Patrice Caine (Thales) : « Avec le quantique, le monde change d’échelle »

INTERVIEW - Le PDG de Thales explique comment le géant français de la défense entend intégrer les atouts de l'IA et du quantique tout en anticipant leurs dérives potentielles.
Michel Cabirol
Patrice Caine, P.-D.G. de Thales.
Patrice Caine, P.-D.G. de Thales. (Crédits : Thales)

LA TRIBUNE - Le quantique et l'IA vont être les deux technologies à maîtriser qui seront indispensables pour rester dans la course avec les grandes puissances. Les technologies quantiques sont-elles vraiment une révolution ?
PATRICE CAINE - Avec le quantique, le monde va totalement changer d'échelle. Pour Thales, par exemple, cette technologie va améliorer les performances de nos capteurs - qui font partie de nos produits phares - d'un facteur 100, 1000 ou 10.000. Dans nos métiers, le quantique va bien au-delà des améliorations habituelles. Aujourd'hui, les industriels ont pour ambition d'augmenter la performance de leurs produits de 10 % à 30 % d'une génération à une autre. Actuellement, il est inimaginable de viser une amélioration de 100 %. Grâce à la technologie quantique, la performance de nos radars et de nos sonars, qui mesurent les ondes électromagnétiques et acoustiques, pourra s'améliorer d'un facteur 1 000. Oui, c'est une vraie révolution.

Est-ce le cas également pour l'IA ?
Si je prends l'exemple d'un IRM, l'IA est déjà très utile : elle va analyser toutes les données relevées par l'IRM afin de détecter une éventuelle anomalie, aider à diagnostiquer celle-ci et proposer le meilleur traitement pour la soigner. Mais que va apporter la technologie quantique dans ce cas ? Elle va permettre de détecter des anomalies non détectables aujourd'hui et donc de traiter une éventuelle maladie bien plus tôt. Et cela, en mesurant les variations du rayonnement électromagnétique du corps de manière mille fois plus précise que les IRM actuels. Le quantique pourra donc révolutionner la précision et la performance des IRM.

Les pays qui maîtriseront en premier les technologies quantiques auront donc un avantage décisif dans la compétition que se livrent les États-puissances dans le monde...
C'est très probable. Nous allons entrer dans une ère qu'aujourd'hui nous sommes loin d'avoir imaginée et comprise. Effectivement, nous ne connaissons pas encore tous les débouchés du quantique et nous avons du mal à imaginer un monde où les performances de tous les capteurs seraient 1 000 fois plus élevées. En revanche, concernant l'IA, nous avons déjà une bonne idée des améliorations possibles en termes de rapidité et de performance de traitements des données et de génération de contenu.

Mon obsession est de développer des capteurs toujours plus performants

Justement qu'est-ce qu'apporte l'IA dans les systèmes d'armes développés par Thales ?
Aujourd'hui, Thales est le numéro un mondial dans le domaine des sonars et des radars. Avec l'IA, Thales cherche à conserver ou à accroître son avance par rapport à la concurrence et à continuer à gagner quasiment toutes les compétitions dans le monde comme nous l'avons fait ces dix dernières années. Nos sonars sont d'ailleurs achetés par la marine américaine. Mon obsession est de développer des capteurs toujours plus performants. Nous avons la même approche pour l'autre grande catégorie de nos produits où on injecte de l'IA : les systèmes d'aide à la décision, comme les systèmes C2 (commandement et contrôle d'un théâtre d'opérations). L'IA est un facteur différenciant qui décuple les performances de nos produits et systèmes et augmente nos chances de remporter les prochains appels d'offres.

Pourriez-vous nous donner d'autres exemples concrets ?
Le pod Talios, qui va équiper le Rafale de Dassault Aviation au standard F4 dès 2026, est un exemple concret de l'utilisation de l'IA dans un capteur par Thales. Ce programme est en outre une combinaison entre de l'IA et un processeur neuronal. Nous avons en effet été un cran plus loin en mettant au point ce processeur dédié à des environnements parmi les plus contraints et les plus exigeants, notamment l'optimisation de la puissance de calcul à une consommation électrique aussi faible que possible. Dans la marine, l'avion de patrouille maritime (appelé ATL2) est un autre exemple, où l'IA offre une combinaison puissante entre la performance de notre radar et de son système d'exploitation couplé au C2 de l'avion.

