![L'armée française « est devenue échantillonnaire (parc de 200 chars, une centaine de canon d'artillerie, 67 hélicoptères de combat) et ne dispose que de peu de stocks de munitions de rechange, au point de voir s'effondrer la préparation opérationnelle de ses équipages et groupes » (Général de division 2S, Charles Beaudouin, président du Coges et commissaire général du salon Eurosatory).](https://static.latribune.fr/full_width/2396228/charles-beaudouin-eurosatory-2024.jpg)
LA TRIBUNE - Quelles sont les grandes tendances constatées au salon Eurosatory 2024 ?
CHARLES BEAUDOUIN - La différence entre le salon Eurosatory 2022 et cette édition est totale. En 2022, les budgets de défense de la majeure partie des pays, notamment européens, étaient en décroissance continue (à l'exception de la France). Le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, pourtant symétrique et meurtrier, n'avait pas alerté outre mesure les États, même si on y constatait déjà la prépondérance des drones. On avait oublié la guerre du Donbass de 2014. L'attaque de la Russie contre l'Ukraine fut une surprise et un choc. Il était évident d'emblée qu'elle ne se limiterait pas au Donbass cette fois. Ce conflit interétatique présentait toutes les caractéristiques d'une guerre totale non vue depuis 80 ans en Europe avec son cortège de milliers de morts civiles et militaires, ses destructions de villes et de matériels de combat à grande échelle, ses crimes de guerres.
Dans la sidération, le chef d'État-major de l'armée allemande, l'une de plus puissantes d'Europe, annonçait que son armée n'était pas prête. L'Europe redécouvrait la guerre. Pas moins de dix-sept États annonçaient des hausses de budget de défense et le président de la République Emmanuel Macron décrétait l'économie de guerre en inauguration du salon en juin 2022. D'un autre côté, les industriels - les exposants - sortaient de la pandémie Covid, qui avait très fortement déstabilisé les réseaux export et de sous-traitance. A l'instar de l'industrie automobile, la production des systèmes d'armes était contrariée par le manque d'approvisionnement en puces électroniques notamment. L'Europe constatait son impréparation à la guerre et sa dépendance massive, à la Chine notamment. La mondialisation heureuse avait vécu, comme l'ère 1945-2020.
Deux ans après, qu'est-ce qui a fondamentalement changé ?
Tout a changé. La guerre dure et le bilan en pertes humaines et les destructions sont effroyables. Les lignes rouges occidentales en matière de livraison à l'Ukraine d'armement ont sauté les unes après les autres, sans que les effets soient décisifs. Les efforts conjugués des États-Unis et de l'Europe peinent à fournir les munitions d'artillerie suffisantes à l'Ukraine (preuves de l'ampleur du désarmement) alors que la Russie, forte de sa profondeur continentale, est passée en économie de guerre à 6 % de son PIB et a déjà renouvelé, en mieux, ses chars, blindés et avions détruits en 2022 et 2023, tout en disposant du soutien de la Corée du Nord par des livraisons de millions d'obus et a accédé à la production en série de milliers de drones avec l'aide de l'Iran. L'Ukraine cède du terrain et plusieurs pays européens, au premier rang desquelles la France, n'excluent plus une intervention au sol en cas de rupture du front et face aux velléités des russes de « venir en aide » aux populations russophones dans différents pays, comme la Moldavie et les pays baltes. Les déstabilisations de la Russie ont déjà commencé sous certaines formes. Donc nous sommes à l'aube d'une possible guerre. Je ne dis pas qu'elle est certaine, mais elle est possible.
L'Europe vous semble-t-elle prête à une guerre et, qui plus est, une guerre de haute intensité ?
Les budgets des pays européens ont augmenté en moyenne de 20 %. L'Europe a adopté l'économie de guerre : les pays souhaitent accéder à une relative autonomie européenne, notamment pour les matières stratégiques rares importantes comme le titane ou les poudres, par le biais de stocks de précaution et de réinternalisation de chaines de production. La dépendance de l'Europe au reste du monde (notamment aux États-Unis et à la Chine) reste majeure aujourd'hui notamment pour l'énergie et les matériaux rares. Il faudra du temps pour la résorber mais la prise de conscience est faite. Les États, qui doivent combler des trous capacitaires majeurs, sont engagés dans une course au réarmement avec les moyens financiers dont ils disposent. En ce sens, je considère que Eurosatory 2024 est le salon de la préparation à la guerre pour ne pas la faire (Si vis pacem, para bellum). D'autant qu'avec une possible élection de Donald Trump à la tête des États-Unis, le désaccouplement entre l'Europe et les États-Unis risque d'arriver plus tôt que prévu. Il est urgent que l'Europe le prenne en compte. Car l'accession à son autonomie de défense est une affaire de décennies... Le président Biden a déjà annoncé qu'il n'enverrait pas de troupes au sol combattre en Europe.
