Ukraine : la menace nucléaire russe neutralise les stratégies occidentales pour mettre fin à la guerre (1/2)

Par Le groupe de réflexions Mars*  |   |  2005  mots
Le mémorial d'Hiroshima (Crédits : © Reuters Staff / Reuters)
Quelle issue pour le conflit russo-ukrainien ? L'arrivée de chars lourds dans l'armée ukrainienne ne sera pas décisive pour reconquérir les territoires conquis par la Russie, selon le groupe Mars. La menace nucléaire russe qui neutralise jusqu'ici les stratégies occidentales, exclut de nombreuses options stratégiques pour mettre fin à l'invasion russe en Ukraine. Par le groupe de réflexions Mars.

En Ukraine, le front est quasiment figé depuis deux mois, depuis la reconquête de la rive droite du Dniepr par les forces ukrainiennes (UAF). Cette pause opérative, qui n'empêche pas la poursuite de la guerre d'attrition, permet aux belligérants de préparer la suite des opérations et aux observateurs d'esquisser des bilans et d'envisager les perspectives à venir.

Livraisons de chars à l'Ukraine

L'actualité est à la livraison de chars occidentaux aux UAF. La France a promis de livrer d'ici deux mois une dizaine de chars légers AMX-10RC (pour équiper un petit escadron ou trois pelotons d'une light armored team) et jusqu'à une trentaine à terme. Un bataillon des UAF sera donc équipé de ces engins à roues de reconnaissance rapides, bien armés (canon de 105 mm) mais peu protégés et peu mobiles en tout terrain, donc inaptes à percer des lignes défensives, ce pour quoi ils n'ont pas été conçus. Le bataillon d'AMX-10RC ukrainien, apte au combat de rencontre sur route en bénéficiant de la surprise et de l'agilité, pourra en revanche conduire des missions de reconnaissance offensive (pour tester le dispositif russe) ou d'exploitation très localisée d'une percée d'infanterie.

De leur côté, Américains et Allemands se sont engagés à livrer respectivement une cinquantaine de Bradley et une quarantaine de Marder. Ces véhicules de combat d'infanterie (VCI) appartiennent à une catégorie de chars légers différente des AMX10RC français : ce sont des engins à chenilles relativement lents, dotés d'un armement de petit calibre, mais plutôt bien protégés et mobiles sur tous les terrains. Ils ne sont pas capables seuls de percer les défenses ennemies mais peuvent accompagner des chars lourds avec de l'infanterie sous blindage.

Autrement dit, là où la communication officielle parle de « chars », l'Ukraine comprend qu'elle devra encore attendre pour bénéficier d'engins de combat aptes à percer les lignes de défense russes. Or en mobilisant encore davantage de « réservistes », les troupes d'occupation, incapables de repartir à l'offensive, « bétonnent » leurs positions défensives de manière à s'installer pour durer afin de conserver leurs gains territoriaux. Plus le temps passe, plus il sera difficile de les en déloger. Une brigade de chars légers occidentaux en est incapable. Il faudra plus d'une division de chars lourds pour obtenir un résultat opérationnel significatif, raison pour laquelle les UAF estiment avoir besoin d'un millier de chars, dont 300 lourds, pour repartir à l'offensive.

Comparaison n'est pas raison ?

Il faut toujours se méfier des comparaisons historiques, mais ce territoire a déjà connu, à l'été et à l'automne 1943, il y a presque 80 ans, les plus grandes batailles de chars de l'histoire, Koursk, Korsun, Dniepr, qui ont vu s'affronter des milliers de chars et des millions d'hommes. Le souvenir de ces défaites successives de la Wehrmacht n'est sans doute pas pour rien dans le refus allemand de donner son autorisation à la livraison du Leopard 2, seul char moderne occidental disponible en grande quantité (environ 2.000 mais leur disponibilité opérationnelle est inconnue) dans les armées européennes.

