« Nous ne craignons pas ChatGPT et consorts, car nous développons des IA pour les entreprises » (Jaroslaw Kutylowski, DeepL)

A rebours d'Open AI, qui vise une intelligence artificielle bonne à tout faire, l'allemand DeepL - connue pour son outil de traduction automatique - mise sur des modèles focalisés sur une application particulière, répondant à des besoins spécifiques. Un positionnement qui permet à Jaroslaw Kutylowski, fondateur et directeur général de l'un des leaders européens de l'intelligence artificielle, de rester serein face à ChatGPT, et aux déferlements des IA génératives.
Jaroslaw Kutylowski, fondateur et directeur général de la société DeepL.
Jaroslaw Kutylowski, fondateur et directeur général de la société DeepL. (Crédits : DeepL)

On connaît surtout DeepL pour son outil de traduction, accessible en partie gratuitement à tous. Lancé en 2017, ce traducteur utilisé par des millions de personnes a volé la vedette de Google Trad, par sa précision. L'entreprise allemande plutôt discrète a dû ensuite faire face à la déferlante de l'IA générative et au lancement de ChatGPT, qui permet entre autres choses de traduire lui aussi un texte. Pas de quoi stopper le développement de l'un des leaders de l'IA en Europe aux côtés du français Mistral. Au cours des 12 derniers mois, DeepL, qui génère un revenu en vendant ses solutions à plus de 100 000 entreprises (dont la Deutsche Bahn, la société de logiciels Zendesk ou le groupe média japonais Nikkei) a doublé ses effectifs et compte actuellement 900 salariés. Elle a ouvert des bureaux aux Etats-Unis et au Japon (en plus de ses historiques bureaux européens). L'entreprise vient par ailleurs de lever 300 millions d'euros portant sa valorisation à 2 milliards de dollars. L'américain Index Ventures, ainsi que les sociétés d'investissement ICONIQ Growth (États-Unis) et Teachers' Venture Growth (Canada) ont participé à ce tour de table.

Elle a également lancé depuis peu DeepL Write, son assistant rédacteur, qui intègre son propre grand modèle de langage. Sa réponse en quelque sorte à l'engouement pour les IA génératives. L'entreprise se distingue avec une approche très orientée sur les produits, à l'inverse de ses concurrents américains qui préfèrent miser sur des IA bonnes à tout faire. Plus impressionnantes, certes, mais moins fiables. Ce positionnement permet à DeepL de se distinguer alors que de premiers doutes apparaissent sur l'efficacité de ChatGPT et consorts en entreprise. Interview avec Jaroslaw Kutylowski, fondateur et directeur général de la société.

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LA TRIBUNE - Vous venez de lever 300 millions d'euros. A quoi va servir cet argent ?

JAROSLAW KUTYLOWSKI - Nos centres d'investissement restent les mêmes : la recherche - cela peut concerner les grands modèles de langage mais pas seulement. L'autre partie de nos investissements se concentrent sur le développement commercial et le développement de nouveaux bureaux (pour le moment l'entreprise est présente à Londres, Berlin, Amsterdam, New York et Tokyo), notamment aux Etats-Unis et en Amérique Latine.

Vous avez lancé récemment DeepLWrite (un assistant de rédaction IA), c'est votre premier produit qui intègre votre propre grand modèle de langage. Pourquoi avoir attendu ce moment pour entrer dans la course au LLM ?

DeepL a toujours été très axée sur la recherche. Nous voulions donc clairement développer notre grand modèle de langage. Cette technologie a démontré à quel point elle était puissante. D'un autre côté, nous voulions nous assurer de ne pas seulement créer une technologie, mais aussi de répondre à une demande précise.

Vous dites vous concentrer sur des applications en particulier, donc vous n'envisagez pas de mettre au point un modèle aux capacités plus larges comme ChatGPT ?

Non, pas pour le moment, car nous ne voyons pas tellement de besoin chez nos clients. Évidemment, la plupart ont déjà expérimenté ce type d'outil. Et ce qu'ils nous disent c'est qu'il est assez difficile de leur trouver une application spécifique. Ils ne savent pas exactement comment s'en servir pour espérer un retour sur investissement. Ils n'accomplissent rien de véritablement concret, ils jouent avec et l'utilisent pour une tâche par ci par là. Savoir comment les solutions d'IA générative peuvent être vraiment applicables en entreprise restent une très grande interrogation.

Vous pensez qu'il y a une forme de déception vis-à-vis de ces outils ?

