« Restaurons les conditions d’un débat intelligent » (Edgar Morin)

Débattre, c'est souvent critiquer. Mais la critique ne doit jamais discréditer le contradicteur ni sombrer dans l'invective ou l'imprécation.
Edgar Morin
Edgar Morin (Crédits : Reuters)

Je suis venu au monde il y a un peu plus de cent deux ans. La première crise que je connus fut celle de 1929. Elle suscita le nazisme et le pire du stalinisme, elle déchira la France et aboutit au plus effroyable génocide du XXe siècle. Je ne l'ai jamais oublié. Nous traversons aujourd'hui une polycrise. Les atteintes à la planète dégradent la nature vivante et polluent nos sociétés, la mondialisation pacifique s'est enrayée, la démocratie vacille sur tous les continents...

Toute crise stimule l'imagination créatrice, les forces qui permettent d'en sortir. Mais aussi la peur et les régressions. Observez le débat public sur l'immigration : un traitement hystérique condamne toute approche objective, donc constructive. C'est au regard de cette polycrise et avec le recul du temps long que je salue la naissance de La Tribune Dimanche, que ses concepteurs présentent comme ouvert et nuancé, rassembleur et républicain.

Formidable promesse ! Affronter les crises, les dépasser en s'ouvrant aux solutions nouvelles, voilà l'enjeu collectif. Pour y parvenir, il est indispensable de restaurer et d'entretenir un débat public fécond. Tourné vers l'avenir. C'est le vœu que je formule pour la presse. La culture du débat est fondamentale en démocratie, elle s'apprend. On ne doit jamais se satisfaire de l'affrontement stérile des opinions contraires. Hélas, nous constatons un dépérissement du dialogue politique, qui va de pair avec un affaiblissement de la démocratie, dont l'existence même est menacée.

Mon vœu réclame donc d'être clair sur le « sens du débat ». Celui-ci doit favoriser l'échange d'arguments, se fonder sur des faits incontestables, cultiver la nuance - indissociable de la complexité.

Débattre, c'est souvent critiquer. Mais la critique ne doit jamais discréditer le contradicteur ni sombrer dans l'invective ou l'imprécation. Les élus de l'opposition, ceux de la majorité, le gouvernement et le chef de l'État sont certes soumis à la critique démocratique. En revanche, il est inadmissible qu'ils soient l'objet de propos dégradants. Mon existence démontre que l'on peut être profondément engagé et profondément respectueux. De Marine Le Pen, je critique les idées, mais jamais je ne l'ai fustigée sur un plan personnel.

Cette discipline n'interdit nullement d'être un militant. Militant non d'une cause partisane ou idéologique, mais pour la liberté. La liberté collective et la liberté individuelle, source de toute émancipation. Cette ligne de crête détermine l'éthique du comportement. On peut y voir une forme d'aventure, celle d'une résistance aux outrances et aux fureurs.

Accepter le débat, c'est aussi s'ouvrir. Être « ouvert », c'est s'interroger face à l'inconnu. Et notre époque comporte davantage de questions que de réponses ! Nous naviguons dans un océan d'incertitudes, ravitaillés de temps à autre par des îlots de certitudes. « Le contraire d'une vérité n'est pas toujours l'erreur, ça peut être une vérité contraire », estimait justement Pascal. Voir la part de vérité dans l'idée que l'on contredit est crucial pour surmonter les incompréhensions.

Cette attitude d'écoute implique également d'entendre les voix minoritaires, quand elles existent. Celles qui formulent aujourd'hui ce qui sera reconnu plus tard. Romain Rolland fut bien seul en 1914-1918 à s'opposer à une guerre monstrueuse. Albert Camus fut aussi seul en 1945 à reconnaître l'horreur de l'arme atomique utilisée à Hiroshima et à Nagasaki.

Bien sûr, restaurer les conditions d'un débat intelligent ne suffit pas à bâtir un monde meilleur. Mais la démocratie a besoin de veilleurs qui indiquent la voie. Voilà ce qui m'appelle à soutenir La Tribune Dimanche. Et si le pari est « réussi », sans doute servira-t-il de modèle.

Un mot, enfin, sur une prouesse a priori secondaire, mais en réalité chargée de symboles : l'usage du papier. Tout comme le cinéma n'a pas tué le livre, ni la télévision ni les réseaux sociaux n'ont éradiqué le papier. Les obstacles économiques - coût de la matière première, de la distribution, raréfaction des lieux de vente, concurrence numérique - ne manquent pas. Mais les vertus de l'objet sont uniques. À un journal papier, on est lié par un attachement fidèle, une relation presque charnelle. Chaque jour lorsque, loin de Paris, je lis un quotidien du soir sur mon ordinateur, le contenu s'évanouit une fois la lecture achevée. Lorsque je le consulte dans sa version papier, le temps long que j'y consacre, les allers-retours d'un cahier à l'autre, les annotations que je dispose ici et là, parfois l'article sur lequel je reviens ou la page que je déchire, m'engagent dans une tout autre relation réflexive ou méditative.

Nous traversons un moment crucial de l'Histoire. Je me sens toujours aussi mobilisé dans l'aventure de l'humanité, entre les forces de destruction et celles d'union. Et j'ai pris le parti d'éros face à thanatos. Le parti de ce qui rassemble. Puisse La Tribune Dimanche faire de même, et s'introduire dans la grande aventure de l'espèce humaine pour essayer d'y trouver la voie salutaire.

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Commentaires 4
à écrit le 11/10/2023 à 9:53
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J'avais suivi une de ses interview ds les années 80, je n'avait rien compris il disait tout et son contraire ds la même phrase, son credo la complexité ds la simplification ?

à écrit le 08/10/2023 à 13:00
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Et pour cela il faut en oublier jusqu'à l'influence de ses parents dans notre éducation, de l'école, du système, en ne se reposant que sur des pensées que l'on a construit soi-même. Mettre de côté tous nos intérêts personnels, ce que l'on ne voit que...

le 08/10/2023 à 13:22
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Beaucoup d'assertions émotionnelles là dedans. Ce que je sais, c'est que chaque fois que je lis un article sur Internet et concernant un sujet que je connais bien, c'est soit truffé d'approximations, d'oublis, de parti pris voire d'erreurs. Même dans...

le 08/10/2023 à 18:29
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Bien sûr qu'il y a énormément de déchets mais la qualité et quantité restantes sont un véritable trésor mais oui faut savoir chercher et déjà rien que, apprendre à chercher, à recouper, à comprendre donc et prendre du recul c'est tout simplement prod...

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