Vacuité substantielle, tolérance radicale

OPINION. Autrefois laboratoire de l'humanité, la France devient progressivement une civilisation périmée. Elle a renoncé à la politique. Elle n'a plus rien à apporter au monde. Elle n'est plus qu'une sorte d'assemblée de copropriétaires rébarbative. Par Michel Santi, économiste (*).
Michel Santi
Michel Santi (Crédits : DR)

Cette formule du sociologue Ulrich Beck semble parfaitement adaptée à ce que nous vivons aujourd'hui. Les extrêmes sont devenus monnaie courante, y compris chez ceux que l'on qualifiait autrefois de raisonnables qui grimpent à leur tour, le cœur léger, dans le train des outrances. L'«extrême centre» lui-même fut amplement théorisé. Dans un univers où c'est la modération qui étonne, la pratique démocratique fait désormais systématiquement appel aux dérives. Une culture belliqueuse s'est implantée dans le paysage politique et sociétal.

 L'inutilité de l'éradication de l'adversaire

Dans sa guerre du Péloponnèse, Thucydide avait décrit cette mécanique de la haine des autres débouchant fatalement sur la guerre totale. Les poisons menaçant notre démocratie ne sont pas d'autre nature que cette dynamique de guerre civile contée par Thucydide. Celui-ci nous montre à quel point les processus de polarisation font sombrer dans la partialité, privent de tout recul. Exactement comme les habitants de Corcyre, persuadés en 427 avec J.C. de leur victoire totale, s'étant laissé aller à une colère et à des postures radicales, toutefois légitimes à leurs yeux. À l'issue de leur victoire (grâce à l'alliance nouée avec la cité d'Athènes incarnant alors l'État de droit), les démocrates de Corcyre se vengent brutalement sur les oligarques, faisant couler sans hésitation leur sang comme celui de leurs soutiens. Subtilement, Thucydide suggère l'inutilité de l'éradication de l'adversaire, car toute victoire totale est par définition dangereuse, déstabilisante. La victoire totale porte en son sein les graines de la perversion, car les démocrates ne valent dès lors pas plus que les oligarques.

Si l'objectif des démocrates de Corcyre était certes de pérenniser leur système, ils usèrent cependant pour y parvenir des mêmes méthodes que leurs ennemis. L'essence de la démocratie, pourtant, est de ne pas réduire son adversaire au silence, encore moins de l'éradiquer du système. John Stuart Mill expliquait que c'est précisément pour n'avoir pu consacrer de vainqueur que les guerres de religion ouvrirent la voie de la coexistence entre réformés et catholiques. Si nous acceptons, rappelle Tocqueville, de nous retrouver aujourd'hui parmi les perdants d'une élection, c'est dans l'espoir que nous soyons victorieux demain. Hier comme aujourd'hui, la violence sous toutes ses formes ne peut être évitée qu'à la condition expresse d'abandonner ce mythe de la victoire totale. N'attendons jamais - n'espérons jamais - la défaite consommée de l'autre, qui sera nécessairement la voie royale vers la violence. Tandis que l'impasse et que le doute mènent à la tolérance envers l'autre, dût-on le haïr. Orwell mettait en garde contre la polarisation, Huxley contre la tyrannie.

Saviez-vous que les modérés de Corcyre furent, eux aussi à leur tour, massacrés ?

Leur hésitation à prendre parti (entre démocrates et oligarques) fut interprétée comme une injure envers ceux qui risquaient leur vie pour leurs convictions. L'existence même de ces modérés à Corcyre - et leur survie - était devenues un affront aux polarisés de tous bords. Pour les belligérants des deux extrêmes, la modération n'était plus acceptable. La modération n'était plus que lâcheté, voire complicité. Moralité : même un démocrate est capable de se transformer en dictateur, si c'est pour de bonnes raisons...

Pour beaucoup d'entre nous, aujourd'hui, notre démocratie est devenue aliénante, elle tourne parfois au totalitarisme. Autrefois laboratoire de l'humanité, la France devient progressivement une civilisation périmée. Elle a renoncé à la politique. Elle n'a plus rien à apporter au monde. Elle n'est plus qu'une sorte d'assemblée de copropriétaires rébarbative. Ses dysfonctionnements à tous les niveaux douchent toute espérance d'une vie meilleure. Pour beaucoup d'autres, ce pays est synonyme de brutalité, de brimades. « Il faut obliger les gens à être libre », lançait Jean-Jacques Rousseau. «Le prix de la liberté est la vigilance éternelle», avertissait Thomas Jefferson.

Mais à quoi sert-il d'être libre et miséreux, libre et jamais considéré ?

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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales, écrivain. Il vient de publier un ouvrage critique sur la Banque centrale suisse : BNS : une banque centrale ne devrait pas faire çaSon fil Twitter.

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Commentaires 4
à écrit le 17/07/2024 à 15:57
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à écrit le 15/07/2024 à 12:10
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à écrit le 15/07/2024 à 10:42
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à écrit le 15/07/2024 à 10:06
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