Une autre bonne raison de ne pas livrer est que le Leopard 2, char « moderne » des années 1980, n'est pas « combat proven » (au contraire du Challenger 2 dont les Britanniques ont promis une douzaine d'exemplaires, qui a fait ses preuves en Irak), faute d'avoir été efficace dans de vrais combats. Il a été déployé au Kosovo et en Afghanistan sans connaître l'épreuve du feu (sinon la mort par engin explosif improvisé d'un pilote danois). En revanche, la Turquie en a perdu une douzaine lors de ses interventions dans le nord de la Syrie, à al-Bab contre Daesh en 2017 puis à Afrin contre les Kurdes en 2018, détruits par des fantassins équipés d'un armement rudimentaire. Ces revers interrogent sur le comportement au combat des Leopard 2 face à une armée conventionnelle convenablement équipée. La publicité ne serait sans doute pas excellente pour le KF51, le successeur du Leopard 2 dont Rheinmetall rêve d'inonder le monde, ce qui explique le lobbying de l'armurier rhénan, qui dispose de puissants relais au Bundestag, contre les livraisons à l'Ukraine.

Les Polonais, tout à leur rêve de disloquer la Russie et de reconstituer l'empire polono-lituanien, se disent pourtant prêts à donner les leurs, à commencer, prudemment, par un escadron d'une douzaine de chars. Mais l'accord du pays fournisseur est obligatoire pour réexporter un matériel de guerre, or les relations diplomatiques entre Varsovie et Berlin sont au plus bas.

Les historiens s'accordent à relever qu'en 1943, la supériorité tactique des forces de l'Axe (due à l'esprit d'initiative des chefs tactiques et la puissance des chars allemands) n'a pas permis de compenser l'efficacité opérative soviétique, fondée sur une planification rigide et la capacité de l'armée rouge à consentir un taux de pertes de 6 contre 1.

Quel emploi pour les chars lourds en Ukraine

Même si les forces d'occupation russes en Ukraine en 2022, mal commandées, mal équipées, mal entraînées et démoralisées sont loin de valoir une armée rouge galvanisée par ses victoires depuis Stalingrad, quoi qu'il en coûte, les leçons apprises de l'histoire du combat blindé méritent d'être rappelées, afin de ne pas croire que la livraison de quelques dizaines de chars de bataille soit seule de nature à changer le cours de la guerre.

On sait que l'apparition en 1916 des premiers chars sur le champ de bataille n'a rien changé du point de vue opératif, ni même tactique, faute d'une doctrine d'emploi adaptée. C'est la mise en œuvre par Guderian d'une doctrine française hétérodoxe (conceptualisée dès 1919 par le général d'artillerie Jean Estienne) combinant l'emploi groupé des chars lourds avec l'aviation d'appui qui disloque les lignes françaises en 1940.

Mais en 2022, comment préparer une attaque blindée massive sans se faire repérer et détruire préventivement ? Comment l'appuyer par les airs sans la maîtrise du ciel ? avec des HIMARS ? Quand bien même des têtes de pont auraient été saisies de l'autre côté du front, comment les exploiter dans la profondeur alors que l'hiver aura été mis à profit par les défenseurs pour construire des nasses et des « sacs à feux » en arrière de la première ligne ? Les grands stratèges qui ne voient de solution que dans la livraison des chars lourds ont-il une réponse à ces questions ?

Les clés de la victoire en 1918 et 1945

En réalité, ce n'est pas des chars lourds que viendra la victoire des UAF, mais de la combinaison d'au moins deux de trois retournements stratégiques possibles : un effondrement des troupes d'occupation, l'ouverture d'un second front ou un renfort décisif.

Avec la stabilisation du front sur le Dniepr et au Donbass, la guerre d'Ukraine peut être comparée à la Première guerre mondiale, avec ses tranchées et ses duels d'artillerie. Comment les alliés ont-ils obtenu la victoire en 1918 ? La trahison des soviets et la paix séparée sur le front Est ont facilité les succès tactiques allemands du printemps 1918 sur le front Ouest, mais l'arrivée massive des Américains a permis d'éviter une percée décisive. C'est finalement la percée de l'armée d'Orient dans les Balkans, avec l'effondrement de l'armée bulgare, puis austro-hongroise, qui oblige le IIe Reich à dégarnir précipitamment le front de l'Ouest pour éviter l'invasion par la vallée du Danube. L'armistice du 11 novembre permet à l'armée allemande, solidement installée en défensive depuis plus de quatre ans dans les territoires occupés en France et en Belgique, d'éviter la capitulation.

