LES GUERRES DE L'EAU (5/7) - Les voleurs de nuages

Alors que les ressources en eau se raréfient, des agriculteurs français tentent d’influer sur la météo en ensemençant le ciel. Une pratique qui concerne de plus en plus de pays, au risque de créer des tensions géopolitiques.
Frédéric Jouffret (au centre) effectue une démonstration du générateur pour l'ensemencement des nuages dans le jardin de Jean-Claude Micol (à gauche) en présence de Sandra Scavennec de Previgrêle, à Carpentras, juillet 2024.
Frédéric Jouffret (au centre) effectue une démonstration du générateur pour l'ensemencement des nuages dans le jardin de Jean-Claude Micol (à gauche) en présence de Sandra Scavennec de Previgrêle, à Carpentras, juillet 2024. (Crédits : © LTD / FANNY ARLANDIS)

« Chaque année maintenant, il tombe des machins de cette taille-là. » Installé à la table de sa cuisine, Jean-Claude Micol lève un large verre d'eau. « Il y a encore cinq ou dix ans, les grêlons faisaient rarement plus de 2 centimètres de diamètre. » Alors, pour se prémunir de la grêle et protéger ses cultures, cet agriculteur de Carpentras « ensemence les nuages ». Juste devant sa maison, sur une parcelle aride parsemée d'oliviers, il a installé une drôle de cheminée métallique, haute jusqu'au nombril. Quand le risque d'orage de grêle est supérieur à 30 %, il « fai[t] tourner ». Pour la démonstration, l'homme se penche, enfonce dans un petit trou au pied du dispositif la lance reliée à une bonbonne et allume la « flamme du vortex ». Dans un faible bruit de brûleur, une fumée s'élève du long cylindre puis s'évapore une vingtaine de centimètres plus haut, dans le ciel. « Ce n'est pas de la magie, le nuage ne disparaît pas. Simplement, les grêlons qui tombent seront plus petits et feront donc moins de dommages. »

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Une pratique commune

Le principe est simple. La pluie naît lorsque la vapeur d'eau monte dans l'atmosphère, se refroidit et condense grâce à des germes tels que des poussières ou la pollution. Les microgouttelettes qui constituent le nuage entrent en collision et forment des gouttelettes plus grosses qui tombent lorsqu'elles atteignent un certain poids. Le processus est le même pour la grêle mais cette fois-ci les gouttes se collent à des cristaux de glace. Pour modifier leur structure, et tenter de provoquer, retarder ou atténuer l'ampleur des intempéries, une technique consiste à disperser des solutions chimiques dans les nuages, soit par avion directement dedans, soit depuis le sol par l'intermédiaire de ce genre de générateur. On offre alors aux nuages d'autres particules qui agissent comme des noyaux de condensation pour la pluie (souvent du sel) et des noyaux glaçogènes pour la grêle (de l'iodure d'argent). « Au lieu de laisser les gouttelettes s'agglomérer entre elles et givrer pour devenir de gros grêlons, l'iodure d'argent les force à cristalliser plus nombreuses avec la même quantité d'eau pour qu'elles restent chercheuse au CNRS et coresponsable du groupement d'experts sur la modification du temps pour l'Organisation météorologique mondiale (OMM).

La pratique est souvent méconnue, mais elle est en réalité bien installée en France, et depuis des décennies. « Vingt sept fois en un mois, précise Jean-Claude Micol. L'année dernière, on a tellement déclenché qu'on a cru devenir fous. Le système n'est efficace que si tous les générateurs du territoire concerné sont allumés en même temps, au moins trois heures avant que les premiers glaçons ne tombent. On les laisse tourner ensuite pendant sept à huit heures en moyenne. » Sur une zone qui s'étend de Montélimar jusqu'à la Méditerranée, l'association Previgrêle a installé, principalement chez des agriculteurs, 185 cheminées - une tous les 10kilomètres dans les zones à risque. C'est elle qui prévient ses « opérateurs » - dont Jean-Claude Micol fait partie - quand il faut les allumer. Previgrêle est membre d'un réseau, l'Association nationale d'étude et de lutte contre les fléaux atmosphériques (Anelfa). Créée il y a plus de soixante-dix ans, il s'agit toujours de la principale structure française de modification de la météo. Elle intervient dans une vingtaine de départements au moyen de 1083 générateurs. « En moyenne, l'ensemble du réseau diffuse 800 kilos d'iodure d'argent chaque année entre avril et octobre », explique Claude Berthet, la présidente de cette structure financée par ses adhérents et par des subventions obtenues notamment auprès de collectivités.

