« J’aime le courage de la joie » (Clara Ysé, chanteuse)

ENTRETIEN - Certains la comparent à Barbara ou Dominique A. D’autres la relient à une nouvelle génération musicale, au côté de Zaho de Sagazan. Rencontre avec une chanteuse singulière et bouleversante en tournée dans toute la France.
La chanteuse Clara Ysé.
La chanteuse Clara Ysé. (Crédits : LTD / Olivier Metzger)

Le grand public l'a découverte avec sa chanson Douce et son refrain en forme de manifeste féministe : « Si tu savais la haine qui coule dans mes veines, tu aurais peur, tu aurais peur / Si tu savais la chienne que je cache à l'intérieur, tu aurais peur, tu aurais peur ». Avec sa voix de soprano libre et funambule, Clara Ysé rembarrait avec une classe souveraine un dragueur un peu trop insistant et s'imposait comme l'autre révélation féminine de l'année 2023 avec Zaho deSagazan. Dans l'une de ses stories Instagram, on voit d'ailleurs cette dernière dire toute son admiration pour son aînée en reprenant Le monde s'est dédoublé, l'un des titres phares d'Oceano Nox, son premier album salué par une critique unanime. Sa singularité, elle la puise dans un parcours à la fois académique (chant lyrique au Conservatoire, master de philosophie) et riche d'aventures musicales, guitare en bandoulière, du Mexique à la Grèce. Dans son exigence artistique également, ses mélodies ensorceleuses et sa poésie jamais ampoulée pour explorer la quête de lumière, les jeux de l'amour et les plaisirs charnels ou l'épreuve du deuil avec Lettre à M, dédiée à sa mère, la philosophe, romancière et psychanalyste Anne Dufourmantelle, disparue le 21 juillet 2017 sur une plage de Pampelonne en portant secours à des enfants en train de se noyer. Une chanson piano-voix bouleversante qu'elle interprète sur scène en fendant littéralement la foule dans une communion rare avec son public... Interview.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - La nuit est très présente dans vos chansons. C'est un moment privilégié pour vous ?

CLARA YSÉ - Elle est importante pour plein de raisons, déjà parce que je suis insomniaque. Je travaille donc à la tombée du jour, j'écris, je compose, j'organise des « soirées musicales » jusqu'à l'aube. Il existe une liberté que l'on ne retrouve pas à d'autres moments de la journée, ou alors au petit matin, mais c'est plus dur. Je suis plutôt de la nuit, c'est un moment où je ne ressens aucune pression, comme des heures volées au jour. En fait, la nuit m'effraie autant qu'elle m'inspire, et travailler avec sa peur est toujours intéressant. Dans l'album, je parle surtout de la nuit symbolique, de ce qui fait nuit à l'intérieur de soi, individuellement et collectivement.

C'est le cas de Pyromanes, qui ouvre votre album et possède une dimension à la fois intime et politique, notamment quand vous chantez : « Tu me dis : j'ai peur, la décennie a le goût de l'incendie »...

Je l'ai écrite il y a déjà longtemps, mais elle résonne particulièrement fort sur scène ces dernières semaines, depuis la dissolution plus précisément. Il s'agit de mon texte le plus politique, même si je ne parle jamais des guerres, de la crise climatique ou de la situation politique en France... J'utilise la métaphore pour dresser le constat d'une peur partagée. Je n'apporte aucune réponse, j'essaie juste de questionner comment on continue à imaginer un futur désirable dans ce climat d'incertitude collective. L'une des approches de mon album, et de cette chanson en particulier, est de nommer cette peur, mais aussi cette colère. C'est le pouvoir de la musique de les accueillir pour qu'elles s'expriment et ne se transforment pas en passions tristes. Ce qui fait peur dans la colère, c'est que si elle ne trouve pas un endroit pour se dire, elle se transforme en violence.

Comment avez-vous vécu la soirée électorale du 7 juillet ?

