Guerres hybrides : des menaces souterraines qui se généralisent

PARIS AIR FORUM 2024 - Cyber, espace, fonds sous-marins, guerre informationnelle… sont autant de terrains favorables aux actions visant à exploiter les vulnérabilités de l’adversaire et qui brouillent la transparence des conflits souterrains d’aujourd’hui. Lors de la table-ronde intitulée « Les guerres hybrides de demain ». Lors du Paris Air Forum 2024, le général Philippe Adam, commandant de l'espace, le contre-amiral Eric Lavault, en charge de la maîtrise des fonds marins, et le contre-amiral Vincent Sébastien, adjoint au commandant de la cyberdéfense, ont esquissé les scénarios actuels et futurs de ces guerres qui passent sous les radars du grand public.
« Ce qui nous préoccupe beaucoup, c'est la surprise qui pourrait arriver par l'espace de quelque chose qui est déjà pré-positionné et qui subitement ferait quelque chose de complètement différent de ce qu'il a fait jusque-là » (Général Philippe Adam, commandant de l'espace)
« Ce qui nous préoccupe beaucoup, c'est la surprise qui pourrait arriver par l'espace de quelque chose qui est déjà pré-positionné et qui subitement ferait quelque chose de complètement différent de ce qu'il a fait jusque-là » (Général Philippe Adam, commandant de l'espace) (Crédits : La Tribune)

C'est une guerre souterraine, en quelque sorte, qui utilise la force de façon discrète pour obtenir un avantage - tout en restant sous le seuil du conflit ouvert. Si elle ne fait pas l'objet d'une définition universelle, la guerre hybride s'immisce un peu partout, sur plusieurs terrains. Ainsi, « l'espace est un milieu où la guerre hybride peut se développer particulièrement facilement », prévient le général Philippe Adam, commandant de l'espace (CDE). Difficiles à observer de près, des objets dans l'espace peuvent en effet avoir des attitudes dont le caractère agressif peut être nié. Exemple, un satellite renifleur déclaré pour une mission mais qui possède les capacités de faire autre chose...

Dilemme d'interprétation

Zone grise, la cyberdéfense est, elle aussi, un milieu qui se prête aux pratiques hybrides, ces « actions combinées, militaires ou pas spécifiquement militaires, qui, par leur conjonction, posent un dilemme fondamental d'interprétation et de réponse », abonde le contre-amiral Vincent Sébastien, adjoint au commandant de la cyberdéfense. La raison ? « Techniquement, il reste encore aujourd'hui très difficile de détecter l'origine d'une attaque (cyber) », précise-t-il. En outre, « les effets cyber sont d'une létalité limitée, en tout cas ils l'ont été jusqu'à présent, et restent donc sous le seuil de conflit [ouvert] », comme dans le cas des saturations par déni de service. Et les attaques cyber peuvent également utiliser le champ informationnel tel que les réseaux sociaux pour faire de la publicité sur leurs actions.

Autre milieu propice, puisque opaque, les fonds sous-marins, comme montré récemment avec l'accident sur le gazoduc Balticconnector, « un pipe couplé à un câble sur lequel, 'fortuitement', un bateau ayant navigué pendant plusieurs kilomètres a traîné sur le fond son ancre, coupant le câble et endommageant ainsi le pipeline », illustre le contre-amiral Eric Lavault, en charge de la maîtrise des grands fonds marins. Une action qui, outre la difficulté d'attribution, revêt « potentiellement une portée stratégique ».

L'Ukraine, première guerre spatiale

D'ailleurs, avec le conflit russo-ukrainien, les opérations hybrides ennemies se sont intensifiées. En fait, celui-ci va même « au-delà d'une guerre hybride », estime le général Philippe Adam. « On entend souvent dire que l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 était le déclenchement de la première guerre spatiale », rappelle-t-il, puisque les opérations ont été ouvertes par une attaque cyber des Russes sur des moyens de communication par satellite ukrainiens qui utilisaient un système commercial Viasat et qui a détruit à peu près 10.000 terminaux, utilisés notamment par des civils.

« Les Russes, comme les Ukrainiens, d'ailleurs, cherchent à attaquer les capacités spatiales de l'adversaire qui lui procurent un avantage et dont il se sert pour conduire des opérations militaires. Cela devient un enjeu opérationnel », affirme-t-il. Les Russes peuvent-ils brouiller la constellation Starlink, d'Elon Musk, qui avait offert à l'Ukraine des terminaux à la suite de l'invasion ? « Ils essaient », note le commandant de l'espace, constatant des perturbations, sans interruption de service, toutefois. Pour l'instant, « Starlink tient », conclut-il.