Outre son efficacité, un autre aspect de cette pratique pose question : les conséquences sanitaires et environnementales à moyen et longs termes de l'utilisation de l'iodure l'argent

Andrea Flossmann

« Ce que l'on fait est mal connu, mais nous n'actionnons pas un bouton pour amener la pluie ou le soleil, nous nous appuyons sur des travaux scientifiques », insiste Claude Berthet. Cet argument est l'un des deux piliers structurants du discours de l'Anelfa. « À savoir une démarche "fondée scientifiquement" d'une part, et de l'autre une mise en évidence d'un réseau solidaire mû par un intérêt et une efficacité collectifs. Le réseau martèle qu'il protège tout le monde face à la grêle, agriculteurs comme riverains », détaille Marine de Guglielmo Weber, autrice d'une thèse sur l'Anelfa et l'ensemencement des nuages en France. Or, l'efficacité de ce dispositif est largement sujette à débat au sein de la communauté scientifique. « Sur le papier ou en laboratoire, le principe est bien connu et fonctionne; mais dans la nature, c'est une autre histoire », confirme la physicienne Andrea Flossmann. Il est en effet extrêmement compliqué de prédire le comportement de la pluie ou de la grêle. Sans oublier qu'un nuage demeure une structure complexe, dynamique, dont il n'existe pas deux pareils.

Absence d'encadrement juridique

« Est-ce que cette technique change ce qui arrive au sol? De combien? Personne ne sait réellement », insiste Andrea Flossmann. L'Anelfa annonce un taux de réussite de 50 % sur la diminution de l'intensité des chutes de grêle - Jean-Claude Micol, lui, avance 60 %. « Ce sont des chiffres tirés du chapeau, qui de toute façon dépendent du type de nuage », s'exclame Andréa Flossmann. Outre son efficacité, un autre aspect de cette pratique pose question: les conséquences sanitaires et environnementales à moyen et long termes de l'utilisation de l'iodure d'argent. On sait que ce produit est toxique pour les milieux aquatiques, mais l'Anelfa met en avant les faibles quantités qu'elle utilise (« 1 %, le reste étant de l'acétone pour permettre la combustion ») et les temps courts de déclenchement. « La France a décidé de fermer les yeux sur cette pratique et c'est un peu dommage », estime Andrea Flossmann. Cette pratique, utilisée depuis les années 1940, ne fait l'objet d'aucun encadrement juridique.

Chine, États-Unis, Russie, Inde, Afrique du Sud, Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Pakistan... Pas moins d'une cinquantaine de pays y ont recours, mais, à la différence de la France, les fins ne sont pas toujours agricoles. En 2008, la Chine avait ensemencé - au prix d'un demi-million de dollars - pour que la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques se déroule sous le soleil. En Russie, la tenue d'un défilé militaire constitue un prétexte suffisant pour effectuer la même opération. Chaque pays peut faire ce qu'il veut des nuages qui survolent son espace aérien. Seul un texte réglemente les nuages au niveau international, en temps de guerre uniquement. Signée par la Russie, les États-Unis ou encore l'Iran, la convention Enmod interdit l'utilisation des nuages (et de toute technique de modification de l'environnement) comme arme de guerre contre les autres pays signataires.