Déception est un terme assez fort, je n'utiliserais pas ce mot. En revanche, je pense qu'il y a une forme de prise de conscience après l'engouement de 2023 et l'avalanche de prototypes et d'expérimentations. Chaque entreprise essayait de savoir comment appliquer l'intelligence artificielle générative. Tous les conseils de directions ont demandé à leurs dirigeants de s'en emparer pour rendre leurs opérations plus efficaces. Mais les retours d'expérience ne sont pas à la hauteur des espoirs. Désormais, les entreprises tendent à se concentrer davantage sur des cas d'utilisation plus spécifiques de l'IA.

Dans une interview pour le média Shifted, vous notiez que 2023 avait été une année « difficile » à cause justement de tout ce buzz autour de l'IA. Cela ne s'est pas tellement calmé depuis...

C'est trop tôt pour dire que nous sommes complètement sortis de la phase de « hype ». Et il est difficile de prévoir combien de temps cela va encore durer. C'est comme la bourse, c'est assez imprévisible. Mais les entreprises font de plus en plus preuve de bon sens. Elles sont plus sensibles à ce qui fonctionne réellement. Je constate une tendance similaire du côté des investissements. Bien sûr y a eu beaucoup d'investissements dans l'IA au cours de l'année dernière, mais en comparaison avec les niveaux de 2021, c'est assez modéré.

Quand je disais que 2023 avait été une année difficile, je pensais aussi aux salariés en interne. Il y avait un tel attrait pour l'intelligence artificielle, que pour eux c'était assez perturbant. Il y avait quasiment un nouveau modèle open source chaque semaine. C'était très difficile de rester à jour pendant cette année très chargée et agitée. Aujourd'hui, le rythme s'est légèrement ralenti.

À quel point le lancement de ChatGPT, avec lequel il est possible de traduire (le service que vous proposez depuis plusieurs années), a-t-il affecté votre nombre d'utilisateurs, et vos revenus ?

Vous pouvez utiliser ces types de services pour la traduction, c'est vrai, mais ils n'ont pas été conçus pour cela. Vous pouvez le constater à la fois dans la qualité des traductions, mais aussi dans la façon dont le produit est conçu. Pour certains cas d'usage, à destination du grand public notamment, cela fonctionne. Dans un cadre professionnel, moins. Nos clients utilisent généralement des solutions d'IA générative pour un large éventail de tâches, puis DeepL pour la traduction. Donc, je ne vois pas de grande différence depuis le lancement de ChatGPT.

Je pense que ce qui nous aide vraiment, depuis 2023, c'est l'importance que l'IA a pris dans l'esprit de tout le monde, mais aussi à quel point les gens sont devenus plus conscients des risques. En 2021, honnêtement, personne n'y réfléchissait vraiment.

Quand OpenAI a fait la démo de la nouvelle version de son modèle, elle a montré qu'il serait possible de traduire en temps réel une conversation, avec la voix... Vous ne voyez pas cela comme une menace ? Est-ce aussi quelque chose que vous envisagez ?

Nous ne craignons pas ChatGPT et consorts, car nous développons des IA spécifiques pour les entreprises. Or, aujourd'hui il n'existe pas de système de traduction vocale fiable qui puisse être utilisé dans le cadre professionnel. Les démonstrations que nous voyons chez nos concurrents restent pour moi surtout utiles aux consommateurs, si vous avez besoin, par exemple, de vous faire comprendre dans un hôtel dans un pays étranger.

Bien sûr, la traduction vocale est un sujet de recherche pour DeepL depuis un certain temps. Nous sommes d'ailleurs en train d'expérimenter de telles solutions avec certains de nos clients. Et nous allons développer plus de projets en ce sens. Dans un premier temps, cela sera sans doute des applications pour des réunions virtuelles où l'environnement est plus contrôlé. À terme, il s'agira d'aider nos clients à mener des réunions sur différents supports et dans différentes langues. Et cela sera très utile dans les pays où les barrières linguistiques sont les plus importantes. Nous constatons notamment une forte demande de la part de nos clients en Asie, qui exportent beaucoup.

Vous affirmez que votre grand modèle de langage est moins sujet aux hallucinations (lorsqu'un modèle d'IA affirme quelque chose de faux) et aux dérives potentielles. Comment faites-vous ?

C'est beaucoup plus facile de garder le contrôle, de limiter les hallucinations et les réponses imprévisibles, lorsque vous créez des modèles façonnés pour une, voire deux, application en particulier...

C'est pour cela que nous pensons que dans des cas très précis - comme la prédiction d'email d'entreprise - il est plus prudent d'utiliser des modèles qui ont déjà été testés sur cette action en particulier plutôt que d'utiliser un modèle très générique qui, par sa nature même, a été créé pour faire une multitude de choses différentes.

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Etes-vous comme vos concurrents sujets à une pénurie de données ?

