Économie de guerre : et si tout le monde allait au combat ?

En dépit de la guerre en Ukraine, les banques européennes ne veulent plus financer sur le long terme le secteur de la défense en raison de règles de compliance de plus en plus contraignantes. Un secteur qui risquerait de les exposer à un risque à l'image inacceptable. Ce qui n'est pas le cas des banques et des fonds d’investissements américains. Mais alors pourquoi ne pas créer un livret réglementé « souveraineté », qui pourrait attirer une partie de l'épargne des Français (5726 milliards d'euros). Par François Mattens, co-fondateur et vice-président de Défense Angels.
« Indéniablement, les banques font face à des règles de compliance de plus en plus contraignantes et des normes européennes ne favorisant pas la bienveillance envers le financement de la défense » (François Mattens).
« Indéniablement, les banques font face à des règles de compliance de plus en plus contraignantes et des normes européennes ne favorisant pas la bienveillance envers le financement de la défense » (François Mattens). (Crédits : DR)

En juin 2022, en inauguration du salon de la défense Eurosatory, Emmanuel Macron surprenait son auditoire par un discours (1) particulièrement offensif et guerrier. Dans un contexte de conflit en Ukraine, de retrait de la France de son pré-carré historique en Afrique et de tensions croissantes en Asie, le président de la République avait alors utilisé l'expression « Économie de guerre ». Le chef des armées demandait alors au ministre des Armées et au chef d'état-major des armées de pouvoir mener une réévaluation de cette loi de programmation militaire à l'aune du contexte géopolitique ». Emmanuel Macron avait également visé directement les industriels pour innover et produire plus rapidement. Tout le monde en avait pris pour son grade. Enfin presque tout le monde.

Malgré de nombreuses alertes, le chef de l'État n'avait pas jugé nécessaire de mentionner les organismes bancaires et financiers dans l'équation. Et pourtant, ils ont un rôle central dans le financement de notre outil de défense.

Un secteur bancaire à contre-courant de l'effort national

Au même titre qu'il est demandé aux armées de mieux exprimer leurs besoins, aux industriels de faire des efforts, le gouvernement reste cependant encore très pudique à l'encontre des organismes bancaires et financiers pourtant auteurs d'une « frilosité » désormais étayée (2).

Révélée en 2020 à la suite des travaux du GICAT (3) puis confirmée en 2021 (4) par un rapport parlementaire sur le sujet, la frilosité bancaire touche en premier lieu les jeunes entreprises de défense/sécurité quand ces dernières ont besoin d'un financement en phase de pré-amorçage (pre-seed) et d'amorçage (seed). Les sommes recherchées sont alors entre 100.000 euros et 1 million d'euros. Mais depuis, les PME et ETI sont également impactées notamment sur des opérations d'exportation. En novembre 2022, lors de son audition devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale, Emmanuel Chiva, Délégué général pour l'armement, confirmait à nouveau cette situation problématique.

Indéniablement, les banques font face à des règles de compliance de plus en plus contraignantes et des normes européennes ne favorisant pas la bienveillance envers le financement de la défense. Au-delà de cet environnement réglementaire, les organismes bancaires évaluent en réalité le secteur de la défense comme un risque d'exposition trop important pour leur réputation. Soutenir et investir dans des entreprises liées, même minoritairement, au secteur de la défense, risquerait de les exposer à la pression d'associations militantes, de médias engagés et d'un risque à l'image inacceptable.

En février 2022, la guerre en Ukraine a quelque peu changé la donne quant à la perception et la position des banques pour le financement de la défense. Mais il est fort à parier que cette période de tensions en Europe n'est que l'arbre qui cache la forêt d'une tendance de fond : le secteur bancaire et financier européen évalue davantage la défense comme un risque plus qu'une opportunité, sans jamais l'admettre. Au mieux les banques sont dans le performatif quand elles ne sont pas insincères.

Rappelons-nous qu'en décembre 2020, en pleine crise sanitaire et économique liée au Covid-19, Bruno Le Maire avait pris les assureurs à partie pour leur demander de « participer à l'effort de solidarité nationale » (5). « Les assurances doivent être au rendez-vous de cette mobilisation économique. J'y serai attentif », en posant un ultimatum pour le gel des primes d'assurance pour les restaurateurs. Ce message du ministre de l'Économie était accompagné d'une menace claire : si les assureurs ne faisaient pas « un geste significatif » rapidement, le gouvernement soutiendrait au Parlement l'instauration d'un prélèvement de 1,2 milliard d'euros sur le secteur. Et si l'Économie de guerre méritait également un message aussi clair au secteur bancaire ?