Adoptée par l'Organisation des Nations unies en 1976, elle fait suite à la découverte de l'utilisation par l'armée américaine de tonnes d'iodure d'argent déversées audessus du Vietnam pour intensifier la mousson et ainsi ralentir les troupes de Hô Chi Minh lors de l'opération Popeye, dix ans plus tôt. « C'est moins connu - et ce n'est pas du tout assumé -, mais la France a aussi utilisé cette technique quelques années auparavant à Diên Biên Phu à des fins similaires », remarque Marine de Guglielmo Weber, actuellement rattachée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). La France n'a, elle, jamais adhéré à la convention Enmod. « Selon l'État, il existerait un problème d'interprétation: la ratifier pourrait limiter la possibilité pour la France d'user de sa force de dissuasion nucléaire », croit savoir la chercheuse. Quand bien même, d'autres pays qui détiennent l'arme nucléaire sont signataires de la convention de 1976.

Accaparement de ressources

Avec le dérèglement climatique et les sécheresses de plus en plus fréquentes, de nombreux pays font face à une raréfaction des ressources. « Dans ces mêmes pays, nous observons une extension des marchés proposant des techniques pour ensemencer les nuages », constate Andrea Flossmann. Certains d'entre eux s'y adonnent sans se soucier des conséquences pour le voisin. « La Chine a pour projet d'ensemencer massivement les nuages sur le plateau tibétain pour détourner une partie de la mousson indienne », affirme la chercheuse de l'Iris Marine de Guglielmo Weber. Les tensions entre les deux pays risquent de croître, et la méfiance - ou la défiance - de s'exacerber. En 2018, un haut cadre iranien accusait Israël d'avoir « volé » les nuages supposés arroser son pays. « Jusqu'à présent, les États modifient la météo pour défendre leurs propres intérêts et sécuriser leur territoire, dans une logique d'accaparement des ressources », poursuit la chercheuse. Sans oublier que le recours à ce type de technologie - que certains considèrent comme de la géo-ingénierie - ne participe pas à la mise en œuvre de solutions pour utiliser moins d'eau, plutôt que d'en obtenir davantage.

Contrairement à la mer, la terre ou les espaces aériens, les nuages ne possèdent aucun statut juridique. Un ancien avocat devenu écrivain, Mathieu Simonet, se fait connaître depuis quelques années pour avoir fait de cette quête de personnalité juridique l'un des combats de sa vie. « Lorsque mon mari est décédé des suites d'un cancer en 2020, son obsession pour les prévisions météo est devenue mienne. » Son mari, Benoît Brayer, organisait chaque été les concerts en plein air du festival Fnac Live sur le parvis de l'hôtel de ville de Paris. Angoissé à l'idée que des intempéries puissent ruiner des mois de travail, il passait les jours précédents l'événement à récolter des indications sur les risques de pluie heure par heure. Aujourd'hui, Mathieu Simonet vise une inscription des nuages au patrimoine mondial de l'Unesco et organise depuis trois ans la Journée internationale des nuages. Chaque 29 mars est prétexte à s'allonger sur l'herbe, les observer et écrire. Cette année, le maire de Florange, Rémy Dick, s'en est fait le porte-voix en publiant en mars un arrêté réglementant l'ensemencement des nuages dans sa commune. Un acte qu'il décrit comme « purement symbolique », « un coup de pouce pour M. Simonet, un relais d'opinion qui aura peut-être une influence auprès des législateurs pour qu'ils s'emparent enfin de ce sujet ». À la fin de sa vie, Benoît Brayer ne pouvait plus se lever. Son médecin lui a conseillé de se donner un dernier objectif qu'il lui fallait atteindre malgré la douleur. Il a choisi de revoir le ciel, pour en contempler les nuages.

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Commentaire 1
à écrit le 11/08/2024 à 10:11
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L'eau ne se rarifie pas mais la concentration en habitant augmente sur les cotes et autres endroits. Par exemple, la concentration des habitants en France est de plus en plus dans les villes et surtout sur les cotes maritimes. En dehors c'est le dése...

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