Internet entre dans l’âge du web décentralisé

La blockchain, technologie support du bitcoin, est l’équivalent du protocole TCP/IP sur lequel repose Internet : l’infrastructure technique sur laquelle vont se greffer des milliers d’applications, dont le trait majeur sera la décentralisation. L’Europe peut prendre le relais des Gafa en promouvant le « token », un actif numérique personnalisable par son auteur qui peut être échangé entre deux individus sur Internet sans intermédiaire, hors plateforme donc. Par Clément Jeanneau, auteur de la nouvelle note de la Digital New Deal Foundation, L’âge du web décentralisé. Par Clément Jeanneau, cofondateur de Blockchain Partner
(Crédits : DR)

Fait inédit depuis l'invention du Web : la décennie 2010, dont la fin approche, n'a vu émerger aucun nouveau géant du numérique capable de concurrencer les leaders technologiques actuels. La décennie précédente avait pourtant vu l'ascension éclair de Facebook et de Twitter, puis, dans un second temps, l'émergence d'Uber, d'Airbnb ou encore de Blablacar.

Aujourd'hui, la dynamique de l'économie numérique semble enrayée.Lorsque l'innovation n'est pas créée directement par les Gafa, grâce à leur vivier considérable de talents, elle est soit capturée (rachat d'Instagram et de WhatsApp par Facebook, de Linkedin par Microsoft, de YouTube par Google...), soit copiée (fonctionnalités de Snapchat implémentées sur Instagram suite à son rachat par Facebook...), soit empêchée (le service de recommandations Yelp accuse ainsi Google depuis plusieurs années de biaiser ses résultats de recherche au profit de son propre service). En France, les dix applications les plus consultées sur les magasins d'applications appartiennent toutes aux Gafa !

Investir le terrain de demain

Dans ces conditions, comment parvenir à faire émerger, demain, des géants du numérique qui ne soient ni sous la coupe des Gafa ni condamnés à l'ultraspécialisation ? La solution passe peut-être par changer de lunettes : ne plus essayer de battre les leaders sur leur propre terrain, mais investir le terrain de demain. Contrairement à une idée solidement ancrée, rien ne dit que l'économie numérique actuelle - avec ses propres modèles d'affaires (capture des données, etc.), ses règles spécifiques (effet de réseau, etc.) et ses acteurs installés (jouissant du phénomène du Winner takes it all) - restera dominante à l'avenir. Plusieurs signes récents indiquent même le début d'un retournement de tendance, à commencer par les contestations d'une ampleur inédite que les Gafa subissent à domicile.

Si basculement il y a, il se fera par les talents. Lorsque le modèle actuel de l'économie numérique, discrédité par l'ampleur des scandales (affaire Cambridge Analytica, révélations sur l'espionnage des employés, etc.), perdra le monopole du coeur des développeurs et entrepreneurs les plus brillants, la donne sera bouleversée. Où ces talents se rendrontils, dès lors ? Ils pourront rejoindre, comme des milliers le font déjà, les pionniers d'une nouvelle économie numérique en cours de construction, avec un objectif en tête : l'avènement d'un nouveau Web, qui redonne aux utilisateurs le contrôle sur leurs données et leur identité numérique, et empêche les plateformes de décider unilatéralement de la censure d'un contenu ou d'un changement soudain de leurs algorithmes et conditions d'utilisation. Un Web qui contrecarre les déséquilibres d'aujourd'hui et ouvre la voie à un retour de balancier après des années de prise de contrôle de la part des Gafa.

Derrière ce voeu en apparence naïf se cache un mouvement pesant déjà des dizaines de milliards de dollars, fondé sur plusieurs piliers.

Une notion phare, d'abord : la décentralisation. Par essence, celle-ci s'oppose aux logiques actuelles du Web et constitue un retour à l'esprit originel d'Internet. Un ensemble de technologies, ensuite, encore mal comprises : les blockchains.

Considérons-les comme l'équivalent du protocole TCP/IP sur lequel repose Internet : l'infrastructure technique sur laquelle vont se greffer des milliers d'applications, dont le trait majeur sera la décentralisation.