Assiste-t-on à un changement de l'offre et de la démarche industrielle en 2024 ?
L'offre des industriels a changé. Bien plus pléthorique (Plus de 2000 exposants - unique au monde), elle est orientée nettement vers la haute intensité : défense sol-air, artillerie de longue portée de précision, moyens de déminage dits de « bréchage ». On constate que les industriels, qui fabriquent des drones ont doublé leur présence sur Eurosatory par rapport à 2022. L'artillerie, notamment de longue portée, a également été beaucoup plus présente sur le salon (pas moins de 12 offres majeures.) L'offre artillerie sol-sol, venue des pays européens, des États-Unis et de Corée, a augmenté de 60 % par rapport à l'édition « 2022 ». La nécessité de disposer d'une approche cyber et d'évolution en brouillage GPS a été une des grandes tendances du salon. Les communications et le pilotage des drones ont commencé à se durcir. Demain l'offre industrielle présentera des drones, qui voleront sans GPS ni communications. C'est à la fois une bonne nouvelle pour l'emploi des drones et une mauvaise nouvelle pour les défenses anti-drones, qui pour l'instant peinent à se mettre à hauteur de la menace.
Contrairement à ce que l'on peut croire, le char n'est pas mort. L'actualité en la matière est extrêmement riche, novatrice et diversifiée. On peut d'ailleurs penser que le futur char franco-allemand arrivera de fait et de manière pragmatique plus tôt qu'en 2040 ; les industriels proposent déjà des solutions avec des tourelles de chars téléopérées de 130 mm et de 140 mm. Que ce soit de la part de KNDS ou de Rheinmetall, l'offre a évolué de façon incroyable. D'une manière générale, en 2024, le salon a accueilli des prototypes et des démonstrateurs qui montrent bien un changement de paradigme : les industriels n'attendent plus le besoin militaire. Ils ont bien compris que pour se réarmer rapidement les militaires ne pourront pas rentrer dans la boucle classique : expression du besoin, contrat et puis livraison...
C'est à l'industriel de proposer des produits pratiquement sur catalogue à partir de prototypes ou de démonstrateurs mais aussi de contrats export. La demande mondiale est énorme car l'anxiété est là. Conquérir par investissement propre les marchés exports permet la remontée puissance des chaines de production sans attendre les commandes de l'État. Cette façon de procéder est plus vertueuse si on veut réduire les coûts et constitue le meilleur moyen de remonter les chaines de production en cadence et ainsi de gagner du temps pour le rééquipement des États.
En 2024, les pays européens ont-ils tiré les conséquences de ce qu'impliquerait une guerre de haute intensité ? Les grands pays - France, Allemagne, Grande-Bretagne - sont-ils armés pour un tel conflit en Europe centrale ? Ont-ils assez de blindés à chenille par exemple ?
Cette question concerne toutes les armées en Europe, et peut-être plus encore l'armée française. En trente ans continus d'engagement en opérations extérieures, elle est passée insensiblement mais inéluctablement d'un corps blindé mécanisé au spectre complet à un corps expéditionnaire légèrement blindé à roue, à la mobilité très opérative. En même temps, elle a dû faire, sous le coup des « dividendes de la paix » des impasses capacitaires majeures (défense sol-air, génie de combat ). Elle est devenue échantillonnaire (parc de 200 chars, une centaine de canon d'artillerie, 67 hélicoptères de combat) et ne dispose que de peu de stocks de munitions de rechange, au point de voir s'effondrer la préparation opérationnelle de ses équipages et groupes. Lorsque j'étais lieutenant en 1988 avant la chute du mur et face au Pacte de Varsovie, nous manœuvrions 150 heures par an avec nos AMX30B2 et tirions une cinquantaine d'obus. Aujourd'hui, nos équipages d'engagés réalisent 60 heures de Leclerc et tirent une vingtaine d'obus par an. On peut parler de simulation pour remplacer ce manque, mais nous avions déjà la simulation à l'époque. Nombre de pays européens ont abandonné leurs chars, leur artillerie canon et leur défense sol-air. Certes, nos soldats sont aptes à la rusticité et expérimentés mais la masse en hommes, en matériels, surtout sur le haut du spectre, et l'entrainement à haut niveau (le drill) manquent.