Le capital-risque gagnerait à investir dans la défense et la sécurité

Outre-atlantique, malgré des règles de compliance toutes aussi contraignantes, on observe que l'innovation et l'industrie de défense intéressent particulièrement les investisseurs américains. On assiste actuellement à un retour des fonds d'investissement vers les technologiques duales, parfois franchement défense, en témoigne la dernière levée de fonds (Série E) de 1,5 milliards de dollars d'Anduril (6), pure player américain de la DefTech.

En effet, après avoir évité pendant des années d'investir dans les start-up proposant des technologies de défense et de sécurité, le capital-risque américain s'y intéresse de plus en plus dans un contexte de montée des tensions et des crises. Ils ont particulièrement orienté leur portefeuille vers le NewSpace, la robotique ou les outils logiciels à finalité duale.

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Selon les données de PitchBook (7), plus de 7 milliards de dollars ont été investis en 2021 et 2022 dans des entreprises américaines de l'aérospatiale et de la défense soutenues par des sociétés de capital-risque. L'appétit croissant des fonds d'investissement pour ces opérations contraste avec le ralentissement de leurs investissements dans d'autres secteurs. Les entreprises axées sur la défense et la sécurité sont considérées comme des « valeurs refuge », à l'abri de la récession voire vecteur de forte croissance. Outre les indicateurs financiers, nos alliés américains envisagent ces financements comme un outil nécessaire à la protection des intérêts américains et de sa stratégie d'influence.

Bien que l'exemple américain nous démontre l'inverse, en Europe et particulièrement en France, il existe toujours une idée répandue selon laquelle une entreprise trop dépendante des ventes étatiques ne vaut pas la peine d'être investie. Il est indéniable que les cycles de la défense et la sécurité sont plus longs que d'autres, qu'elles mettent souvent plus de temps pour atteindre la rentabilité, du fait d'un besoin de R&D conséquent. C'est pourquoi il est essentiel pour une startup de défense/sécurité de ne pas dépendre uniquement des subsides gouvernementales (subventions, contrats, etc.), mais de combiner leur financement avec des investissements en capital-risque. Cela fonctionne aux États-Unis, pourquoi pas en France ?

Les priorités d'investissement sont désormais vers ceux à Impact. Financement à impact vous dites ? Quoi de plus à impact que d'investir dans des entreprises et technologies permettant de protéger nos intérêts stratégiques et d'assurer la sécurité des citoyens ? Le ministère des Armées et BPIfrance ont déjà mis en place des outils efficaces comme Def'Invest et Fonds Innovation Défense. Nécessaires mais pas suffisants. Les acteurs traditionnels du capital-risque ont toute leur place dans le financement de la défense et la sécurité. Les VC américains nous montrent la voie, à nous de tracer notre propre chemin.

Il y a quelques semaines, à l'occasion d'une conférence, David Ulevitch, Managing Parter de Andreessen Horowitz concluait ses propos : « Si vous croyez en la démocratie, la démocratie exige une épée ». Alors que la Sillicon Valley finance des forges, l'Europe est-elle condamnée à attendre son nouveau roi Arthur ?

L'épargne citoyenne au cœur de la résilience de la nation

En 2021, quelques mois après la sortie de crise du COVID-19, on apprenait que les Français avait accumulé une épargne supplémentaire de 160 milliards d'euros. 5726 milliards d'euros : tel est le patrimoine financier des ménages en France fin 2022 (8), selon les derniers chiffres disponibles de la Banque de France. Un taux d'épargne alors de 15,9% des revenus disponibles en France, soit le chiffre le plus haut depuis près de deux ans (9). Dans le même temps, un sondage IFOP commandé par les industriels de la défense révélait que 64% des Français avait une opinion favorable de l'industrie de défense nécessaire à la souveraineté (10).