Une nouvelle classe d'actifs, enfin : les cryptoactifs. Ceux-ci recouvrent deux notions. La première est celle des cryptomonnaies, traitées souvent de façon restrictive sous l'angle des hausses ou baisses quotidiennes de leurs cours, en réalité souvent anecdotiques. La seconde, encore méconnue et pourtant centrale dans cette économie en devenir, est celle des « tokens » (jeton numérique).

Un token est un actif numérique personnalisable par son auteur, qui peut être échangé entre deux individus sur Internet sans intermédiaire. Sa particularité est d'être extrêmement liquide, étant achetable et vendable à tout moment sur des plateformes au prix fixé par l'offre et la demande. Avec les tokens, de nouvelles logiques économiques voient le jour. La plus médiatique d'entre elles est la méthode des Initial Coin Offering (ICO). Ces levées de fonds d'un nouveau genre, dans lesquelles une organisation émet ses tokens qu'elle vend aux internautes contre des cryptomonnaies, ont dépassé les 5 milliards de dollars levés en 2017, surpassant les montants levés en amorçage par l'ensemble des startups Internet.

Les ICO sont cependant l'arbre qui cache la forêt. Les tokens ouvrent la voie à de nouveaux modèles d'affaires, bien au-delà des ICO. Les méthodes classiques de croissance, d'organisation et de partage de valeur des startups sont bousculées. La notion même de startup est à repenser.

Internet a permis de décentraliser l'information, en permettant à chacun de publier et d'échanger instantanément toute information auprès du monde entier, sans besoin d'autorisation. La blockchain et les tokens permettent de décentraliser la valeur, en offrant à chacun un nouveau pouvoir : celui de créer et d'échanger de la valeur instantanément auprès de tout autre internaute, sans nécessiter ni tiers ni permission.

Encourager les crypoactifs

C'est un tout nouveau terrain qui s'ouvre pour l'innovation de rupture. Les Gafa sont à l'opposé des logiques de ce Web encore émergent, dont ils ne possèdent aujourd'hui absolument pas les codes. Ce simple fait doit inciter les entrepreneurs, les pouvoirs publics et les citoyens à se saisir au plus vite des opportunités ouvertes par l'émergence de ces technologies.

Un grand objectif doit guider les politiques publiques : susciter et attirer les talents de ce secteur naissant, via une régulation souple, une fiscalité incitative et un discours bienveillant sur les cryptoactifs. Cette bataille des talents, déjà enclenchée, constitue le nerf de la guerre.

D'ores et déjà, « la blockchain est en train d'aspirer le top-tiers des talents de la Silicon Valley plus vite que tous les booms depuis Internet », d'après Naval Ravikant, l'un des grands noms de la « Valley ».

Cette révolution est une chance inédite pour la France et l'Europe, qui peuvent en être leaders, à condition d'agir vite. Ne laissons pas les autres, cette fois-ci, s'emparer de l'économie numérique de demain.

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Clément Jeanneau signe la nouvelle note de la
Digital New Deal Fondation à paraître le 13 avril :
« L'âge du Web décentralisé ».




SYNTHÈSE DES 15 PROPOSITIONS AUX POUVOIRS PUBLICS

Proposition générale

  • Apporter un soutien public spécifique à l'écosystème blockchain français en portant l'accent sur les acteurs qui créent et construisent l'innovation : startups, développeurs, entrepreneurs.

Fiscalité et comptabilité

  • Pour les particuliers, assujettir les gains en cryptoactifs au Prélèvement Forfaitaire Unique. Le régime de la plus-value sur biens meuble peut être envisagé comme mesure transitoire (il ne requiert qu'un changement de doctrine fiscale).
  • Pour les entreprises, clarifier le traitement comptable des cryptoactifs ainsi que l'exonération de TVA en cas d'opération de change. En outre, des mesures d'incitations fiscales spécifiques doivent être envisagées si la France entend prendre le leadership en Europe.