Comment ?
Dans ce cas, l'IA permet par exemple de classifier les bateaux selon leur taille, et de corréler cette classification avec le système d'identification automatique des navires (appelé AIS, Aeronautical Information Services). Un bateau d'une certaine taille et n'émettant pas de signal AIS engendrera clairement des doutes, que la marine devra lever. Dans cet exemple, l'IA fait indéniablement gagner un temps précieux aux marins dans les moments d'analyse et d'aide à la décision. C'est un véritable gain opérationnel.

"L'IA n'aura pas d'avenir dans la durée si on ne peut pas la protéger
des menaces cyber"

L'IA est-elle à l'abri d'attaques cyber ?
L'IA soulève évidemment des questions sur sa vulnérabilité. Elle peut faire, elle aussi, l'objet d'attaques ciblées. On parle d'attaques cyber IA. Hacker l'IA est possible, comme l'ont montré les hackeurs éthiques de Thales sur ChatGPT. Tout cela pour dire que l'IA n'aura pas d'avenir dans la durée si on ne peut pas la protéger des menaces cyber. Si nous voulons être crédibles et continuer à injecter de l'IA dans nos capteurs ou dans nos systèmes d'aide à la décision, il faut s'assurer que les données et les algorithmes ne soient pas corrompues par une attaque cyber IA. Mais celles-ci ne sont pas des attaques dites classiques.

Et les communications quantiques peuvent-elles résister aux attaques cyber ?
Les communications quantiques ne sont pas encore matures. Pour autant, il y a déjà eu des démonstrations qui ont fonctionné. C'est ce qu'on appelle l'échange de clés quantiques ou QKD (Quantum Key Distribution) : si quelqu'un intercepte la clé dite publique lors d'un échange de données, c'est automatiquement compris par l'émetteur, qui a la possibilité de couper la communication. Une autre possibilité pour tendre vers la notion de secret absolu, est l'intrication quantique des particules, autrement dit le phénomène qui connecte de manière invisible deux particules, quelle que soit la distance qui les sépare. Ce serait révolutionnaire pour le transfert d'informations, à la fois en termes de rapidité et de sécurité. Mais nous n'en sommes pas encore au stade industriel.

Mais alors pourquoi parle-t-on déjà de cryptologie post-quantique ?
Cette nouvelle génération de cryptologie doit être en mesure de résister aux futures attaques des ordinateurs quantiques, supposés arriver dans une dizaine d'années. En utilisant les algorithmes de chiffrement actuels (de type RSA), le plus puissant des supercalculateurs prend aujourd'hui un temps beaucoup trop long pour rendre efficace le déchiffrement des communications ou des données (10 ans, 100 ans, 1 000 ans...). C'est pour cela que l'on considère que le chiffrement actuel est inviolable. Mais compte tenu de sa puissance hors norme, le futur ordinateur quantique pourra casser les algorithmes de chiffrement actuels en quelques secondes. Partant de ce raisonnement, les données chiffrées seront vulnérables avec l'avènement de l'ordinateur quantique. C'est donc maintenant qu'il faut penser à se protéger de cette future menace...

Cela veut-il dire que des pays stockent déjà des données cryptées volées en attendant l'arrivée du quantique ?
Effectivement, les experts sont convaincus que certains États ont commencé depuis quelques années à stocker des données qu'ils ont interceptées, récupérées, exfiltrées ou volées. Bien qu'elles soient aujourd'hui chiffrées et donc inutilisables, ces États font le pari qu'ils sauront les déchiffrer dans quelques années grâce aux ordinateurs quantiques. Pour protéger les données à haute valeur ajoutée, les cryptologues ont donc travaillé pour concevoir des algorithmes de chiffrement qui résistent aux futures attaques des ordinateurs quantiques. Ils ont conçu des algorithmes dont la complexité est telle que même un ordinateur quantique n'arrivera pas dans un temps raisonnable à casser ces algorithmes de chiffrement de nouvelle génération. C'est ce qu'on appelle des algorithmes post-quantiques, capables de résister à l'avènement des ordinateurs quantiques.

