LIEUX D'INSPIRATION (3/6) - Sarah Chiche : « Bordeaux, c’est comme une personne que j’aime »

À la rencontre d’écrivains sur leur terre de création. Cette semaine, promenade sur les rives de la Gironde avec une romancière qui a fait de la capitale de l’Aquitaine sa ligne d’horizon.
Sur les bords de la Garonne, début juillet à Bordeaux (Gironde).
Sur les bords de la Garonne, début juillet à Bordeaux (Gironde). (Crédits : latribune.fr)

Elle arrive. Souriante, fatiguée, robe noire, cache-cœur blanc et noir, escarpins crème, d'une folle élégance, d'une folle inquiétude. Elle a peu dormi la nuit précédente. Lundi 8 juillet à la gare Saint-Jean de Bordeaux, Sarah Chiche dit se sentir comme une survivante. Elle a survécu à la crainte de ce que cette psychanalyste appelle « un passage à l'acte dément ». L'arrivée de l'extrême droite au pouvoir. Elle avoue avoir été terrorisée, mais ne pas avoir eu envie de l'admettre, s'être tenue au silence durant ces quelques semaines pour ne pas ajouter du bruit au bruit. Même si elle admet aussi qu'en tant qu'écrivaine cette situation inédite et redoutée la passionne... Tout de même, Bordeaux lui est, ce jour-là, plus que jamais un soulagement.

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Cette ville, elle ne la découvre vraiment que début 2010. La famille de son ancien compagnon, père de sa fille, qui en est originaire, lui a servi de guide. Tout de suite, elle se dit - et c'est rare chez elle - qu'elle pourrait y vivre, « [s]'y ensevelir », dit-elle. Elle est intarissable sur « ses paysages contrastés, les pierres salies, le labyrinthe des rues et la grande ouverture sur le fleuve ». Le vent à la tombée du jour lui paraît déjà être celui de la mer. « Bordeaux, c'est comme une personne que j'aime, c'est composé de plusieurs strates. Ici, le passé recouvre tout : l'âge gallo-romain, le XVIII e siècle, le passé colonial, le Bordeaux de la Seconde Guerre mondiale dont les échos sont encore si puissants. » Celui plus contemporains des écrivains aussi. Sollers ou son amie Chantal Thomas... Des voix oubliées au fond du jardin de sa mémoire.

Ces voix, ce sont aussi, pour Sarah Chiche, celles des vacances. « Petite, je détestais ça, cet infini d'un temps non protégé par l'école. Se confronter aux aléas d'une famille... Barthes a écrit quelque chose comme "l'enfance est le territoire de l'ennui" et, de fait, je m'ennuyais à périr, sauf lorsque je lisais. » Les étés de cette petite Parisienne se passaient en Normandie, dans la propriété de sa grand-mère. Il y avait là une forêt qui lui était un terrain de rêverie. Son premier terrain d'écriture aussi, se souvient-elle. Et la solitude d'une enfant sur les plages de la côte Ouest de la France. « Il y avait, je crois, l'idée de conquérir quelque chose, sinon on restait seule... » C'est désormais bien différent. Elle avoue travailler beaucoup et même tout le temps lorsqu'elle est en vacances, et s'y sentir d'abord comme en vacances d'elle-même. Longtemps, ce fut aux Roches noires à Trouville, comme hantées par le fantôme de Duras, ou à Vevey, au bord du lac Léman.

Je ne conçois pas la vie autrement que comme une succession de fugues

Cette année, ce sera la Grèce et un peu l'île de Ré. Pour de longues promenades dont le but est moins un lieu, un site, que le sentiment heureux de dépossession de soi. « Je me sens en vacances à la fois libre et désamarrée. Mon corps en a besoin. » À 14 ans se produit une épiphanie : la découverte de la nuit, lors d'un été italien (les lecteurs de ses romans Les Enténébrés ou Saturne savent combien celle-ci est une figure récurrente, presque métaphysique, de son écriture). Le plaisir de faire le mur, de faire, en Italie donc et plus tard en Espagne, la tournée des boîtes, de 8 heures du soir à 8 heures du matin. Et les vacances finies, en août à Paris, le Palace, les Bains... La danse est et restera l'une de ses grandes affaires. Elle a 6 ans lorsqu'elle découvre que cela lui offre, dit-elle, « une tenue dans l'existence ». Une façon de se désencombrer de soi. « Je ne perds jamais une occasion de danser, même si aujourd'hui c'est moins en club que dans des fêtes privées. Ou parfois dans des concerts », qui peuvent être, comme dernièrement, de K-pop ou de DJ Snake... L'été, il y a donc la danse, mais il y a aussi, bien sûr, l'écriture et d'abord la lecture.

Pour chasser l'ennui des vacances, on l'a dit, avec deux livres comme autant de lignes d'horizon : Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier et Le Pays où l'on n'arrive jamais d'André Dhôtel. « Je crois que si cela m'a tant plu c'est parce que c'étaient des récits de fugues. Je ne conçois pas la vie autrement que comme une succession de fugues ; que ce soit dans l'amour ou dans l'écriture, qui sont pour moi toujours les deux territoires d'insurrection et de liberté. » L'écriture alors, chez elle, de la marge, de la radicalité, de la mélancolie, d'un échange possible peut-être. « J'écris toujours pour un autre, présent ou absent. » D'où écrit-elle ? Justement, de plus en plus souvent, depuis Bordeaux. Surtout depuis l'écriture de son dernier roman en date, paru l'été dernier, Les Alchimies. L'histoire d'une femme qui entreprend de résoudre l'un des plus improbables mystères bordelais, la disparition de la tête du peintre Francisco de Goya, mort dans la capitale girondine. À chercher dans les rues et les cimetières de cette ville-nécropole cette tête manquante, l'héroïne peut-être retrouvera la sienne.

Sarah Chiche a alors bien des fois traversé les quartiers, les sites, les légendes noires de la ville (la crypte de la basilique Saint-Seurin, les anciens cabarets espagnols, les ruines du palais Gallien...). Avec une belle jubilation. Le livre paru, elle dit n'avoir plus pu ni voulu laisser Bordeaux derrière elle. Elle continue à y écrire, réfugiée dans une chambre du délicieusement suranné Hôtel de Normandie, au cœur de ce que l'on appelle le « Triangle d'or ». Donc, à la fois en plein centre et cachée... Le soir venu, elle sort pour une balade qui souvent l'amène vers les quartiers populaires et espagnols. « C'est presque l'Espagne ici, ce que j'aime infiniment comme fille d'une famille paternelle de juifs de Séville. » Elle qui n'a jamais eu peur des fantômes dit aimer les villes hantées. Elle reviendra pour écrire, promet-elle, à Bordeaux cet automne. « C'est pour moi un horizon d'attente et de désir. » On lui cite une phrase de Paul Gadenne (qui venait parfois à Bordeaux rencontrer son ami Raymond Guérin) : « J'aime tant aller t'attendre, Madeleine, dans une de ces villes où nous n'avons pas d'habitudes. » Elle dit « c'est exactement ça ». Et s'en va. Ce n'est qu'un au revoir.

Lieux d'inspiration
La semaine prochaine, pour le quatrième épisode de notre série, retrouvez Giuliano da Empoli à Paris.

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