LES GUERRES DE L'EAU (1/7) : Aux Etats-Unis, la soif des Navajos

Un tiers des habitants de la réserve indienne à cheval sur trois États américains n’a pas d’accès direct à l’eau. Le fleuve Colorado est pourtant là. Si proche...
L’absence d’eau courante est un souci quotidien pour les Navajos.
L’absence d’eau courante est un souci quotidien pour les Navajos. (Crédits : © LTD / GINA FERAZZI/LOS ANGELESTIMES/POLARIS/STARFACE)

Comme tous les matins, Marlan Manson gare son pick-up poussiéreux sur un parking de Page, petite bourgade aride du nord de l'Arizona. À 8 heures, le soleil tabasse déjà la terre rouge, alors le jeune père rehausse ses lunettes de soleil. Il s'approche d'une pompe d'où sort un tuyau vert, s'empare de celui-ci et le glisse dans l'énorme bidon qui occupe l'arrière de son camion. Après l'avoir rempli, le quadragénaire à la longue barbichette pourra rentrer chez lui avec 500 gallons d'eau (environ 1 900 litres). De quoi hydrater la famille, arroser les cerisiers, faire fonctionner la douche, abreuver les 15 chevaux. L'été commence, ces derniers seront bientôt assoiffés. Le guide équestre ne vit qu'à 60 mètres de Page, mais les systèmes de canalisation de la ville ne s'étendent pas jusqu'à sa maison. Comme lui, 30 % des citoyens de la nation Navajo, la plus étendue du pays, n'ont pas d'accès direct à l'eau courante. « C'est triste à dire, soupire Marlan Manson, mais c'est notre réalité, nous n'avons jamais vraiment eu de droits sur l'eau. »

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À 5 kilomètres du parking, une tuyauterie autrement plus volumineuse serpente entre les ravins. Au total, 40 millions de personnes dépendent du fleuve Colorado, mais les Navajos, aussi appelés Dinés, peinent dans les faits à faire appliquer leurs droits sur l'eau, faute d'infrastructures permettant de l'acheminer jusqu'à tous les lavabos. « C'est une crise cachée », déplore Cindy Howe, la directrice du Navajo Water Project, un organisme communautaire qui creuse des citernes près des foyers pour que leurs habitants n'aient pas à multiplier les allers-retours à la pompe. Comme d'autres tribus du bassin, « les Navajos sont 19 fois plus susceptibles de ne pas avoir accès à l'eau courante », précise-t-elle. Pendant ce temps, une mégasécheresse systémique essore le sud-ouest des États-Unis depuis 2000 et fait planer le spectre du stress hydrique sur la région.

Droit d'aînesse Navajo

Les missionnaires espagnols nommèrent le fleuve « Colorado » à cause du limon qui empourprait son cours. La rivière prend sa source dans l'État du même nom, elle déroule son long bandeau dans l'Utah avant d'arriver à Page. Ici, elle est jugulée par le barrage de Glen Canyon qui forme le lac Powell, l'un des plus grands réservoirs artificiels du pays. Suffisamment d'eau s'échappe de l'écluse pour remplir une piscine olympique toutes les cinq secondes. Ce robinet pharaonique irrigue ensuite l'Arizona, le Nevada et la Californie. Au Mexique, le Colorado se jetterait volontiers dans la mer... s'il n'était pas autant siphonné en amont. « Nous, Navajos, l'appelons le "corps sans fin", mais il ne ressemble plus à ce qu'il était », se désole Percy Deal, un septuagénaire très engagé pour la protection de l'eau dans la réserve où il vit.

On prélève davantage d'eau qu'il n'en arrive dans les réservoirs chaque année

Katharine Jacobs professeure à l'université d'Arizona

Le Colorado River Compact, texte fondateur signé en 1922 par les sept États qui bordent le fleuve, a mal vieilli. « Il avait pour but d'assurer le développement de la région », rappelle Gene Shawcroft, le commissaire de l'Autorité du fleuve Colorado pour l'Utah. Seul hic : les tribus ne furent pas invitées à la table des négociations, et les données sur lesquelles s'appuyait l'accord correspondent à une période anormalement humide. Depuis, « on prélève davantage d'eau qu'il n'en arrive dans les réservoirs chaque année », explique Katharine Jacobs. La professeure en sciences de l'environnement de l'université d'Arizona, qui gravite autour des discussions sur l'avenir de la rivière, confirme : « La ressource est surexploitée. » Mais pas par tout le monde.

Le millefeuille législatif reconnaît un droit d'aînesse, or les Navajos ont précédé les Européens sur ces terres. Un traité signé en 1868 établit les contours de leur réserve, d'une taille comparable à celle de la République d'Irlande. Percy Deal grince des dents: « Sur le papier, nous avons des droits, mais c'est la loi de l'homme blanc qui pré- vaut. » Il assure que, de mémoire vivante, il y a toujours eu des tensions au sujet des ressources naturelles. En 2023, un litige opposant les Navajos et l'Arizonaa été résolu par la Cour suprême en faveur de l'État, qui ne compte pas céder des droits sur l'or bleu en raréfaction. « Et cela ne risque pas de changer », soupire l'activiste Emma Robbins, engagée en faveur des droits des Navajos et pour une meilleure gestion de l'eau : « Avec l'étalement urbain, tellement important dans la région, l'eau va devenir une denrée encore plus rare. » Dans les zones qui dépendent du Colorado, la population est en perpétuelle croissance, de l'ordre de 53 % entre 2000 et 2030, selon le Bureau du recensement des États-Unis.