Ce n'est pas un problème nouveau. On le constate notamment avec les différences de qualité de traduction en fonction de la langue. Pour l'allemand et le français, il y a beaucoup de données d'entraînement disponibles. En revanche en polonais, la quantité de données disponibles est inférieure, donc les traductions sont moins bonnes. Nous serons toujours dans cette situation. Soit il faut trouver plus de données, soit il faut être capable de mieux former les modèles sur une plus petite quantité de données.

Nous travaillons avec des milliers de traducteurs dans le monde entier, qui nous aident à créer et, en quelque sorte, à personnaliser, des données pour l'entraînement de nos modèles. Donc une grande partie des données que nous utilisons sont créées sur mesure pour des types de tâches précis, dont la traduction.

L'IA Act vient d'être définitivement adopté par le Conseil européen. Comment appréhendez-vous cette nouvelle régulation ?

Nous suivons le sujet de près évidemment. Mais même si le texte a été adopté, ces contours me semblent encore flous. Que signifie exactement un système à risque, par exemple ? Il y a encore du chemin entre l'adoption du texte et son exécution concrète.  Pour le moment, je ne vois pas de problématique particulière pour DeepL. Le plus important sera d'accompagner nos clients à se mettre en conformité. Car beaucoup des exigences du texte s'appliquent en réalité aux entreprises utilisatrices. Elles seront les premières à avoir des difficultés à comprendre exactement ce qu'elles peuvent faire ou non avec l'IA. DeepL a une bonne compréhension du cadre législatif étant une entreprise qui s'est construite en Europe. Cela nous donne un avantage sur la plupart de nos concurrents, pour non seulement nous mettre nous même en conformité, mais aussi aider nos clients.

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En Europe, vous êtes l'une des entreprises du secteur de l'intelligence artificielle les mieux financées, aux côtés de Mistral AI. Reste que nous sommes très en deçà des Etats-Unis ou de la Chine en terme de nombre d'entreprises, de financements et de revenus générés. Peut-on encore espérer les rattraper ?

Oui je le pense, sinon je ne serai pas là. Nous devons nous battre avec force. Nous sommes fiers de représenter l'Europe, mais nous ne voulons pas être la société européenne qui fournit des solutions aux Européens. Notre but est d'être un acteur global qui fournit des solutions au monde entier. L'Europe reste derrière en termes de nombre de sociétés. Il faut se battre pour rétablir une forme d'équilibre. Si je regarde l'évolution au cours des dix dernières années, en termes de disponibilité des capitaux et de nombre d'entreprises technologiques, nous avons parcouru du chemin. Il y a dix ans, nous n'aurions sans doute pas pu avoir un Mistral en Europe.

Les entreprises qui développent des modèles d'IA aux Etats-Unis, ont cette ambition de créer une « intelligence artificielle générale » (AGI), une IA supérieure à l'humain. C'est moins le cas en Europe où le discours est plus pragmatique. Quelle est votre position là dessus ?

Pour exister au sein de cette industrie, il faut voir grand. Est-ce que l'ambition doit être de développer une AGI ? Je ne sais pas... C'est un terme un peu fourre-tout, chacun en a une définition différente. Je ne l'utilise pas tellement. En revanche, il faut avoir une vision sur le long terme, sur les 20 ans à venir.

Quelle est la prochaine étape selon vous après les grands modèles de langage en IA ?

Je ne peux pas parler de nos projets de recherche. Sur les produits en revanche, nous restons attachés à la traduction, l'écriture et la communication. Nous essayons de faire en sorte que la traduction devienne plus précise et plus fiable, notamment pour des cas d'usage en entreprise. Une grande partie de nos clients utilisent une langue qui leur est propre, avec des terminologies et un style particulier. Ils veulent s'assurer que lorsqu'ils envoient un texte à leurs clients, celui-ci soit conforme à leur langage. Les entreprises sont très pointilleuses. Il y a donc encore beaucoup à faire dans le domaine de la traduction.

Vous avez choisi un modèle fermé pour développer vos technologies. Une partie grandissante de l'industrie fait pourtant le choix inverse (l'open source). Pourquoi rester sur cette position ?

Il y a de la place pour les deux modèles. Ce qui nous préoccupe c'est de savoir ce que peuvent faire nos clients avec les outils d'IA. Je pense que si nous développons en parallèle des modèles open source, cela changerait cette approche qui, est je pense, fondamentale. Je préfère me concentrer sur les clients, plutôt que sur la technologie pure et dure.

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Commentaires 2
à écrit le 29/05/2024 à 9:37
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Quand les entreprises ne seront que de simples "intelligence artificielle", on se demande ce qu'elles pourront produire de positif !

à écrit le 28/05/2024 à 12:51
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Autant dire comme nous sommes éloignés du principe d'intelligence.

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