Les coupes dans les lois de programmation militaire ont-elles vraiment désarmé la France ?
Il ne faut pas se leurrer : les dividendes de la paix ont déconstruit toutes les lois de programmation militaire (LPM) jusqu'en 2017. Nos armées ont systématiquement depuis 1990 et jusqu'à 2017 perdu une à deux annuités d'un effort déjà insuffisant (bien inférieur à 2%) prélevées au profit d'autres budgets de l'État, équivalent à une loi de programmation entière blanche (!). Sous cette contrainte énorme, l'armée de Terre n'a eu d'autre alternative que de devenir une armée d'emploi en combat asymétrique. Facialement c'est une armée de haute intensité mais elle n'en a que le squelette. On lui a enlevé une grande partie de ses muscles : artillerie échantillonnaire, quasiment inexistante en longue portée avec ... neuf lanceurs, une défense sol-air réduite à un régiment, équipé de moyens à très courte portée seulement, quand on disposait encore sept régiments en 1995 et un spectre très court, court et moyenne portée. L'infanterie même, par essence l'arme la plus nombreuse, a fondu. Nos soldats sont magnifiques et nos chefs (dont je fus) ont alerté et fait tout ce qu'ils pouvaient pour garder la cohérence et l'efficacité maximale. Mais c'est un fait, jusqu'à 2017 la Nation n'a pas consenti l'effort qu'il fallait. Or, on ne rattrape pas 30 ans de sous investissements en une ou deux lois de programmation militaires, même en hausse, même respectées. L'Histoire jugera.
Ce qui est problématique pour mener une guerre de haute intensité...
.... Effectivement. Les taux d'attrition élevés sur les théâtres d'opérations montrent que les armées françaises auront inévitablement des pertes non négligeables en Rafale, Tigre et Leclerc dans un conflit de haute intensité et nous n'aurons pas les moyens de remplacer ces systèmes d'armes puisque nous n'avons pas de matériels en réserve. Ce qui est problématique, cela nous empêche de durer. Plus grave, aujourd'hui, cette force n'est pas taillée en termes de caractéristiques militaires, d'entraînement des forces, d'évacuation des blessés et de complétude pour affronter, dans une action centrale, le combat de haute intensité. Modulons certes ce constat sévère par le fait que l'armée française interviendra en coalition et l'ultima ratio du président restera toujours le nucléaire si véritablement la France est acculée à certaines situations.
Y compris le programme Scorpion ?
Le programme Scorpion a toute sa pertinence mais que remplace le trio Griffon-Jaguar-Serval ? Il remplace le trio VAB-ERC 90 et AMX10RC qui furent les outils majeurs de la force d'action rapide mais pas le cœur du corps blindé mécanisé. En conflit de haute intensité, nos armées utiliseraient tous leur moyens réunis et les Griffon, Serval et Jaguar y auraient toute leur place, mais ils ne pourraient encaisser le choc central. Souvenons-nous de l'opération Daguet en 1909-1991, du fait de ses moyens VAB et AMX10RC, elle fut employée sur les flancs, les forces américaine et britanniques, fortement blindées avec les Challenger, les Abrams et les Bradley, furent employées au centre face aux unités de la garde de Saddam Hussein.
C'est ce qui risque d'arriver avec une force trop légère. Ce ne sont ni des chars ni des véhicules de combat d'infanterie. De surcroît leur conception à roue limite leur aptitude à être surblindés et a évoluer avec une mobilité tactique pleine et entière dans l'environnement d'un théâtre d'opération centre européen où la chenille est reine. Le choc sera concentré sur les Leclerc et les VBCI. Il faudrait reconstruire une force Leclerc plus importante à partir des chars retirés sur service et upgrader le VBCI.
Outre les Leclerc et les VBCI, quels sont les autres besoins de l'armée de Terre ?
