CES Las Vegas 2019 : comment la French Tech tente de monter en gamme

Par Sylvain Rolland  |   |  1472  mots
Pour monter en gamme en 2019, et éviter la cacophonie de l'an dernier, il a été décidé de créer une délégation unique pour montrer un front uni, donc de fédérer un maximum de régions françaises autour de Business France et de la Mission French Tech. (Crédits : iStock)
Record battu : pas moins de 414 entreprises françaises, dont 376 startups, vont exposer leurs innovations au CES de Las Vegas, qui se tient du 8 au 11 janvier. Mais ce n'était pas l'objectif de la France, qui souhaite surtout éviter la cacophonie de l'an dernier, supprimer les « erreurs de casting » et fédérer les délégations régionales pour présenter un écosystème tech plus mature, en phase avec la nouvelle stratégie de la Mission French Tech. Une opération « qualité plutôt que quantité » seulement à moitié réussie.

Du 8 au 11 janvier prochain, on entendra beaucoup parler français à Las Vegas. Et pour cause : comme tous les ans, la France s'apprête à envahir le CES, le plus grand salon technologique au monde, véritable caverne d'Ali Baba des petites et grandes innovations de demain dans tous les domaines. Pour sa 52e édition, l'événement porté par Gary Shapiro, qui se tient en plein cœur de la capitale mondiale du divertissement sur une surface 250.000 mètres carrés de stands, espaces de networking et salles de conférences, se prépare à accueillir plus de 180.000 visiteurs, uniquement des professionnels. Plus de 4.500 entreprises de plus de 150 pays y tiendront pavillon, dans l'espoir de séduire le gratin mondial des distributeurs, des investisseurs et les 7.500 journalistes et influenceurs qui déambuleront dans les allées bondées.

Record de 2018 battu pour les startups françaises

Depuis que la France a décidé de se transformer en « startup nation » pour redorer son image à l'international, le CES fait l'objet de toutes les attentions et bénéficie d'un fort soutien politique, comme en témoignent les déplacements, tous les ans sauf cette année en raison du contexte social tendu, de ministres, parlementaires et présidents de régions. Jusqu'à présent, il était donc essentiel de mobiliser les troupes au maximum afin de marquer les esprits à l'international, tout en permettant aux pépites françaises de trouver des débouchés outre-Atlantique.

Cette année encore, pas moins de 414 entreprises, dont 376 startups, feront le déplacement, d'après le décompte provisoire du consultant indépendant Olivier Ezratty, auteur d'un rapport annuel de référence sur le CES. L'Hexagone amènera encore le troisième contingent mondial d'entreprises derrière les États-Unis et la Chine, et le deuxième pour les startups. Le record de l'an dernier - 412 entreprises et organisations exposantes, dont 349 startups, est donc battu, et l'écart devrait encore se creuser. "Je découvre tous les ans pendant le salon des entreprises hors des radars, qui ne s'étaient pas manifestées avant", précise Olivier Ezratty.

"What country is Occitanie" ? La France face au défi d'une présence plus cohérente

Cocorico ? Pas vraiment. Ce nouveau record a plutôt tendance à embarrasser la Mission French Tech et Business France, qui fédèrent la présence française au CES et qui prévoyaient - pour ne pas dire espéraient - une petite décrue. Car la France a changé son fusil d'épaule.

« Désormais, la stratégie est moins d'exhiber le plus de startups possible pour que le monde remarque que la France sait innover, mais de mettre en avant des futurs champions mondiaux, des belles boîtes dans des domaines d'excellence, pour attirer des talents du monde entier en France et montrer que notre écosystème tech est mature », explique Éric Morand, le directeur du département Tech et Services de Business France.

Autrement dit, battre encore des records de présence est inutile quand on souhaite mettre l'accent sur la qualité plutôt que sur la quantité. « La course aux records au CES, c'est terminé », avait déclaré le secrétaire d'État au Numérique, Mounir Mahjoubi, au printemps dernier.

Car, autant du côté de Bercy que de Business France ou de la Mission French Tech, l'édition 2018 avait laissé un arrière-goût amer. Certes, la France était immanquable l'an dernier à Las Vegas. Mais quel désordre ! Au lieu de présenter une délégation unique, thématiquement organisée autour des forces de la scène tech française - ce que font d'autres pays comme l'Italie ou l'Allemagne -, la France était arrivée avec des troupes en ordre dispersé. Chaque région avait envoyé sa propre délégation et menait sa propre politique d'attractivité. Mais, dans un immense salon international, cette logique s'est avérée improductive, voire absurde. « What country is Occitanie ? », a-t-on pu entendre près du stand toulousain.

