Les curieux qui épluchent les résultats financiers d'Amazon se sont souvent posés la question : pourquoi diable le numéro un mondial du e-commerce ne détaille-t-il pas ce qu'il perd avec son programme de fidélité Prime (200 millions d'abonnés dans le monde) et ce qu'il gagne avec sa Marketplace, c'est-à-dire sa plateforme qui permet à des vendeurs tiers de vendre sur Amazon ?
L'Institute for Local Self-Reliance (ILSR), une ONG américaine qui défend les petites et moyennes entreprises et très écoutée par les régulateurs, a trouvé la réponse : parce que si Amazon les communiquait, ces chiffres révéleraient l'ampleur de sa stratégie de prédation du e-commerce mondial.
Dans une étude extrêmement documentée, l'ILSR décortique avec moult détails cette stratégie qui se fonde sur deux piliers : des pertes massives et délibérées sur Prime - perçues comme anticoncurrentielles -, et une exploitation toujours plus importante des vendeurs tiers de la Marketplace pour compenser les pertes et asseoir la domination acquise grâce à Prime.
Une perte volontaire de 15 milliards de dollars sur Prime en 2020...
D'après le rapport, Amazon dépense sans compter pour que son service Prime soit le plus attractif possible pour les consommateurs. Effectivement, difficile de rivaliser avec une telle offre : pour 49 euros par an ou 5,99 euros par mois, Prime donne non seulement accès à des livraisons gratuites et prioritaires, parfois en quelques heures, des produits vendus sur Amazon - une offre déjà bon marché -, mais aussi à un immense catalogue de services : un stockage gratuit et illimité de photos sur Amazon Photos, un service de streaming vidéo concurrent de Netflix comprenant des milliers de titres sur Prime Video, l'écoute gratuite de 2 millions de titres de musique sur Amazon Music Prime, des centaines d'e-books à consulter, des jeux gratuits avec Prime Gaming...
Doté d'un service client réactif et arrangeant, considéré comme l'un des meilleurs au monde, Amazon commercialise aussi sa propre gamme de produits dits essentiels, "Amazon basics" (informatique et électronique, électroménager, bricolage...), à des prix compétitifs avec ceux des magasins spécialisés.
Cette stratégie très agressive fonctionne : Amazon Prime revendique aujourd'hui plus de 200 millions d'abonnés dans le monde dont 7 millions en France. Le service bénéficie d'un impressionnant effet boule de neige : l'entreprise a doublé son nombre d'abonnés en moins de trois ans seulement. Jeff Bezos, le brillant fondateur et CEO d'Amazon jusqu'à récemment, a parfaitement compris la puissance de "l'effet catalogue" ou "bundle" que les Gafa -Google, Apple, Facebook, Amazon- maîtrisent à la perfection : en proposant à un prix défiant toute concurrence un catalogue de services défiant lui aussi toute concurrence, Amazon Prime s'assure une attractivité sans pareil auprès du grand-public. Encore plus important, une fois l'abonnement déclenché, il est très difficile pour le client d'y renoncer : on s'habitue vite aux livraisons gratuites, au stockage illimité de photos ou à l'offre de streaming... Si bien qu'aujourd'hui, 70% des foyers américains achètent sur Amazon et un achat sur 10 sur Internet dans le monde se fait sur la plateforme.
Mais pour Amazon, les coûts de ces services, notamment la logistique de livraison et le streaming musical et vidéo, sont colossaux. Si le service Prime constituait à lui seul une entreprise, celle-ci ferait très vite faillite car son modèle économique actuel ne couvre absolument pas ses coûts : rien qu'en 2020, Prime a fait perdre 15 milliards (!) de dollars à Amazon d'après les estimations de l'ILSR. Mais Amazon n'en a cure.