Prises de positions publiques

  • Adopter un discours officiel encourageant sur les cryptoactifs, qui ne met pas seulement en avant leurs risques, mais aussi les opportunités qu'ils ouvrent. Un objectif doit être visé en priorité : lever le blocage qui empêche les entrepreneurs du secteur de créer un compte bancaire dans un établissement français.
  • Mettre en place des actions de communication pour faire comprendre l'importance du web décentralisé et ses opportunités en termes d'emploi et d'entrepreneuriat - ceci afin de susciter plus de vocations dans ce secteur naissant.

Éducation et recherche

  • Encourager les créations de cursus spécialisés en blockchain et en cryptoactifs, en particulier dans les écoles d'ingénieurs et d'informatiques, pour lutter contre la pénurie de talents dans le secteur.
  • Inciter le monde de la recherche (en économie, cryptographie, finance, droit, développement durable, géopolitique, histoire, gouvernance des organisations...) à investir ces sujets (blockchains publiques et cryptoactifs). En particulier, soutenir la création de chaires de recherches dédiées au nouveau champ d'étude que représente la cryptoéconomie.

Lutte contre les risques

  • Renforcer la protection des investisseurs et des particuliers contre les arnaques, via des actions de pédagogie, des sanctions exemplaires (pénal...), et une coordination en amont avec les représentants de la communauté CryptoFR, qui identifie et répertorie les projets frauduleux (fausses plateformes d'échange, schémas de Ponzi, etc.).
  • Mettre en place un agrément (équilibré) pour les opérateurs de cryptoactifs qui contrôlerait les compétences et le sérieux des porteurs de projets, leur structuration juridique et capitalistique, et la légalité des dispositifs employés.
  • Faire entrer expressément les opérateurs "crypto" dans le champ de compétence des autorités de régulation.

Écosystème

  • Pour les prochaines réflexions et décisions en matière de cryptoactifs, adopter une posture d'écoute et dialogue systématique avec les acteurs historiques de l'écosystème français : l'association Chaintech qui représente les acteurs des blockchains et cryptoactifs en France, l'association Le Cercle du Coin, et les représentants de la communauté CryptoFR.
  • Soutenir le travail réalisé par ces communautés via une reconnaissance publique de leur rôle et un financement minimal, afin de leur permettre de continuer leur travail d'éducation, de pédagogie, de déconstruction des idées reçues et d'alerte face aux arnaques (effectué aujourd'hui en parallèle du travail réalisé au sein des startups blockchain françaises).
  • Encourager l'engagement des femmes dans le secteur blockchain et cryptoactifs via des actions de pédagogie et de communication (pouvant être conjointes avec les initiatives déjà menées dans le secteur numérique plus globalement), pour lutter contre le manque de diversité du secteur.

Europe

  • Favoriser une harmonisation des différentes politiques fiscales en Europe en matière de cryptoactifs, dont l'absence empêche aujourd'hui la constitution d'une « Europe du web décentralisé ».
  • Encourager une coordination, aujourd'hui inexistante, des différentes politiques menées par les pays européens en matière de cryptoactifs.

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Commentaires 4
à écrit le 19/04/2018 à 19:25
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Novice dans le marché des crypto monnaies, je suis inscrite sur le site coinpatrimoine. J’essaie chaque jour de me documenter un peu plus sur la technologie décentralisée blockchain et les monnaies virtuelles. À lire votre article, je suis un peu per...

à écrit le 19/04/2018 à 14:44
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La blockchain révolutionne tout ! Eh oui, cette technologie support du bitcoin, est l’équivalent du protocole TCP/IP sur lequel repose Internet. De milliers d’applications s’adossent ou alors vont se greffer sur cette technologie révolutionnaire. Mo...

à écrit le 14/04/2018 à 12:51
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Surtout n'oubliez pas de nous subventionner pour faire du vent !!!

à écrit le 13/04/2018 à 18:59
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Décentraliser les data(s) dans un monde contrôlé par ceux qui les exploitent n'est pas une décentralisation! C'est un trou noir!

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