Les freins à l’innovation (2/2)

OUTSIDE THE BOX. Cette séquence de deux chroniques est centrée sur les freins - internes et externes - que rencontre l'innovation dans sa progression : psychologiques, idéologiques, matériels, etc. Crainte du changement et résistance au progrès d'un côté, impasse d'une croyance irraisonnée dans son pouvoir à tout résoudre de l'autre, le tout souvent rendu possible par une méconnaissance de ce qu'est concrètement l'innovation conditionnent un grand nombre de ces freins. Mais, l'innovation est aujourd'hui le grand bain dans lequel il faut trouver sa place, en dépit de ces freins. Par Alain Conrard, CEO de Prodware Group (*)
(Crédits : DR)

S'intéresser aux freins à l'innovation oblige à considérer de nombreux aspects de ce qui est aujourd'hui au cœur du fonctionnement des entreprises, et qui détermine en grande partie leur réussite, leur stagnation ou leur échec. Dans cette zone s'entremêlent l'intime et l'économique, l'affectif et le technologique, le relationnel et le légal. Bref, il y a à la fois beaucoup de subjectif et beaucoup d'objectif.

Pour simplifier, dans un cadre restreint comme celui d'une chronique, je dirai qu'il existe deux natures de freins qui entravent le déploiement de l'innovation : externes (principalement psychologiques ou politiques) et internes (essentiellement organisationnels ou opérationnels/matériels). Les premiers ne relèvent pas directement de la conception ou du fonctionnement d'une innovation. Les seconds, en revanche, sont liés de façon interne à la technologie elle-même ou à sa mise en application dans l'entreprise.

Ces freins sont étonnamment les mêmes, quel que soit le secteur, le domaine d'activité (retail, distribution, industrie, banque-assurance, etc.) ou le domaine métier (ressources humaines, logistique, comptabilité, etc.) envisagé. Tous connaissent les mêmes ralentissements dus, bien souvent à des causes humaines. Or, la réussite d'une transformation digitale - l'autre nom de l'innovation - ne saurait se faire sans l'adhésion d'une très large part de l'entreprise.

Le frein des freins

Il y a un endroit dans l'entreprise dont tout le monde subit les effets. Un endroit invisible qui fonctionne et parfois dysfonctionne - et parfois les deux en même temps ! Un endroit qui en est le centre de commande, mais qu'il est impossible de visiter. Un endroit aux circuits complexes, agité par des mouvements contradictoires qui vont du changement complet au statu quo. Un endroit auquel même celui qui sait où il se trouve ne peut aisément accéder. C'est un endroit tout petit, mais ses effets sont très grands. Dans cette enceinte close, mieux protégée qu'un coffre-fort, se prennent en effet la plupart des décisions qui engagent jour après jour la marche et l'avenir de l'entreprise. Cet endroit énigmatique, là où se tiennent les secrets les mieux cachés de l'entreprise, c'est le cerveau de son dirigeant. Pour le meilleur comme pour le pire, l'innovation, avant tout, c'est dans la tête que ça se passe.

Ce cerveau unique tient un rôle à part. Théoriquement moteur du projet de transformation digitale de l'entreprise, il pourrait tout aussi bien dans certains cas en être le frein principal, celui où les autres trouvent en grande partie leur origine. Les blocages du dirigeant fonctionnent en effet comme une sorte de frein transversal que l'on pourrait appeler le « frein des freins ». Et les formes qu'il est susceptible de prendre peuvent se résumer en trois occurrences : ne pas savoir, ne pas vouloir, ou ne pas pouvoir mettre un mot sur le problème.

Cet état de fait suppose d'être reconnu et accepté par le dirigeant lui-même. Pourtant, être capable de s'évaluer objectivement dans sa dimension managériale, mais aussi personnelle, n'est pas simple. En général, les qualités d'un décideur sont celles qui lui ont permis d'accéder à ce poste, et de conduire l'entreprise là où elle se trouve. Examiner soi-même ces qualités pour éventuellement devoir les questionner ou les réformer relève d'une démarche qui peut paraître schizophrénique, mais qui se révèle indispensable. Envisager qu'avec le temps les qualités sont peut-être devenues des défauts, et se sont transformées en freins qui ralentissent la marche de l'entreprise, est une démarche contre-intuitive qui suscite bien des résistances à vaincre. C'est en cela que la transformation digitale constitue une thérapie pour l'entreprise, mais aussi, bien souvent, pour son ou ses dirigeants.

Les freins externes

Les freins externes à l'innovation sont nombreux, et leurs modalités diverses.