La victoire alliée de 1945, obtenue principalement par l'Armée rouge, est facilitée par l'ouverture du front occidental, d'abord en Italie (ce qui oblige Hitler à mettre fin à l'opération Citadelle à Koursk), puis en France, qui fixe suffisamment de divisions allemandes pour que le rapport de forces sur le front de l'Est prive le IIIe Reich de toute capacité à reprendre l'offensive. En Asie, c'est la concomitance (décidée par les Alliés à Yalta et confirmée à Potsdam) de l'entrée en guerre de l'Armée rouge et des bombardements atomiques trois mois après la capitulation allemande qui précipite la capitulation japonaise. Ces bombardements américains, dont les effets tactiques n'étaient pas supérieurs à ceux des bombardements conventionnels (incendiaires) sur Tokyo, Nagoya ou Osaka, ont aussi constitué une démonstration de puissance à visée stratégique vis-à-vis des Soviétiques.

Quelles stratégies pour mettre fin à la guerre ?

La théorie de la victoire par la stratégie indirecte, chère à Churchill et Liddle Hart, bien que contestée par certains stratégistes, a largement été validée par les deux guerres mondiales, voire les grands conflits qui les ont précédées, à commencer par la première guerre de Crimée, quand, 60 ans avant 1914, les franco-britanniques avaient ouvert un second front en Baltique. Quand le rapport de forces est trop équilibré pour obtenir la décision, la stratégie indirecte est le meilleur moyen d'affaiblir l'ennemi. En 2022, face à une Russie que personne ne menace en Asie, qui croit sérieusement que l'OTAN ouvre un second front en Baltique ou dans le Grand Nord ? De toute façon, la dissuasion nucléaire rend cette option impossible.

La doctrine militaire russe, adoptée à la suite de l'intervention de l'OTAN au Kosovo, prévoit un emploi limité des armes nucléaires aux fins de la « désescalade » d'un conflit conventionnel, c'est-à-dire pour éviter la défaite. Serait considérée comme défaite la perte des territoires illégalement annexés en septembre des ex-républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, et des oblast de Zaporozhye et de Kherson. Considérés par le Kremlin comme faisant partie de la Fédération de Russie, à l'instar de la Crimée, ces territoires, conquis et non acquis, entrent pour autant dans la sphère des intérêts essentiels de la Russie.

Est-ce que la désignation du général Gerassimov comme commandant du théâtre ukrainien ouvre la voie à un usage potentiel du nucléaire tactique, sans mettre en cause la responsabilité du Kremlin ? Rappelons que le point 4 de l'oukase présidentiel n° 355 portant sur les « Fondements de la politique d'État de la Fédération de Russie dans le domaine de la dissuasion nucléaire » signé le 2 juin 2020 par Vladimir Poutine prévoit l'emploi tactique de l'arme nucléaire en vue d'empêcher l'escalade des opérations militaires et en faciliter l'achèvement « dans des conditions acceptables pour la Fédération de Russie ou ses alliés ».

Les autres stratégies sont moins décisives : mener une guerre d'attrition pour provoquer l'effondrement de l'avant ou de l'arrière, à force de frappes en profondeur, de blocus et de sanctions. Les alliés y ont eu recours avec un succès relatif pendant la deuxième guerre mondiale. Mais la victoire des puissances maritimes sur le Heartland a moins tenu au contrôle des approvisionnements (même si cela a joué un rôle certain) qu'à leur capacité à ouvrir un second front et à interdire cette solution à l'ennemi. C'est pourtant, en Ukraine, la solution actuellement choisie par les deux camps.

Reste l'hypothèse d'un renfort décisif. Tout le monde pense aux Américains, qui ont joué ce rôle dans les deux guerres mondiales. Mais là encore, la dissuasion nucléaire rend cette option impossible. Alors, que fait-on ? On livre des chars pour faire semblant.

                   --------------------------------------------------------------------------------

(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.