L'époque où EDF remportait « tous les appels d'offres », selon les termes d'Hervé Machenaud, directeur exécutif de la société de 2010 à 2015, et où le groupe « était ultra dominant à l'échelle de la planète », selon ceux de Pierre Gadonneix, PDG de l'entreprise entre 2004 et 2009, paraît bien lointaine. En effet, le dernier véritable appel d'offres décroché par l'entreprise remonte à 1986, en Chine. Et, alors que le groupe français misait énormément sur celui lancé par Prague, en 2022, il lui faut désormais encaisser un sérieux revers : le gouvernement tchèque vient de choisir le coréen KHNP (Korea Hydro & Nuclear Power) pour engager la construction de nouvelles centrales nucléaires dans le pays, écartant ainsi l'offre d'EDF dans la toute dernière ligne droite.
Si le groupe tricolore entend maintenir les discussions avec Prague pour rester dans la course, dans le cas où un événement particulier devait survenir et mettre KHNP hors-jeu, la déception demeure immense après les efforts colossaux déployés depuis des mois. D'autant qu'EDF avait déjà essuyé une défaite face à son concurrent KHNP en 2009 pour la construction de deux réacteurs aux Emirats arabes unis. Plus récemment, il n'avait pas été retenu face à l'américain Westinghouse pour la construction de trois réacteurs en Pologne. En parallèle, ses discussions en Inde pour construire la plus grande centrale du monde s'éternisent depuis des années.
Les années fastes : une soixantaine de réacteurs en moins de 30 ans
A une époque, pourtant, l'électricien tricolore tirait facilement son épingle du jeu face à ses concurrents. « Deux réacteurs en Afrique du Sud, deux autres en Corée du Sud, une signature en Iran, quatre réacteurs Chine..., énumère Hervé Machenaud, en listant les différents contrats gagnés par EDF. C'était à l'époque où la France construisait en moyenne quatre à six tranches nucléaires par an et même jusqu'à huit une année [dans le cadre de son programme nucléaire domestique, ndlr] », se remémore-t-il. En moins de 30 ans, sur une période allant de 1970 à 1995 environ, EDF a construit une soixantaine de réacteurs en France et dans le monde, estime un porte-parole du groupe.
L'ancien directeur exécutif évoque alors une « organisation industrielle quasi parfaite ». Selon lui, le programme nucléaire en France aurait coûté deux fois moins cher que le programme allemand et même trois fois moins cher que les programmes britannique et japonais. La recette magique ? Les effets de série, mais aussi le modèle français intégré, relativement unique dans le paysage nucléaire mondial. Au sein de l'Hexagone, EDF cumule une triple casquette : concepteur, constructeur et exploitant.
« Or, les retours liés à l'exploitation des centrales permettent d'améliorer le design et d'optimiser la construction des réacteurs suivants », explique Hervé Machenaud.
Ce modèle est toujours d'actualité à une différence (majeure) près : l'électricien tricolore a connu, entre-temps, une véritable traversée du désert. En 20 ans, entre 2000 et 2020, l'entreprise ne construit que cinq réacteurs sur la planète où on observe partout un arrêt des constructions de centrales en raison de la finalisation de plusieurs programmes nucléaires nationaux. La période est aussi marquée par l'accident de Fukushima, au Japon, en mars 2011, qui conduit de nombreux pays à reconsidérer la part de l'atome civil dans leur mix de production électrique. Dans ce contexte international beaucoup plus frileux à l'égard du nucléaire, EDF décide de financer lui-même de nouveaux projets à l'étranger, à défaut de pouvoir vendre sa technologie. C'est le cas pour la construction, toujours en cours, des deux EPR d'Hinkley Point C, en Angleterre. Et, dans une moindre mesure, à Sizewell, où l'électricien est co-investisseur aux côtés de l'Etat britannique, à parts égales pour le moment.
Un nouveau pari : déployer une flotte d'EPR sur le Vieux Continent
Aujourd'hui, malgré la déconvenue tchèque, EDF ne jette pas l'éponge et entend bien surfer sur le retour en grâce du nucléaire, dopé par l'invasion russe de l'Ukraine et les enjeux climatiques, pour développer une véritable « flotte de réacteurs » sur le Vieux Continent. Mais, cette fois-ci, plus question d'investir en direct. L'électricien vise uniquement à mettre un système nucléaire à disposition des exploitants des pays hôtes, dans le cadre de contrats de prestation de plusieurs milliards d'euros.
Parviendra-t-il à renouer avec la période faste des années 70 et 80 grâce à sa technologie EPR, dont trois modèles sont en service (deux en Chine et un en Finlande) aujourd'hui tandis que celui de Flamanville s'apprête à démarrer ? Hervé Machenaud, qui ne s'est jamais montré très favorable à ce modèle de réacteur, émet des réserves. « Ce ne sont pas des références très vendables. On ne peut pas dire qu'EDF ait fait la preuve de sa capacité à construire un EPR de façon rapide et économique », lâche-t-il.
D'autant qu'EDF se propose également de construire une « petite » version de l'EPR. Pour Prague, l'électricien tricolore avait ainsi basé son offre sur un EPR de 1.200 mégawatts, contre 1.600 mégawatts pour les EPR déjà construits. « Je ne connais pas d'exemple de réacteur vendu à l'étranger sans avoir d'abord été construit à domicile et qui ait été un succès. Il est très difficile pour un pays de prendre le risque de servir de cobaye », poursuit Hervé Machenaud. Ljubljana et Bratislava se seraient aussi montrées intéressées par ce modèle réduit, plus adapté à leur réseau électrique.
« La Chine est devenue LE pays industriel du nucléaire »
Selon le décompte de l'électricien, les Etats qu'il considère comme « prospects », envisagent de construire entre 27 et 49 réacteurs. Toutefois, au-delà du marché européen, le groupe devra faire face à des concurrents redoutables que sont la Chine et la Russie, qui est devenue le premier exportateur mondial avec pas moins de 23 réacteurs en construction en dehors de ses frontières, ou qui devraient l'être prochainement, selon le décompte de la Société française de l'énergie nucléaire (Sfen). Un succès qui repose notamment sur sa capacité à financer, elle-même, les projets.
« La Chine, elle, construit dix réacteurs par an », rapporte Hervé Machenaud, qui fut directeur de la région Asie-Pacifique pendant 15 années. « Chaque réacteur a un coût cinq fois inférieur à celui de l'EPR et se construit en trois fois moins de temps », assure-t-il.
« La France était LE pays industriel du nucléaire. Aujourd'hui c'est clairement la Chine. Le jour où les conditions géopolitiques leur seront plus favorables, la plupart des réacteurs construits dans le monde seront chinois, alerte-t-il... Sauf si la France se réveille. »
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