J'étais en concert à Ramatuelle. Avec mes musiciens, nous avons appris les résultats du second tour une heure avant de monter sur scène. Le soulagement était proportionnel à l'angoisse de ces dernières semaines. J'ai eu peur très concrètement pour des amis réfugiés, pour des amis victimes de racisme au quotidien qui seraient encore plus fragilisés par l'arrivée du RN au pouvoir. Cette soirée était émouvante à double titre. J'avais une maison d'enfance à Ramatuelle que nous avons dû vendre après la disparition de ma mère. Sur scène, j'ai raconté au public comment, dans cette maison, j'ai rencontré des artistes grecs, arméniens, sud-américaines, turques, palestiniens ou israéliens... Et comment ces échanges ont façonné l'artiste que je suis aujourd'hui. La musique est le langage de l'hospitalité, plus on ouvre les portes, plus on est riche. C'était important à rappeler ce soir-là.

« C'est la force réparatrice du chant qui m'a littéralement sauvée »

En mai dernier, vous avez publié un recueil de poèmes. Dans l'un d'eux, Sourde, vous dites choisir « le parti de la musique » face à la cacophonie politique...

Chacun ses langues refuges, surtout dans un climat de plus en plus angoissant - et pas seulement en France - marqué par le repli sur soi, la montée de partis ancrés dans le racisme, le contrôle du corps des femmes, l'homophobie... Des valeurs aux antipodes
de celles véhiculées par la chanson. Donc, oui, je choisis définitivement le parti de la musique !

Dans vos chansons, on retrouve souvent ce mouvement de l'ombre vers la lumière. Est-ce l'influence de votre père, le peintre Bruno Dufourmantelle ?

Mon père m'a donné le prénom de Clara, qui en latin signifie clair, brillant... Toute sa vie, il a cherché la lumière dans ses tableaux en partant toujours de fonds noirs et ténébreux. C'est un mouvement qui m'a profondément inspirée. Je suis également une fanatique du Caravage et une grande amoureuse de la peinture italienne des XIVe et XVe siècles, notamment Piero della Francesca. Ses toiles dégagent un éclairage très pur, presque éthéré, mais tu sens qu'au fond ça vient du noir. Dans Oceano Nox, littéralement « nuit sur l'océan » en latin, il y a cette dynamique d'aller scruter la nuit pour chercher les lumières qui s'y cachent. Il ne s'agit pas de mettre des lunettes roses en se disant « tout va bien », mais je trouve que l'on cède trop souvent à la facilité du désespoir. J'aime le courage de la joie.

Cette philosophie de vie vous a aidée à surmonter la disparition de votre mère ?

Il y a eu un travail de résilience, pas forcément dans le sens doux du terme, mais dans l'activation d'un désir malgré ce qui s'éteint en nous. C'est l'éternel balancement entre pulsion de vie et pulsion de mort. À partir du moment où tu fais œuvre, tu es dans l'action, donc dans la vie. Cioran était un écrivain d'un pessimisme absolu, mais il a aidé des milliers de personnes à traverser leur désespoir par ses écrits.

Entre votre premier EP sorti en 2019 et votre album quatre ans plus tard, vous chantez de manière radicalement différente...

Oui je chantais très fort, trop fort comme jamais. J'avais enregistré ce mini-album peu de temps après la mort de ma mère. Ma voix était pleine de cette colère que j'avais en moi. Attention, je l'adore, c'est mon premier objet discographique, mais j'ai énormément de mal à la réécouter aujourd'hui, c'est encore trop douloureux. Il fallait sans doute passer par là et j'ai finalement retrouvé ma voix, celle d'avant la disparition de ma mère. C'est la force réparatrice du chant qui m'a littéralement sauvée, notamment durant l'adolescence, quand j'étais en proie à de grosses crises d'angoisse.

La chanteuse Clara Ysé.

La chanteuse Clara Ysé. (Crédits : © LTD / Olivier Metzger).