Guerre totale

Dans la cyberdéfense, toujours en Ukraine, « on n'est plus vraiment dans l'hybridité », confirme le contre-amiral Vincent Sébastien. « On est véritablement dans l'intégration de tous les milieux et de tous les champs dans cette guerre totale », explique-t-il. Car, au-delà des « coups d'éclat », dont la récente attaque du principal opérateur de téléphonie mobile, Kyivstar, qui a affecté des millions d'abonnés, nombre d'attaques cyber ont été suivies d'une phase de « rechargement de l'arsenal offensif » pour ensuite reprendre le rythme de la saturation par cyberattaques. En outre, un effet hybride touche ceux qui soutiennent l'Ukraine, à l'instar d'un faux site Internet qui mimait le site institutionnel de l'armée française pour lui nuire en prétendant qu'elle recrutait des combattants pour l'Ukraine...

Par ailleurs, depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, une forme d'hybridité apparaît aussi dans les grands fonds, avec des opérations de mouillage de mines. « Plusieurs dizaines de mines ont dérivé en mer Noire et il est assez difficile de caractériser si le mouillage de ces mines a été réalisé délibérément, à dessein, par l'un des deux adversaires, ou si c'est un mouillage défensif fait par les Ukrainiens pour empêcher les opérations de débarquement et qui, ensuite, se sont détachées de leur câble », analyse le contre-amiral Eric Lavault.

Les futures manœuvres dans l'espace

Au-delà de l'Ukraine, à quoi pourrait ressembler la guerre hybride dans les années à venir ? « Nous nous préparons à une guerre qui sera différente et dans laquelle l'utilisation de nouveaux milieux va certainement se généraliser », avance le général Philippe Adam. Ainsi, les milieux spatial et cyber risquent de faire l'objet « de premières manœuvres hybrides pour retarder le moment où l'agression devient manifeste », enchaîne-t-il.

Les capacités des nouveaux satellites, la possibilité de manœuvres venant d'acteurs non-étatiques, la miniaturisation des plateformes... laissent imaginer des scénarios compliqués. « Ce qui nous préoccupe beaucoup, c'est la surprise qui pourrait arriver par l'espace de quelque chose qui est déjà pré-positionné et qui subitement ferait quelque chose de complètement différent de ce qu'il a fait jusque-là », ajoute le commandant de l'espace.

Jusqu'à un Pearl Harbour cyber ?

Dans le cyber également, la menace ne va pas cesser de croître, compte tenu de la généralisation numérique de tous les processus de la vie humaine. Du fait de grandes tendances comme l'Internet des objets et les 150 milliards d'objets connectés attendus dans quelques années, le développement de la connectivité - avec la saturation électro-magnétique, ou l'arrivée de la 6G, le contre-amiral Vincent Sébastien observe une « convergence entre la guerre électronique dans le milieu militaire et la cyber guerre ». De même, le « couplage » entre le cyber et les champs informationnels tels que les réseaux sociaux se poursuivra sans doute, entraînant la polarisation des opinions.

Enfin, l'automatisation et l'amplification des attaques, en particulier par le levier de l'intelligence artificielle (IA), inquiètent. « C'est l'ampleur qui pourrait nous surprendre, des agents autonomes et des attaques massives sur des réseaux très nombreux. C'est cela qui pourrait s'apparenter à un véritable Pearl Harbour », anticipe l'adjoint au commandant de la cyberdéfense.

L'IA et le quantique, des technologies clés

Dans tous ces domaines, des capacités se développent, tant du côté des alliés que de celui des ennemis. Pour rester dans la cour des grands, certaines technologies joueront un rôle clé. « Nous avons besoin de l'intelligence artificielle pour être capables de surveiller, détecter et caractériser », souligne ainsi le contre-amiral Vincent Sébastien. En particulier les deep fakes. Même chose pour le quantique, avec ses capacités de chiffrement colossales. « Il faut d'ores et déjà que les algorithmes que nous mettons en place soient post-quantiques », relève-t-il. Sans oublier la tendance métavers, qui reste à surveiller. Dans l'espace, l'intelligence artificielle aussi servira à traiter rapidement des données hétérogènes en très grande quantité en facilitant l'analyse et la prise de décision associée, tandis que le quantique, avec sa puissance de calcul, apportera également des capacités nouvelles.

Enfin, dans les grands fonds marins, « l'IA est d'ores et déjà en service dans la flottille de lutte contre les mines, qui va voir arriver son premier appareil de série dans les semaines qui viennent », assure le contre-amiral Eric Lavault. Et d'autres technologies seront nécessaires. Ainsi, « dans le cadre de France 2030, l'objectif est de notifier prochainement deux robots qui préfigureront les capacités des années 2030. Donc, un drone d'un côté et un robot téléopéré de l'autre, qui, tous deux, ont vocation à travailler à 6.000 mètres de profondeur », développe le commandant des grands fonds marins.

Entre ces différents terrains favorables aux actes hybrides, la coordination est de mise. C'était tout l'enjeu de l'intégration des milieux multi-champs, avec un exercice effectué dès l'an dernier, Orion 2023. « Nous rééditerons l'opération en 2026 avec un exercice de même nature », conclut Vincent Sébastien.

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