En tout premier lieu, les freins psychologiques sont souvent liés à de multiples causes dont la complexité constitue une multitude de strates plus ou moins entrecroisées. Certains sont volontaires, d'autres involontaires ; certains sont automatiques, là où d'autres sont mis en place de façon réfléchie. Mais leur point commun est la résistance au changement. Celle-ci se manifeste par l'indécision, le manque de confiance en soi, la peur de l'échec et celle de l'inconnu, le fait de ne pas savoir par où commencer, et la sensation permanente du manque de temps (qui donne la sensation d'être en permanence « dépassé » par la vitesse de l'innovation). De la résistance passive à une attitude plus ostensiblement conflictuelle, le frein psychologique à la modification de l'environnement de travail, aux process, aux changements organisationnels ou à l'établissement de nouveaux objectifs ne doit pas être minoré. Se faire au changement et laisser celui-ci se faire nécessitent d'y être préparé. Ainsi, une pédagogie de l'innovation est indispensable. À l'évidence, la transformation digitale ne se résume pas, loin de là, à la seule dimension technologique. En exagérant à peine, on peut même dire que l'aspect technologique est finalement ce qu'il y a de plus simple à régler dans une transformation digitale !

Le frein de l'habitude est lui aussi très puissant. Il fait dire : « on a toujours fait comme ça ». C'est l'une des phrases que l'on entend souvent lorsqu'il est question de changer les habitudes en mettant en place de nouveaux modes de production, par exemple. Quand elle ne repose pas sur un savoir-faire d'exception, valorisé en tant que tel comme dans l'industrie du luxe - et encore, même cette dernière évolue sans cesse -, la revendication conservatrice d'immobilisme a généralement tendance à précipiter les entreprises vers leur fin. L'immobilité devrait être perçue comme un signe avant-coureur de la rigidité cadavérique. Revendiquer l'immobilisme, c'est oublier que la prise de risque, et l'échec qui peut/doit l'accompagner, sont partie intégrante du progrès, qu'ils en sont même l'une des conditions premières. Comme le dit Sydney Finkelstein, « les réussites passées ne sont pas un bon indicateur des réussites futures [1] ».

Le frein de la certitude, quant à lui, se traduit par une forme excessive de confiance en soi. C'est l'autre face de la médaille de la peur et du doute. Camper sur ses positions avec l'assurance d'être dans le vrai est probablement aujourd'hui aussi dangereux pour l'entreprise que de douter et de se laisser guider par la peur. Pour une raison très simple : à partir du moment où l'on a trop de certitudes, tout apprentissage cesse. Il faut mesurer combien la certitude est devenue dangereuse aujourd'hui. Le cycle du savoir s'est en effet accéléré, et dès que l'on croit savoir quelque chose, on est dépassé, puisqu'autour de nous, tout a déjà changé. Dès que l'on se repose sur ses acquis, on est aujourd'hui en dangerTout simplement parce qu'il n'y a plus d'acquis. L'absence de stabilité caractérise positivement le système de l'innovation qui trouve sa force précisément dans ce qui menaçait le système précédent : le désordre, le chaos, l'instabilité permanente.

Un autre frein externe est la dimension politique ou normative que j'évoquais le mois dernier, et qui freine considérablement certains aspects de l'innovation, particulièrement en Europe.

Il existe aussi un dernier frein à l'innovation - le plus évident mais dont pourtant on parle peu. Il pourrait se résumer à la somme de toutes les actions qu'entreprendront vos compétiteurs pour vous empêcher de mettre en place l'innovation avec succès : contestations de brevets, arguments juridiques, lobbying, pression sur les financiers, les fournisseurs, les distributeurs, etc. Mais ce frein-là n'a pas attendu l'ère de l'innovation. Il existe depuis bien longtemps, vous le connaissez déjà : il s'appelle tout simplement la concurrence.