Comment vous êtes-vous retrouvé à 8 ans l'élève de la professeure de chant lyrique Yva Barthélémy ?

Je le dois à ma grand-mère espagnole, qui avait très bien senti mon rapport viscéral au chant. Elle était fan de musique classique et m'a recommandée à cette grande dame. Dans son livre La Voix libérée, elle avait développé une technique révolutionnaire axée sur le corps et la respiration qui a ensuite été reprise par les conservatoires. Je l'ai accompagnée jusqu'à mes 18 ans et mon entrée au Conservatoire. J'aurais pu poursuivre une carrière de chanteuse lyrique, mais j'ai très vite été happée par le besoin d'interpréter mes propres chansons, même si la technique que j'ai acquise me permet de m'exprimer le plus librement possible. On dit souvent que la technique est l'ennemie de l'émotion, elle est au contraire son alliée absolue.

Quelles chanteuses vous ont inspirée ?

J'ai toujours été bouleversée par les voix sans âge, les voix qui débordent, que l'on a du mal à identifier, dont on ignore à la première écoute si elles nous plaisent ou non... Quand Chavela Vargas chante La Llorona, que je reprends sur scène, on entend à la fois la vieille dame et l'enfant. Je pourrais citer Mercedes Sosa, Oum Kalsoum, Barbara, Janis Joplin... À 10 ans, j'avais trouvé un best of de Maria Callas chez mes parents, je chantais toute la journée, posant ma voix sur la sienne. Chez les artistes contemporaines, Björk, Rosalía ou Kae Tempest m'inspirent également pour leur voix mais aussi leur façon d'« hybrider » les genres et les traditions musicales avec talent.

Sur scène, vous jouez pieds nus. C'est un choix esthétique, un besoin de confort ?

Chacun gère son trac à sa façon... Moi, je tremble beaucoup, de tout mon corps, c'est physique, un mélange d'excitation et de peur, même si les tremblements disparaissent durant le concert. En fait, il me faudrait des chaussures qui m'arriment solidement au sol... Je ne les ai pas encore trouvées, donc je continue à chanter pieds nus comme Cesária Évora. Ça me permet d'être totalement libre. Je ne dirais pas « comme à la maison », car la scène est pour moi un espace de haute tension.

À écouter. Oceano Nox (Tôt ou Tard)
À lire. Mise à feu (Grasset) ; Vivante (Seghers)

Une tournée et 5 inédits

Malgré une tournée marathon, Clara Ysé a retrouvé le chemin des studios pour enregistrer cinq chansons inédites. Elles seront incluses dans la version augmentée d'Oceano Nox (le 25 septembre), son premier album écoulé à 22 000 exemplaires. Dans cette nouvelle moisson, on succombe d'emblée au charme animal de La Louve, une berceuse guitare-voix sur l'amour passionnel et ses ambivalences (attraction et fuite, caresses et coups de griffes). Dans la lignée de son premier essai, l'habillage musical se joue des classifications pour dessiner des climats en clair-obscur nourris de synthétiseurs nineties, de cordes élégiaques, de volutes orientales, de rythmiques organiques... Un écrin sur mesure pour Clara Ysé, dont la voix s'autorise toutes les libertés pour délivrer son message. Elle appelle à l'insurrection poétique nocturne dans Les Rois du désespoir. Console et galvanise les âmes esseulées sur un beat électro dans L'Océan. Et chante son cœur qui bat la chamade pour son public dans Ce soir avec vous... qui n'est pas sans évoquer Ma plus belle histoire d'amour de Barbara.

En concert

Le 23 juillet à Monaco (Théâtre du Fort Antoine).

Le 24 à Nyons (Paléo Festival). Le 26 à Luxey (Musicalarue).

Le 30 août à Chamarande (Musique en Scène).

Le 5 septembre à la Réunion (Francofolies), le 28 à Saint-Malo (Baisers volés)...

Le 25 mars 2025 à Paris (Olympia).

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