Filière française de l’optique : les Jurassiens misent sur le luxe et l’export

Malgré la féroce concurrence des fabricants chinois, le marché de l’optique résiste en France. Tout au bout de la chaîne, des irréductibles fabricants jurassiens sont à pied d'oeuvre pour faire reconnaître leur savoir-faire sur un marché mondial. Reportage dans le bassin de la lunette.
Des lunettes sont assemblées dans l'atelier d'Oxibis, à Morez dans le Jura.
Des lunettes sont assemblées dans l'atelier d'Oxibis, à Morez dans le Jura. (Crédits : AMANDINE IBLED)

« Si l'invention des lunettes est généralement attribuée à des moines italiens du 13e siècle, la région de Morez, dans le Haut-Jura, fut la première à industrialiser leur production dans le courant du 19e siècle », selon LEOO, le syndicat professionnel membre de GIFO, qui regroupe 90 fabricants français de verres et montures de lunettes, lentilles de contact, matériels pour opticiens et ophtalmologistes. Ce savoir-faire est aujourd'hui reconnu par la filière du luxe et à l'étranger. « La France est le 4e exportateur mondial de lunettes, derrière la Chine, l'Italie et le Japon », précise le LEOO.

Toutefois, l'écosystème s'effrite pour des raisons structurelles et conjoncturelles. Parmi les raisons principales : le Covid, le pouvoir d'achat en baisse, et le 100% santé qui favorise l'importation de montures chinoises, notamment.

La cible haut de gamme

Connu pour être le berceau de la lunette, Morez, dans le Jura, jouit d'une certaine aura qui a attiré des entreprises venues s'installer pour bénéficier de son écosystème de sous-traitants, notamment pour la fabrication des composants ou pour les traitements de surface. Par exemple, la manufacture Gouverneur Audigier (6 salariés, 500.000 euros de chiffre d'affaires), reprise en 2014 par Philippe Girod. « 100% de nos fabrications sont réalisées ici dans nos ateliers mais également avec de la sous-traitance très locale, pour la matière première », annonce le président de Gouverneur Audigier SAS. « Nous sommes probablement une des fabriques la plus française puisque la lunette la moins française chez nous, l'est à 96% », poursuit-il. Seuls quelques composants, telles que les plaques d'acétate, sont introuvables en France et Gouverneur Audigier doit s'approvisionner chez ses voisins italiens ou allemands. La manufacture travaille uniquement ses deux marques haut de gamme et propose près de 40.000 références possibles pour chaque collection. 6.000 montures sortent chaque année de ses ateliers et coûtent en moyenne entre 30 et 50% plus chères que des lunettes chinoises. 35% de la production est destinée à l'export.

Des consommateurs engagés mais pas prêts à mettre le prix

Venus s'installer à Morez pour bénéficier de son écosystème, il y a 30 ans, les deux associés de l'entreprise Oxibis qui s'étaient à l'origine concentrés sur la distribution, se retrouvent en difficultés avec un chiffre d'affaires qui a baissé de 25% sur les trois dernières années. « La filière jurassienne de la lunette souffre. Elle est passé de 3.000 employés à 1.000 employés sur les dix dernières années », constate Jérôme Colin, dirigeant associé chez Oxibis (14 millions de chiffre d'affaires dont 1/3 à l'export, 90 salariés). L'entreprise a connu son essor grâce à la production de montures de couleurs. « Il y a 30 ans, il existait majoritairement des produits dorés, chromés, noirs, mais il n'y avait pas de couleur », se souvient Jérôme Colin. En 2005, c'est l'interchangeabilité qui a fait le succès d'Oxibis avec une marque de monture interchangeable, très à la mode à l'époque. Mais lorsque les entrepreneurs ont créé une marque labellisée France Origine Garantie, en matières biosourcées et entièrement recyclable, les consommateurs n'ont pas suivi, faute d'un prix trop élevé. « Aujourd'hui, le consommateur veut un produit Origine France Garantie, des matériaux de biosourcés, et recyclables, mais il veut que ce produit soit au même prix que les autres, ou avec 5% ou 10% plus cher mais ce n'est pas possible », regrette Jérôme Colin. C'est pourquoi le chef d'entreprise a décidé de recentrer cette marque sur le label France Origine Garantie uniquement afin de baisser les coûts de production. « Nous allons faire des produits plus simples et recentrer l'ensemble de nos activités en France, avant de redémarrer la R&D et de relancer l'export », confie-t-il. Oxibis a perdu de nombreux clients à l'étranger faute de contact durant la crise sanitaire.

