La compulsion d'interdire, mesquine et destructrice de valeur

Par Marc Guyot et Radu Vranceanu  |   |  1003  mots
Marc Guyot et Radu Vranceanu. (Crédits : Reuters)
OPINION. Les récentes manifestations des agriculteurs visaient à protester notamment contre l'imposition croissante de normes et la fréquence de leurs contrôles. Cette inflation n'est pas nouvelle, le phénomène témoignant d'une dérive du fonctionnement de nos systèmes démocratiques, qui oublie de plus en plus le bien commun et une approche en termes de coûts et bénéfices. Par Marc Guyot et Radu Vranceanu, Professeurs à l'ESSEC.

La vie en société impose au gouvernement d'établir des règles permettant le respect des libertés fondamentales et des droits humains. Les activités générant des externalités imposent de fixer des règles pour rendre compatibles les décisions individuelles et le bien commun. Il nous semble apparaître depuis plusieurs décennies une divergence entre les normes de bon sens nécessaires et des normes pointilleuses et pesantes témoignant une volonté de régenter l'activité ordinaire. Un des côtés noirs parmi les moins glorieux de l'être humain est la pulsion d'interdire. Elle est souvent ancrée dans une forme d'envie frustrée qui se venge en interdisant, tout en se parant, bien sûr, du manteau rapiécé de sentiments moraux supérieurs. Cela ne remet pas en cause le besoin de normes mais questionne sur ce qui fonde l'envolée actuelle de normes trop contraignantes, déséquilibrées et contradictoires en France et dans l'Union européenne.

L'exemple des 35 heures

En 2000, le gouvernement de Lionel Jospin a réduit la durée légale du travail car cela allait dans le sens du vœu individuel d'une majorité de ses électeurs de travailler moins et gagner autant, sans égard pour le coût social de la mesure. Réduire la durée légale du travail de 39 à 35 heures par semaine a eu un impact extrêmement négatif et tout à fait prévisible en termes d'augmentation du coût du travail. Dans un contexte de concurrence internationale et de frontières ouvertes, les grandes entreprises ont largement délocalisé ou automatisé la production, tandis que les entreprises plus petites ont été poussées à la faillite.

Les normes qui touchent l'agriculture française sont un empilement d'interdictions visant des objectifs généraux mais concrètement pourrissant la vie de beaucoup d'agriculteurs avec un effet concret ni mesuré, ni significatif sur le climat en général et les émission de GES en particulier, dans un contexte de concurrence internationale avec des pays moins scrupuleux.

Le cas des voitures thermiques

L'interdiction de commercialiser des voitures neuves à moteur thermique à partir de 2035 adoptée par le parlement européen, semble une mesure qui ne prend en compte qu'un aspect du bien commun, à savoir la pollution des grandes villes. Les besoins en production d'électricité supplémentaire n'ont pas été pris en compte, ni les effets dramatiques sur l'emploi et les savoir-faire industriels. Sans gradualisme, on ne saura jamais si les industriels n'auraient pas pu trouver des solutions alternatives, comme les combustibles décarbonés. En revanche, la Commission européenne est bien moins agressive sur la taxe carbone intérieure et aux frontières, la mesure étant impopulaire du fait de l'impact sur le pouvoir d'achat. Pour la ville de Paris, une mesure discriminatoire qui cible les SUV des non-résidents passe beaucoup mieux auprès des électeurs qu'une mesure efficace comme un péage urbain qui s'appliquerait à tous, résidents et non-résidents.

L'économie de marché au service du bien commun nécessite des lois et des institutions, avec au cœur, le respect de la propriété et le respect des contrats. Les pays développés ont mis en place un ensemble de règles et normes pour éviter l'accumulation du pouvoir de marché et internaliser les externalités productives. Cette régulation vitale doit être limitée à l'essentiel en prenant garde à ne pas brider inutilement l'action individuelle.

Ainsi toute norme doit être justifiée par des études coût-bénéfice aussi précises que possibles et aussi objectives que possible. Présenter uniquement les bénéfices en taisant les coûts s'apparente à de la manipulation. Ces principes de sagesse et de mesure semblent malheureusement dépassés. Aujourd'hui, la règlementation s'ajoute à la réglementation dans un empilement de moins en moins compréhensible en ajoutant des normes aux interdictions, et des interdictions aux normes menant vers un « Absurdistan » inquiétant.

Nostalgie du planisme

L'invasion des normes et interdictions est ancrée dans la nostalgie du planisme. Il fut un temps où le communisme était perçu par une partie de la population comme une alternative supérieure au capitalisme. La planification était censée interdire les activités et consommations égoïstes mauvaises pour le peuple et antipatriotiques au profit des activités et consommations bénéfiques. Depuis la chute du mur de Berlin, l'échec total de ce système effrayant est bien documenté : appauvrissement généralisé, destruction de l'environnement et des liens sociaux, privation de libertés, mépris de la vie humaine.

Les parlements actuels, nationaux et européen, sont tout particulièrement victimes de ce qu'on appelle en psychologie le « biais d'action ». Parce que les gens sont jugés par rapport à ce que les autres pensent que leur mission est - un gardien de but doit plonger même s'il est certain que cela ne sert à rien, un parlement est censé fabriquer des lois pour ne pas être soupçonné d'inaction et de gaspillage de ressources. Ainsi, au travers de leur raison d'être, les parlementaires vont produire compulsivement des lois. Chaque législature successive semble vouloir empiler une couche supplémentaire portant sa marque. En face d'eux, les gouvernements, sentant l'exaspération monter de tous les côtés, promettent de simplifier. Le président Emmanuel Macron a lui-même  promis un choc de simplification il y a des nombreuses années, du temps où il était ministre de l'Économie de François Hollande.

Le nouveau Premier ministre Gabriel Attal l'a promis à son tour. La France entière entretient l'espoir que cela finisse par aboutir contrairement aux promesses précédentes. Si Gabriel Attal échoue à son tour, il n'y aura plus que l'IA (Intelligence artificielle) qui permettra à certains de se dépêtrer des normes et règlements, à moins qu'une IA, entrainée par nos parlementaires, ne se trouve, elle aussi, une passion pour la sur-règlementation.