Les freins internes

Les freins organisationnels viennent souvent d'un manque de compréhension par le personnel de l'entreprise d'un nouveau système de fonctionnement et de ses apports. On sait par expérience qu'en moyenne un tiers des collaborateurs adhère au changement, un tiers nécessite plus d'effort pour les faire adhérer et un tiers ne passera jamais. Changer l'organisation, c'est toucher à la stabilité, toucher à la permanence. Or, les organisations et les systèmes de croyances personnels, éducatifs, ou ceux liés au monde professionnel préparent les personnes plutôt à la continuité qu'au changement. Il y a, par principe, comme une rigidité organisationnelle dans toute collectivité. Cette rigidité constitue un puissant frein à l'innovation. Si l'innovation naît de l'ouverture, de l'échange, de la cross-fertilization, alors tout ce qui est de l'ordre de la fermeture, du cloisonnement, de l'isolement viendra s'y opposer. La rigidité peut aussi être structurelle, et l'organisation se révéler par elle-même négative. Une structure pyramidale avec multiplication des strates hiérarchiques ou un fonctionnement en silos, par exemple, ne sont plus des formes d'organisation optimales aujourd'hui. Cette organisation basée sur la séparation (séparation des tâches, des fonctions, des strates hiérarchiques) qui fonctionnait sur un modèle hérité du 19e siècle constitue aujourd'hui un obstacle évident à l'innovation [2]. Ces silos, avec des services, pôles ou unités qui ne communiquent pas, freinent la collaboration entre métiers, source majeure de détection d'insights et d'innovation. On sait désormais que le statu quo n'est pas possible. Pour l'entreprise, il faut sans cesse s'adapter ou prendre sérieusement le risque de disparaitre.

D'autres freins à l'innovation ont à voir avec l'outil technologique de l'entreprise, qu'il s'agisse de l'outil de production industriel, de machines ou de l'outil informatique. Les technologies héritées constituent souvent un handicap à la transformation, même lorsqu'elles ne sont pas directement le sujet de l'innovation. Il est en effet rare qu'une innovation concernant l'organisation de l'entreprise, ses process, sa production ou les services qu'elle propose, soit introduite sans que l'outil technologique ne soit impacté, et n'ait à s'adapter. Un autre frein technologique est à la fois l'intégration de plus en plus forte de tous les systèmes, et l'adaptation permanente des outils aux nouveaux usages.

Les ressources de l'entreprise sont évidemment l'un des freins majeurs qui restreint l'ambition d'innover. Avoir conscience de la nécessité d'innover et avoir envie de se lancer dans une telle démarche n'est pas tout. Encore faut-il pouvoir le faire. La crainte de perdre en productivité tout au long de ce process qui semble à beaucoup chronophage et non-productif, ajoutée à la difficulté de financer ce surcoût, freine de nombreux managers conscients des réalités économiques de leur entreprise.

Les travaux de transformation mobilisent énormément de ressources humaines et financières, et les premiers effets économiques ne sont généralement pas aussi rapides que les investissements. De plus, ces investissements sur le digital grèvent parfois les investissements du moteur classique. L'entreprise n'a pas forcément la capacité à maintenir en parallèle ceux du business traditionnel.

 Une fois ces multiples freins identifiés vient un moment complexe où se mélangent introspection, prise de conscience d'un certain nombre de facteurs, et acquisition de nouvelles perspectives. Et c'est à ce moment que l'on décide de sauter ou pas dans le flux de l'innovation.

C'est un peu la même chose que lorsqu'on enlève sa bouée à la piscine la première fois quand on est enfant. Rappelez-vous comme vous craigniez de n'avoir plus pied, mais aussi comme vous étiez heureux, et surtout fier de l'avoir fait. Tout d'un coup, ça y était : vous étiez dans le grand bain.

Alors, prêt ? Allez, on plonge ?

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[1] Journal du net, "Les décisions prises à l'instinct sont dangereuses", au sujet de Think Again, Why Good Leaders make Bad Decisions, Harvard Business Press, 30/03/09, https://www.journaldunet.com/management/efficacite-personnelle/1036685-les-decisions-prises-a-l-instinct-sont-dangereuses/

[2] Même si elle conserve une certaine efficacité pour répondre aux enjeux du quotidien. C'est une partie du défi posé aux entreprises : préserver les structures garantissant l'existant, et construire pour poursuivre l'histoire qui passe obligatoirement par l'innovation.

_______

(*) Alain Conrard, auteur de l'ouvrage « Osons ! Un autre regard sur l'innovation », un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​.

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Commentaires 4
à écrit le 08/06/2024 à 7:59
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Je le dis sérieusement, sans aucune ironie c'est la France qui en a besoin d'immédiatement, éduquer nos patrons. Les salariés sont formés, déformés, reformés dans tous les sens et partout alors que jamais le patronna n'a une quelconque obligation de ...

à écrit le 07/06/2024 à 12:22
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A votre avis quel autre avantage a l'innovation, que de pousser à la consommation par la publicité ? ;-)

le 07/06/2024 à 14:00
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Restrictif , l'innovation dans le domaine médicale permet des diagnostics et des traitements plus précoces et précis moins invalidant et dans d'autres domaines de réduire la consommation des véhicules de tout types etc.... les exemples ne manquent ...

le 07/06/2024 à 16:21
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Il est vrai que l'on ne peut pas croire à du désintéressement.

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