Jérôme Colin, dirigeant associé chez Oxibis

Jérôme Colin, dirigeant associé chez Oxibis 

La filière se rétrécit

La filière des lunetiers dans le Jura fond d'années en années... « Chaque année, nous perdons deux concurrents », remarque Didier Jacquemin-Verguet, gérant de la manufacture Mandrillon, établie à Saint-Pierre, entre Morez et Champagnole. En 2016, au terme de longues années de difficultés financières, l'entreprise et ses 12 salariés de l'époque avaient été sauvés d'une liquidation judiciaire par Andy Wolf Eyewear. Cette société autrichienne a épongé les dettes et remis à flot l'affaire sexagénaire qui travaillait auparavant en sous-traitance pour des marques comme Façonnable, Majorette ou Oxibis. Aujourd'hui, 150.000 lunettes en métal sortent de ses ateliers chaque année. « La filière s'appauvrit à tous les niveaux que ce soit dans la partie finition, fabrication ou sous-traitant, elle devient vraiment petite. Aujourd'hui, je pense qu'on est au niveau le plus bas », regrette Didier Jacquemin-Verguet. Toutefois, ce dernier y voit des changements positifs, notamment parce que les grands groupes du luxe reviennent investir dans la région. Une tendance qui a redonné confiance à l'entreprise pour relancer une activité que l'on disait vouée à l'échec : le soudage. « Nous avons acheté des machines, construit un atelier de 20 personnes, créé une école en interne pour garder les compétences et former de jeunes opérateurs car beaucoup de salariés partent en retraite », précise Didier Jacquemin-Verguet. « Ce qui fait qu'aujourd'hui nous sommes l'un des rares à fabriquer nos propres composants dans le Jura », poursuit-il. Ce nouvel atelier a pour vocation de développer la lunetterie de luxe mais également la maroquinerie de luxe, qui ont des compétences communes.

Le 100% santé a favorisé les fabricants chinois

Parmi les facteurs qui ont fait du mal à la filière jurassienne, une mesure proposée par le gouvernement depuis le 1er janvier 2021 : le 100% santé. En obligeant les opticiens à proposer des lunettes à un tarif ne dépassant pas 100 euros, le gouvernement a favorisé indirectement l'importation de produits chinois car c'est un tarif auquel les fabricants français ne peuvent s'aligner. « 95% des lunettes vendues en France sont d'origine asiatique », regrette Philippe Girod, président de Gouverneur Audigier SAS. C'est pourquoi avec plusieurs fabricants français de lunettes, ce dernier a réfléchi à une solution pour inverser la tendance. « Si le gouvernement donnait une préférence pour la fabrication française, nous aurions la capacité d'automatiser, de fabriquer à grande échelle et de proposer des produits sensiblement au même prix que des produits importés de Chine », assure Philippe Girod. « En enlevant le coût du transport depuis la Chine, la marge de l'importateur et celle des distributeurs, c'est une solution tout à fait envisageable », poursuit-il.

Des formations pour valoriser le métier d'opticien

Dans son écosystème, le bassin de la lunette compte évidemment des formations uniques, reconnues dans le monde entier, telles que le Lycée de Morez qui dispose d'un pôle excellence pour former des opticiens et des micro-techniciens en horlogerie, et à quelques pas de celui-ci, l'association des MOF lunetiers, créée en 2011 par trois meilleurs ouvriers de France. A une époque, tous les opticiens étaient capables d'ajuster les lunettes à la demande du client. Aujourd'hui, ces derniers requièrent plus un profil de vendeur que de lunetier. La création lunetière s'est perdue. « Quand j'ai commencé à travailler, un modèle se faisait minimum en 3 ou 4 dimensions différentes et dans différentes matières, or ou chrome », se souvient Alain Clerc, co-fondateur de l'école et trésorier de l'association. « Au fil des années, les lunettes sont devenues un produit de mode, les fabricants ont diminué le nombre de dimensions et augmenté les couleurs parce que c'était plus facile à gérer », poursuit-il. Les personnes hors normes ou qui subissent des accidents doivent désormais porter des lunettes sur-mesure.

Alain Clerc, co-fondateur de l'école et trésorier de l'association.

Alain Clerc, co-fondateur de l'école et trésorier de l'association des MOF à Morez.

Du sur-mesure

Désormais, une soixantaine de stagiaires des quatre coins du monde viennent ainsi se former à l'association des MOF de Morez, soit 800 personnes depuis sa création. « Par exemple, la semaine dernière des New-Yorkais sont venus se former pour créer une manufacture solidaire qui emploiera des personnes en réinsertion », se réjouit Alain Clerc. Ce dernier a également formé Ludovic Elens qui a créé Lunettes Originales, à Bruxelles, pour proposer des lunettes sur-mesure adaptées à la morphologie de chacun et parfois même avec une signature luxe serties de pierres précieuses, et vendues entre 20.000 et 40.000 euros. Ou encore Richard Trèfle qui a créé la marque Bellatrix, et est parti en Martinique pour concevoir des lunettes à base de feuilles de bananiers, de bois, de sable et de fibre de coco... Deux Thaïlandais sont également venus se former à Morez pour « customiser » un stock de lunettes reçus en héritage de leurs parents afin de pouvoir les revendre en magasin à Bangkok. Autant de belles histoires qui font voyager le savoir-faire jurassien à travers la planète.

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