« C'était le bal des ego : chacun voulait tirer la couverture à soi. Du coup le message global de la marque France était complètement inaudible, admet Éric Morand. Il y a aussi eu une course à l'échalote pour amener la plus grande délégation possible, quitte à prendre des startups trop jeunes ou trop axées sur le marché professionnel, qui n'avaient rien à faire dans un salon grand public comme le CES », poursuit-il.

D'après Olivier Ezratty, ces « erreurs de casting » représentent tous les ans jusqu'à 15 % de la présence française... avec une mention spéciale l'an dernier aux régions Nouvelle-Aquitaine (39 % de l'effectif total) et Occitanie (33 %).

« Les startups ne doivent pas venir si elles n'ont pas un produit matériel ou matériel avec une sous-couche logicielle, à commercialiser dans les douze ou dix-huit mois après le CES », insiste Stéphane Bohbot, le fondateur et Pdg de Inno8, spécialisé dans la distribution des objets connectés.

Neuf régions unies sous l'égide du coq de la French Tech

Pour monter en gamme en 2019, il a donc été décidé dès mars dernier de créer une délégation unique pour faire front commun, donc de fédérer toutes les régions françaises autour de Business France et de la Mission French Tech. Globalement, c'est un succès : onze régions sur treize emmènent une délégation au CES, et neuf sur onze partent sous le pavillon France, sous l'égide du célèbre coq de la French Tech. Seules Grand-Est et Auvergne-Rhône-Alpes font bande à part.

« Nous voulons mettre en avant l'ensemble de notre écosystème régional d'innovation, pas seulement les startups, autour de nos forces comme la santé et l'usine du futur, en proposant aux startups un accompagnement personnalisé et sur la durée que Business France ne peut pas leur apporter », justifie Jean Rottner, le président du Conseil régional Grand-Est.

De son côté, la délégation Sud-Provence Alpes-Côte d'Azur, qui embarque le plus grand contingent régional français, avec 55 startups, a préféré rentrer dans le rang.

« La compétition entre régions ne doit pas se voir à l'international. Nous avons collectivement intérêt à jouer la carte France, quitte à la détailler territoire par territoire en plus », estime Bernard Kleynhoff, le président de la commission Économie au conseil régional Provence-Alpes-Côte d'Azur.

En revanche, Business France n'a pas réussi à organiser la délégation unique de manière thématique, ce qui lui aurait conféré davantage de lisibilité.

« Il faut avancer par étapes. Si on avait dit "on veut une allée consacrée à l'IA, une autre à la santé en mélangeant tout le monde", les plus grosses régions n'auraient pas suivi », affirme Éric Morand.

Intégrer le CES dans la nouvelle stratégie de la Mission French Tech

La réalité est que si le CES reste un événement majeur pour l'écosystème tech français, il n'est plus aussi important politiquement. Car, depuis le début de l'année, la France souhaite mettre en avant ses scale-ups, c'est-à-dire les pépites en hypercroissance qui pourraient devenir des champions mondiaux dans leur domaine.

Les programmes et les missions de la French Tech, dirigée depuis juin 2018 par Kat Borlongan, ont été repensés pour se préoccuper surtout des problématiques concernant le passage à l'échelle des startups, le recrutement des talents - y compris internationaux - et la promotion de l'inclusion et de la diversité dans le milieu très blanc, très masculin et très socialement favorisé de l'entrepreneuriat.

Par conséquent, le CES de Las Vegas, dont les innovations sont souvent perçues comme des gadgets high-tech, entre moins dans cette nouvelle orientation. L'an dernier, la Mission French Tech avait tenté d'utiliser le salon pour communiquer sur l'excellence française dans les « deep tech », les innovations de rupture. Sans succès. Cette année, elle ne tentera même pas d'opération d'attractivité. La nouvelle équipe autour de Kat Borlongan, qui est toujours en cours de constitution après de nombreux départs, n'a pas considéré le CES 2019 comme une priorité.

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C'est tout le paradoxe de cette édition pour la France. Il n'y aura jamais eu autant de startups françaises à Las Vegas et elles n'auront jamais été aussi bien mises en valeur au service de la « marque France ». Mais, politiquement, le CES arrive à un moment de bascule pour la French Tech, dans un contexte social peu compatible avec le « bling bling » de la « startup nation ». Le début d'une disgrâce après des années euphoriques ?

@SylvRolland