... largement compensée par 24 milliards de bénéfices sur la Marketplace
Si Amazon laisse volontairement Prime être un gouffre financier, c'est parce que l'entreprise compense avec sa Marketplace, révèle l'étude. Comme vendre sur Amazon est devenu incontournable pour la plupart des petites et moyennes entreprises qui veulent être présentes sur Internet aux Etats-Unis, alors Amazon leur fait payer cher cet accès au marché.
Ainsi, les vendeurs tiers doivent s'acquitter de frais qui représentent, d'après l'étude, 34% du prix de vente de chaque article. Ceux-ci comprennent la commission d'Amazon en tant que place de marché, et des services payants comme la publicité pour être mieux référencé, la livraison... Ce montant est en constante augmentation : les frais d'Amazon pesaient 19% du prix de vente en 2014 et 30% en 2018. Autrement dit : plus Amazon conforte sa position de "gatekeeper" (contrôleur d'accès au marché, Ndlr), plus il fait payer cher le péage.
En deux ans à peine, les revenus d'Amazon ponctionnés sur le chiffre d'affaires des vendeurs indépendants ont « plus que doublé, passant de 60 milliards de dollars en 2019 à 90 milliards en 2020, à 120 milliards de dollars en 2021 d'après nos estimations ». Cela représente, d'après l'ILSR qui se base sur les propres données d'Amazon et sur celles du spécialiste du e-commerce e-Marketer, 24 milliards de dollars de bénéfices en 2020. Autrement dit, largement de quoi compenser les pertes abyssales de Prime.
Lors d'une audition devant le Congrès américain l'an dernier, Jeff Bezos a confirmé qu'Amazon prenait une part plus importante du chiffre d'affaires des vendeurs tiers. Mais il l'a justifié par le fait que ceux-ci choisissaient de bénéficier de davantage de services de la part d'Amazon. « En réalité, le prix moyen que les vendeurs tiers payent juste pour lister et vendre leurs produits sur la Marketplace a augmenté de 28% depuis 2015 », dénonce le rapport. Qui résume :
« La Marketplace est le pivot de la stratégie de monopolisation d'Amazon. Cet énorme flux de revenus lui permet de s'engager dans deux tactiques anticoncurrentielles qui sont essentielles pour maintenir sa domination dans le e-commerce. Premièrement, Amazon utilise les frais de vente pour absorber les pertes massives de Prime. Ces pertes sont prédatrices car elles sont un moyen crucial pour Amazon de verrouiller les consommateurs. Deuxièmement, Amazon utilise les bénéfices tirés des frais de vente sur sa Marketplace pour subventionner sa propre division de vente au détail, à des prix agressifs ».
La Marketplace encore plus forte que le cloud ?
Ces 24 milliards de dollars estimés de bénéfices pour la Marketplace interpellent. Car ce chiffre est quasiment le double des 13,5 milliards de bénéfices rapportés par Amazon Web Services (AWS), la filiale d'Amazon dédiée au cloud, segment sur lequel l'ogre de Seattle est aussi numéro un mondial. Or, AWS est considéré par tous les acteurs de l'industrie et par de nombreux médias comme la vache-à-lait d'Amazon, c'est-à-dire sa vraie source de puissance. En publiant ses résultats financiers de sorte à opposer AWS d'un côté au e-commerce de l'autre sans séparer Prime de la Marketplace, Amazon lui-même entretient la perception que le cloud est sa principale source de bénéfices.
Or, si les chiffres de l'ILSR sont exacts, ils montrent que cette perception est fausse : le cloud a beau être une puissante machine à cash, il est quasiment deux fois moins rentable que la Marketplace. Pourquoi, alors, Amazon continue-t-il de minimiser l'importance de la Marketplace dans son modèle économique ? Stacy Mitchell, l'autrice de l'étude, voit deux raisons:
« La première raison est que générer des milliards de bénéfices sur le dos d'une base captive de petites entreprises ne donne pas une bonne image », estime-t-elle dans un tweet. « Une autre raison est que divulguer les bénéfices de Marketplace obligerait Amazon à révéler exactement combien de milliards de dollars il perd délibérément sur Prime et sur ses propres ventes au détail. Or ces pertes sont une forme de prix d'éviction, un moyen de monopoliser le marché », analyse-t-elle.