À Page, les piscines des hôtels coudoient les stations de lavage auto et les vacanciers internationaux n'ont qu'à ouvrir leur robinet pour se rafraîchir. « Puisque leur peau est différente de la nôtre, ils peuvent recevoir de l'eau presque du jour au lendemain », martèle Percy Deal. « Cela permet à la ville de se développer comme bon lui semble », insiste l'agriculteur aux mains tannées par le soleil.

Les tribus établies près du Colorado ont des droits sur 20 % de ses eaux.

Les tribus établies près du Colorado ont des droits sur 20 % de ses eaux (© LTD/STEPHEN GROH/SHUTTERSTOCK)

Les terres des Navajos sont un no man's land économique. Dans la réserve, le revenu médian par foyer est de 33 323 dollars (30 716 euros) par an - soit deux fois moins que la moyenne nationale, relève le Bureau de recensement. Pas de réseau, peu d'électricité, des routes au mieux bitumées mais parfois à peine accessibles sans 4×4... « Le gouvernement fédéral devait fournir des services depuis des années mais ne tient pas ses promesses », observe Heather Tanana, professeure de droit invitée à l'université de Californie, affiliée à la Water & Tribes Initiative (WTI).

Troupeau réduit à 10 bêtes

Le prix à payer pour ne plus avoir soif est élevé. Les responsables Navajos ont chiffré un budget de 4,5 milliards de dollars (4,15 milliards d'euros) pour construire les canalisations qui permettraient de connecter la nation au Colorado. La contribution gouvernementale passe en partie par l'Inflation Reduction Act, cette loi de finance climatique signée par Joe Biden en août 2022, qui prévoit d'irriguer les caisses des Navajos et des tribus à hauteur de 385 millions de dollars (355 millions d'euros) sur les cinq prochaines années. Mais en attendant, l'eau suit son cours, imperturbable. « Les tribus sont incapables d'accéder à leur eau, et donc de faire fructifier leurs économies », abonde l'Apache Daryl Vigil, un collègue de la WTI.

Robert Yellowman possède 30 vaches, mais ne sait pas pour combien de temps encore. Son ranch, situé dans la réserve, est à 8 kilomètres de l'autoroute, l'une des seules artères, au bord de laquelle a été installé un pipeline. Dans ses prés, foin d'herbe ; dans le ciel, plus de pluie. « J'avais 70 bêtes, mais j'ai dû réduire mon troupeau à 10 il y a deux ans par manque d'eau », raconte le fermier Navajo de 75 ans avec un sourire navré. Même constat dans le potager de Percy Deal : « Je n'avais jamais eu besoin de transporter l'eau comme je le fais aujourd'hui », s'écrie celui qui n'arrive plus à faire grandir ses plants de maïs de plus de 30 centimètres. « En refusant de nous accorder des droits sur l'eau, on nous dénie notre sécurité alimentaire. Si l'eau disparaît pour de bon, où irons-nous ? » souffle Percy Deal. Daryl Vigil, lui, surenchérit : « Le génocide et l'extermination de nos peuples continuent de manière passive au travers de ce manque d'inclusion. »

Sur le papier, nous avons des droits, mais c'est la loi de l'homme blanc qui prévaut

Percy Deal, activiste Navajo

Un texte devant le Congrès

L'avenir du « mighty Colorado » se lit dans les rayures qui strient les rives du lac Powell. Là, des bandeaux de roche plus clairs se dévoilent à mesure que baisse le niveau du plan d'eau. À l'été 2022, son niveau est tombé en dessous de 1 074 mètres. Depuis, la baignoire s'est à nouveau remplie, elle est actuellement à 38 % de sa capacité totale, selon les données fournies par les gestionnaires du barrage.

Or le dérèglement climatique promet des hivers moins froids et des sommets moins blancs, alors que la majorité de l'eau du Colorado provient de la fonte des neiges. Son débit a déjà diminué de 20 % en deux décennies : « C'est exactement la quantité d'eau sur laquelle les tribus établies autour du fleuve ont des droits », relève Zachary Frankel, fondateur de l'Utah Rivers Council. Dans le même temps, les scientifiques au chevet du Colorado étudient la possibilité d'une restriction des usages du fleuve. « Il n'y a pas de compréhension complète de la quantité d'eau disponible », acquiesce Gene Shawcroft, car le manteau neigeux est variable d'une année sur l'autre. « On ne peut pas parler de la gestion du Colorado sans reconnaître que les tribus, qui sont en première ligne du changement climatique, en subissent les impacts les plus forts », rétorque Heather Tanana.

Cette pression environnementale accroît d'ailleurs les risques sanitaires. La pandémie de coronavirus a été trois fois plus mortelle parmi les peuples autochtones « en partie à cause de notre faible accès à l'eau », fustige Daryl Vigil.

Lueur d'espoir, un projet de règlement sur l'eau a été approuvé le 23 mai par le conseil de la nation Navajo. Il réactualise les droits des habitants de la réserve sur le Colorado et les nappes phréatiques de leur territoire. Après que l'enveloppe nécessaire à l'expansion des chantiers de pipeline a été budgétisée, le texte a été envoyé au Congrès. « Je serais surpris que nous obtenions tout ce que nous demandons », relativise Percy Deal, fatigué de boiter de chez lui à la citerne tous les jours. Lui et les autres osent espérer que le texte passera sur le bureau de l'actuel président des États-Unis avant le 5 novembre. Chaque manœuvre prend tellement de temps dans la réserve. Mieux vaudrait ne pas avoir à tout recommencer.

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Commentaire 1
à écrit le 14/07/2024 à 7:05
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Le Colorado qui n'est plus un fleuve puisqu'il est tellement pillé par l'agro-industrie et consorts qu'il ne termine plus sa course dans l'océan pacifique. Les maéricains capables du meilleur comem du pire, un laboratoire formidable soit dit en passa...

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