 - Autre petit souci, le chef a totalement oublié le client. Au Japon, le client est devant lui. Tout de suite, il peut jauger la nature de celui-ci: s'il sort de trente années de prison avec une faim de loup; si c'est un philatéliste timbré, une danseuse de ballet à chignon, un bûcheron gay, un représentant de la Française des jeux... Tous ont un appétit différent et surtout un rythme afférent.

4 - Le tempo, tout est là. Au Sukiabashi Jiro de Tokyo, le fameux restaurant logé dans un troisième sous-sol de la station de métro Ginza, l'expérience est unique: 27 sushis servis un à un, ça peut se faire en une quarantaine de minutes. Le chef est devant vous, il pige votre cadence, s'adapte, ralentit quand il le faut, apaise, réveille...

5 - En France, lorsque le chef prend la main, il quitte la vôtre et prend le pouvoir. Non seulement il décide du jour de votre réservation, de l'horaire, de la table, des arrhes, mais bien souvent et surtout du cérémonial. Il souhaite celui-ci d'une royale lenteur, comme une traîne interminable de mariée, celle de son talent, de son incarnation, de son envolée christique.

6 - D'où cette impression de supplice chinois de la goutte d'eau sur le front, à la différence que celle-ci tombe toutes les minutes. Au restaurant, le rythme est aléatoire. D'abord, rien alors que vous avez la dalle. Ensuite, une nuée de coupelles peut tomber façon pluie tropicale. Ou alors des lunules interrogatives, des sourcils de crevette, des mollets de fourmi.

Enoteca

Restaurant Enoteca, Barcelone (Crédits : © LTD / PAULINA HIRSCH)

7 - Parfois ce peut être formidable, consistant, intrusif, faire badaboum dans la poitrine,
mais ça ne dure qu'une cuillerée. C'était très bon, mais c'est déjà fini, ou l'irruption insolente du sadisme gastronomique. Si bien que lorsque l'entrée arrive, primo vous n'avez quasiment plus faim, deuzio vous vous demandez si c'est une entrée ou encore un préliminaire.

8 - Au bout d'un moment vous perdez la tête. Buvez sans raison, boulottez les huit sortes de pain, ballottant de droite à gauche comme un punching-ball. L'esprit brumeux, vous entendez l'écho des intitulés défilant comme les mentions minuscules d'un contrat d'assurance, les arguments lointains d'une profession qui souhaite ne pas gâcher de la marchandise avec le choix aléatoire des clients, travailler les produits du jour...

9 - L'addition maousse se règle semi-comateux pendant que résonnent encore dans votre tête les mots « expérience », « voyage »...

10 - Morale de l'histoire : sortons de l'infantilisation à la petite cuillère, rendez-nous des plats lisibles et bienveillants.

Quelques savoureuses punitions

MARSEILLE
Mazzia
435 euros les 40 plats, durée trois heures.
alexandre-mazzia.com

BARCELONE (Espagne)
Enoteca Paco Pérez
15 plats ; 220 euros.
enotecapacoperez.com

PARIS
Le Grand Restaurant
Quinze séquences, 375 euros.
jeanfrancoispiege.com

COPENHAGUE (Danemark)
Kadeau
Comptez quatre à cinq heures pour le menu dégustation de 18 plats. 308 euros.
kadeau.dk

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