La direction du groupe se félicite pourtant régulièrement que la moitié des ventes sur Amazon sont réalisées par les vendeurs tiers. Mais sa communication sur ce sujet vise surtout à lui donner l'image d'une entreprise soucieuse de son écosystème, comme si la Marketplace profitait davantage aux vendeurs tiers qu'à elle-même. Amazon présente ainsi ce service comme un simple ajout à son activité de vente au détail, une volonté d'améliorer la visibilité sur Internet des petites entreprises... alors qu'aux Etats-Unis du moins, la puissance d'Amazon acquise grâce à Prime - 70% des foyers sont abonnés - force les vendeurs tiers à utiliser sa Marketplace s'ils veulent accéder au marché.
Double jeu d'Amazon et menaces de démantèlement
Ces chiffres exposent également le double jeu d'Amazon face aux médias et surtout, aux régulateurs. Ainsi, lors d'une audition devant le Congrès l'an dernier, le directeur général Jeff Bezos avait mis en garde contre la tentation d'interdire à une entreprise d'être un acteur du marché qu'elle exploite, ce qui reviendrait à interdire à Amazon de cumuler une activité de vente au détail et une place de marché. Jeff Bezos avait indiqué que s'il devait choisir il fermerait la Marketplace, tout en refusant d'indiquer aux députés les revenus tirés de cette dernière. Mais pourrait-il vraiment s'asseoir sur un tel pactole sachant que Prime est un gouffre financier ?
« C'est du bluff. La place de marché est si essentielle à la stratégie d'Amazon qu'il en cache les bénéfices. Amazon fermerait plutôt sa propre division de vente au détail », croit savoir Stacy Mitchell.
Dans sa dernière partie, le rapport appelle donc les régulateurs à l'action. « En l'absence d'intervention, Amazon continuera d'exploiter les petites entreprises et d'utiliser les revenus qu'elle en tire pour faire tourner son volant monopolistique, tirant une part toujours plus grande de notre économie sous son contrôle », est-il écrit.
D'autant plus qu'Amazon fait déjà l'objet d'enquêtes pour pratiques anticoncurrentielles sur sa Marketplace. Le Congrès américain et la Commission européenne travaillent sur des dossiers impliquant des pratiques d'exploitation abusive des données des vendeurs tiers, de copie de leurs produits ou encore de placement préférentiel de ses propres marques dans les résultats de recherche.
Des régulations sévères sont même sur la table des deux côtés de l'Atlantique. En Europe, c'est le Digital Markets Act (DMA), dont les grands principes viennent d'être validés et qui pourrait être finalisé dès 2022 pour une adoption en 2023. Aux Etats-Unis, c'est le Ending Platform Monopolies Act, un texte bipartisan visant à casser les monopoles des big tech. Les deux textes pourraient empêcher Amazon d'être juge et partie dans le e-commerce et le forcer à se séparer d'une de ses deux activités. Stacy Mitchell va même plus loin et préconise le démantèlement d'Amazon :
« Comme la stratégie de monopolisation d'Amazon et son pouvoir sur les vendeurs tiers dépendent de l'intégration de ses nombreuses divisions, les régulateurs devraient défaire cette intégration. Ils devraient séparer la Marketplace, la division de vente au détail, AWS et la logistique », préconise-t-elle.
Et « en attendant, le Congrès devrait forcer Amazon à dévoiler ses profits sur la Marketplace avec une assignation. Ou la SEC [l'autorité de contrôle des marchés financiers, Ndlr] devrait le faire », ajoute celle qui est considérée depuis deux ans comme « la terreur » de Jeff Bezos, à cause de ses études sur le modèle économique d'Amazon, qui sont prises très au sérieux par le Congrès.
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