DANS CE GENRE-LÀ (2/6) - Livre : la hard science, quand rêvent les sciences dures

Cet été, nous vous proposons de découvrir chaque semaine, à travers un livre, un genre littéraire peu connu. Ce dimanche : la hard science, cette science-fiction qui ne plaisante pas avec les contraintes de la physique.
Alexis Brocas
Image de la série adaptée de la trilogie « Le Problème à trois corps », de Liu Cixin, et diffusée sur Netflix.
Image de la série adaptée de la trilogie « Le Problème à trois corps », de Liu Cixin, et diffusée sur Netflix. (Crédits : © LTD / NETFLIX)

C'est une ligne de fracture qui traverse la communauté des inventeurs d'avenirs : d'un côté, le vaste peloton des rêveurs, comme l'Américain Frank Herbert (Dune) ou le Français Pierre Bordage (Les Guerriers du silence), qui traitent nos désirs de voyages spatiaux comme des réalités et s'affranchissent des limites de la science en deux coups d'imaginaire. Cette science-fiction-là repose sur la poésie, l'aventure, et la capacité du lecteur à suspendre son incrédulité le temps de sa lecture. À l'autre bout du spectre, il existe une science-fiction plus scrupuleuse, baptisée hard science, qui respecte au contraire les lois de la physique telles que nous les connaissons et s'appuie sur des technologies existantes ou pointant à notre horizon.

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Une littérature plus ardue, mais souvent d'une troublante crédibilité. L'énorme trilogie du Problème à trois corps, du Chinois Liu Cixin, récemment adaptée par Netflix, en est un parfait échantillon. Tentons de résumer l'intrigue, à couper le souffle pour peu qu'on ne soit pas trop sensible aux migraines. En 1967, en Chine, pendant la Révolution culturelle, la jeune Ye Wenjie assiste au martyre de son père, physicien sommé d'abjurer la théorie de la relativité d'Einstein, jugée bourgeoise et antidialectique. Des années plus tard, cette jeune fille, également scientifique, se voit contrainte de travailler dans un complexe militaro-industriel ultra-secret où l'on développe des armes antisatellites et où l'on envoie surtout des signaux dans le cosmos (si les extraterrestres existent, il serait bon que la Chine en profite la première !).

Bien sûr, ça ne marche pas. Jusqu'à ce que Ye Wenjie ait l'idée géniale de se servir du Soleil comme amplificateur radio. Huit ans plus tard, à sa grande surprise, elle reçoit une réponse de l'espace : « Vous avez de la chance que je sois le premier à intercepter votre message.      Je vous avertis, ne répondez pas ! [...] Si vous répondez, vous dévoilerez votre position. Votre système stellaire sera envahi, et votre monde occupé. » Et que fait la pauvre Ye Wenjie, à qui les mauvais traitements du régime ont donné une vision singulière de l'humanité ?                    Elle répond, bien sûr : « Venez ! Je vous aiderai à conquérir ce monde. » Dès lors, les extraterrestres se mettent en route. Ils ont une bonne raison de déménager car leur planète, Trisolaris, se trouve dans un système pourvu de trois étoiles.

DANS CE GENRE-LÀ (2/6) - Livre : la hard science, quand rêvent les sciences dures

Le problème à trois corps (TOME 1), de Liu Cixin, traduit du chinois par Gwennaël Gaffric, Actes Sud/Babel, 512 pages, 11 euros. La Forêt sombre (tome 2), Actes Sud/ Babel, 736 pages, 12 euros. La Mort immortelle (tome 3), Actes Sud/ Babel, 944 pages, 13 euros. (Crédits : ©LTD /Actes Sud/Babel)

Or, comme le savent les physiciens (et les lecteurs de hard science), il est impossible de prévoir les mouvements de trois corps orbitant les uns autour des autres. Résultat, parfois, la pauvre Trisolaris se retrouve prise entre ses trois soleils. Alors elle grille, et, avec elle, ses civilisations, qui n'ont aucun moyen de devancer la catastrophe (mais dont les membres peuvent survivre en se déshydratant). Et comme les Trisolariens, malgré leur technologie supérieure, ne peuvent excéder la vitesse de la lumière, ils mettront quatre cents ans à joindre la Terre. La bonne nouvelle, c'est que cela nous laisse le temps de nous préparer. Mais, mauvaise nouvelle, ils ont la capacité de perturber à distance nos expériences en physique fondamentale. Il faudra donc miser sur nos connaissances actuelles pour les affronter.

La suite est une fabuleuse aventure où l'impressionnante culture scientifique de l'auteur se joint à un pragmatisme si radical qu'il confine parfois au cynisme. Par exemple, les Terriens veulent envoyer un ambassadeur à la rencontre des envahisseurs. Seulement voilà, les technologies existantes ne permettent pas d'expédier plus de quelques grammes de matière à une telle distance. Alors faute d'expédier l'ambassadeur au complet, on envoie... son cerveau ! Autre exemple, les Trisolariens éliminent la quasi-totalité de la flotte spatiale terrestre avec un seul boulet en forme de gouttelette (car « les molécules de cette chose sont en rang parfait », ce qui la rend capable de transpercer n'importe quelle matière « comme une balle de pistolet dans du fromage »). Plus tôt, on aura vu un cargo découpé en tranches par des nanofilaments.

La hard science ambitionne de nous inspirer. Et elle y parvient, tout en nous donnant parfois froid dans le dos par sa confiance absolue en la technique

Et bien plus tard, on apprendra à échapper à l'effondrement de l'Univers en se fabriquant sa propre dimension privée, ou à cacher des systèmes solaires dans des trous noirs.                Bien entendu, ces prodiges se méritent, et puisque Cixin tient à les expliquer, on a droit à bien des phrases comme « Ye Wenjie avait fait le premier pas corroborant l'hypothèse de        la surréflexivité des miroirs d'énergie solaire ». Mais, pour peu que vos connaissances en physique se soient érodées depuis le lycée, la trilogie possède d'autres charmes : policier      (un enquêteur travaille sur des suicides de scientifiques) ; social (l'annonce du débarquement trisolarien suscite des réactions contrastées) ; politique (unissons nos forces contre les aliens) et même vidéoludique (les Trisolariens sensibilisent quelques Terriens à leur triste sort par le truchement d'un étrange jeu vidéo).

Cette trilogie n'est que le sommet émergé de la hard science, qui a connu bien d'autres succès. Ainsi la saga Hypérion, de l'Américain Dan Simmons, qui invente l'infosphère              (un métavers régi par des machines pensantes) dès 1989. Ou encore La Trilogie de Mars, où son compatriote Kim Stanley Robinson imagine la laborieuse colonisation de la planète rouge par les Terriens. Récemment, celui-ci a publié Le Ministère du futur, où il fait feu de toutes ses connaissances en sciences dures et molles pour raconter comment l'humanité triomphera du réchauffement global. Bref, non contente de nous faire rêver, la hard science ambitionne de nous inspirer. Et elle y parvient, tout en nous donnant parfois froid dans le dos par sa confiance absolue en la technique, qui pousse Stanley Robinson à imaginer une Terre guérie par géo-ingénierie. Et par son pragmatisme glacé, qui permet à Cixin d'envisager la survie des uns au prix de la mort des autres... comme une simple opération mathématique.

Alexis Brocas

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Commentaire 1
à écrit le 14/07/2024 à 8:02
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"“Il n'y a pas de sciences ou de vertus qui vaillent une goutte de sang.” De Balzac

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