Les besoins de l'armée de Terre nécessiteraient l'achat de systèmes d'armes que l'industrie française n'a pas aujourd'hui sur étagère, mais à laquelle elle travaille déjà artillerie longue portée de précision, défense sol-air, moyens de bréchage). Ce qui veut dire que la conversion de l'armée de Terre prendra non pas dix ans mais quinze ans. Trente ans de sous-dotations pèse lourd dans le bilan.
Si l'armée de terre doit absolument repenser son développement capacitaire vers le haut du spectre, l'horizon affiché est aujourd'hui 2040 (pour les toutes premières production seulement) avec le programme TITAN. C'est bien loin... je suis conscient que la loi de programmation militaire ne pourrait dégager un quelconque budget pour cela. C'est le problème de l'équation : les armées doivent en même temps absolument absorber de nouvelles formes de guerre (spatial, cyber, grand fonds marin...) tout en renouvelant les vecteurs nucléaires, le porte-avions... Et la LPM est particulièrement pertinente en cela. Il faudrait bien plus que 413 milliards d'euros mais l'effort de la Nation en ces temps de dette et d'inflation est déjà énorme. Pire, la situation de la dette et de l'inflation pourrait amener l'État à des coupes sur la LPM à peine née.
Le modèle d'armée doit-il changer ?
Je pense que le changement d'ère est aussi important et profond qu'il le fut à la chute du mur de Berlin. A l'époque, ce fut le corps blindé mécanisé qui a eu du mal à s'adapter à la nouvelle donne entre professionnalisation et projection, alors que la FAR était construite pour cela. Il a fallu dix ans. Aujourd'hui, la FAR est énorme et le corps blindé mécanisé résiduel et la conversion à réaliser est toute aussi importance, la difficulté venant du fait qu'il est plus simple de décroitre en capacité que de monter. L'armée de Terre par sa nature même est sensible à ces variations d'ère. La Marine Nationale et l'Armée de l'Air et de l'Espace disposent de matériels majeurs particulièrement polyvalent (Rafale, porte-avions, frégates).
L'armée de Terre n'a pas de système de supériorité unique. Elle fonctionne par combinaison des effets et génération de forces en fonction de la nature du conflit. Or certains effets ont été réduits aux acquêts. Trente ans de corps expéditionnaire impriment les mentalités à tous les échelons. Le pire serait qu'on ait des esprits conservateurs qui disent : « on va s'adapter ». Il faut changer d'état d'esprit et prendre résolument le virage du retour, équilibré, à un corps blindé mécanisé complet. Même si l'action sera très longue.
L'édition 2024 du salon Eurosatory a-t-elle été construite sur ces constatations ?
Nous nous attachons au Coges à analyser finement la nouvelle ère dans laquelle nous évoluons déjà et dans laquelle nous allons durablement évoluer, pour anticiper les attentes des États. En tant qu'ancien général responsable des capacités et de la prospective, j'ai identifié quelles étaient les grandes tendances du monde qui provoquent des révolutions dans tous les domaines : le réchauffement climatique va entraîner des migrations massives et de catastrophes humanitaires et environnementales sont à prendre en compte à un niveau bien plus important ; le numérique explose mais est fragile et surtout très dépendant de terres rares et de micro-processeurs produits massivement en Asie ; la désinhibition de certains dirigeants majeurs avec des revendications territoriales ou de population est évidente ; l'accès aux ressources est sujet à contestation et le retour à des dépendances choisies (car l'autonomie n'existe pas) va bouleverser les relations internationales, l'économie, qui semble s'ériger en blocs (BRICS) est moins prédictible que jamais ; la fracturation au sein des sociétés entraîne insécurité, violences, communautarismes, territoires perdus aux mains des narcotrafics. Et donc un affaiblissement inquiétant des États, surtout les démocraties. Le monde n'est pas à l'abri aujourd'hui d'un conflit majeur ni de désordres intérieurs très importants. On ne choisit pas ses ennemis, c'est eux qui nous choisissent. Et les faits risquent de s'imposer aux Européens. Voilà pourquoi Eurosatory, en responsabilité, se veut force de proposition aux États pour faire à toutes les crises et sélectionne à cet effet son offre, la plus large, cohérente et importante au monde.
Sujets les + commentés