Cette tendance se concrétise depuis plusieurs mois à travers Défense Angels, un réseau de citoyens souhaitant investir leur argent dans des jeunes entreprises contribuant à la souveraineté technologique. Après un an d'activités, le bilan est au-delà des espérances initiales puisque ce club réunit désormais soixante business angels, a financé cinq entreprises stratégiques aux côtés d'autres réseaux ou fonds d'investissements. Des antennes régionales se sont développées sur les territoires à Toulon, Toulouse et Bordeaux. Ces investisseurs individuels sont des acteurs majeurs pour le développement des start-up. Ils investissent une partie de leur épargne en apportant un soutien humain et bienveillant aux entrepreneurs qui les animent. C'est un remarquable engagement citoyen qui mériterait d'être davantage valorisé à travers des facilités fiscales quand ces investissements contribuent directement à l'économie de guerre et à la souveraineté.

Pour autant, les business angels sont une catégorie de la population en capacité d'investir des sommes non négligeables et bénéficiant d'une appétence pour l'investissement ou la technologie. Mais il existe un moyen d'impliquer l'ensemble des citoyens français dans l'Économie de guerre : le livret réglementé « souveraineté ». Ce livret d'épargne permettrait des placements « moins liquides » et un peu plus risqués que le livret A dans l'objectif de financer des projets de long terme utiles pour la souveraineté industrielle et technologique. Ce dernier aurait un rendement attractif, un plafonnement plus élevé et des avantages fiscaux comparables à celui du livret A. Et si on laissait le choix aux Français(e)s de contribuer directement à la souveraineté ?

La soutenabilité d'une Économie de guerre passera nécessairement par l'implication directe ou indirecte de l'ensemble des acteurs économiques. Les organismes bancaires et financiers doivent contribuer à cet effort en les associant davantage à l'écosystème de défense et de sécurité. Au même titre que certain(e)s s'impliquent dans la réserve militaire (citoyenne ou opérationnelle), deviennent auditeurs de l'IHEDN, impliquer les Français(e)s dans le financement des entreprises stratégiques contribuera indéniablement à renforcer le lien armées-nation et à la résilience de la nation.

« Ne demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande ce que tu peux faire pour ton pays » proposait John Fitzgerald Kennedy, lors de son discours inaugural en janvier 1961. A chacun désormais de jouer son rôle.

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(1) https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/06/13/visite-du-salon-eurosatory-2022#:~:text=C'est%20une%20conception%20de,nos%20industriels%20sont%20pleinement%20mobilis%C3%A9s.

(2) La Tribune, « Le ministère des Armées regrette la frilosité des banques à financer l'industrie de défense »

(3) La Tribune, « Armement : la bombe incendiaire de la filière défense (GICAT) contre les banques françaises »

(4) Assemblée nationale, Rapport d'information des députés Thiériot et Ballet-Blu, « Financement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) »

(5) « Covid-19 : Bruno Le Maire demande le gel des primes d'assurance pour les restaurateurs », Le Monde, 2 décembre 2020

(6) https://news.crunchbase.com/ai-robotics/defense-tech-startup-venture-capital-anduril/

(7) https://pitchbook.com/news/articles/defense-space-vc-ukraine-recession

(8) La Tribune, « L'épargne toujours autant plébiscitée par les Français : près de 6.000 milliards d'euros sont placés »

(9) Boursorama, « Face à l'inflation, les Français privilégient l'épargne et limitent leur consommation »

(10) La Tribune, « L'industrie de la défense garde la confiance des Français »

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Commentaires 3
à écrit le 15/03/2023 à 13:20
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Bonjour, Oui un n service militaire obligatoire pour tous les jeunes , fille et garçon de 3 mois .... Trois mois de formation militaire élémentaire, tous tous... Après trois mois libération des tous le personnel titulaire d'un CDI ... Si non maint...

à écrit le 14/03/2023 à 10:45
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Tout le monde se gargarise avec l'économie de guerre, et maintenant les serials startupers, mis à mal par la fin de l'argent facile, essaient de se refaire avec ce nouveau truc à la mode. Mais ce qu'on peut observer, c'est que Dassault Aviation n'a ...

à écrit le 14/03/2023 à 8:52
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Après un "Frexit" tout sera envisageable, mais pour l'instant tout est "jeter par les fenêtres" pour mieux nous soumettre ! ;-)

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