Mais comment en être sûr ?
Il y a un juge de paix, qui s'appelle le NIST, c'est un institut national des normes et de la technologie, qui est une agence du département du Commerce des États-Unis. Il y a trois ans, cet institut a lancé un appel à candidatures en demandant de lui soumettre des algorithmes post-quantiques. Et il a commencé à labelliser ces algorithmes d'un genre nouveau comme étant potentiellement résistants à des attaques quantiques, dont un qui a été fourni par Thales dans le cadre d'un consortium.

Faut-il avoir peur de technologies comme l'IA dans le domaine militaire, et même au-delà, dans notre quotidien ?
Il y a des questions légitimes sur l'IA. Notamment des questions d'éthique sur l'utilisation de technologies comme l'IA qui peuvent soulever de vrais problèmes. Pour autant, il ne faut pas négliger certaines réalités techniques sur ce que peut faire - et ne pas faire - l'IA. Ces technologies doivent être encadrées et la responsabilité première en revient aux dirigeants politiques. Mais ce qui est devenu dangereux, ce sont les discours qui ont perdu toute rationalité : ils sont soit dans l'émotion, soit dans le fantasme. Et je pense qu'un groupe de tech comme Thales a le devoir de prendre la parole sur ces questions de sciences, de technologies et de progrès qui vont façonner notre futur.

Pourquoi cette prise de conscience ?
Nous avons constaté ces dernières années une défiance croissante vis-à-vis de la science et de la technologie. Aujourd'hui, un post sur un réseau social peut avoir la même valeur pour certains que la parole d'un prix Nobel. On peut se rassurer en se disant que cette défiance est le fait d'une part minoritaire de la population. Mais cette minorité occupe un espace médiatique important. Ceci a été très frappant au moment du Covid. Nombre de contre-vérités voire d'inepties se sont étalées dans l'espace médiatique au sens large. C'est pour cela que je milite pour que notre jeunesse ait un minimum de connaissance scientifique, car la science peut aider à la rationalité des débats et aux prises de décision. La science se base sur des faits établis, acceptés et démontrés par une communauté de scientifiques eux-mêmes rationnels. Et cette démarche scientifique est la base de la crédibilité des avancées sociétales censées accompagner les progrès technologiques.

Michel Cabirol

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Commentaires 5
à écrit le 11/06/2024 à 14:35
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Un simple délire à à destination des gogos. Cela fait des décennies qu'on fantasme là-dessus, sans arriver à rien. En plus, si une société arrive à maîtriser ce "bidule ", comme aurait dit De Gaulle, les autres vont suivre pas très longtemps après...

à écrit le 11/06/2024 à 9:25
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Très bon article

à écrit le 11/06/2024 à 8:56
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Le quantique est bien plus intéressant en ce moment car n'a pas été pris en otage par la société marchande et peut donc évoluer plus sereinement tandis que l'IA affublée déjà de tous les noms, de toutes les peurs, de toutes les convoitises semble bie...

à écrit le 11/06/2024 à 8:55
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Oui. On a là un grand champion de l'industrie européenne. Mais pas pour illustrer le titre de l'article. Pas encore, en tout cas. Au final. Un article creux pour faire de la comm. Creux et contre-productif. D’autant plus décevant qu’il dispose...

à écrit le 11/06/2024 à 6:49
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Qu’on ne nous parles plus jamais de sociétal. Derrière cela se cache toutes les horreurs de la franc-maçonnerie, qui ne recherche pas le bien mais des évolutions des mœurs parfaitement absurdes. Ne retombons pas tête baissée dans ces dérives, ça a ét...

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